(1946) Journal d’une époque — 1926-1946 (1968) « Journal des deux mondes — Solitude et amitiés » pp. 495-522

Solitude et amitiés

New York, 22 novembre 1941

Ainsi le thème de la solitude m’est donné, par cette chambre d’hôtel, dirons-nous. (Comme une tranchée peut signifier la guerre, sinon ses causes.)

J’ai retrouvé du moins New York glaciale et belle, ce bleu de poudre claire et rose au lointain des avenues trop larges le matin, ce bleu d’ombre de brique au puits des rues luisantes, dos longs d’autos jaunes ou noires, harmonie fauve des façades, circulation vibrante aux pieds, fumerolles au ras de l’asphalte, et le vent fou ! Si le détail est laid, voyez l’ensemble. Pour un homme qui est seul, Manhattan est sublime. Il n’y a qu’à s’oublier dans l’énergie fusante de cette capitale du matin.

28 novembre 1941

Rêve de la liberté. — Au Cosmopolitan Club une dame me dit :

— Si cet Hitler gagnait la guerre, pensez-vous que notre vie américaine en serait vraiment fort changée ?

— Madame, il faudrait tout un livre pour essayer de vous répondre. Si toutefois vous posez sérieusement cette question…

J’allais me fâcher. Le mari intervient :

— Donnez-moi d’abord un article sur ce sujet, pour ma revue.

L’offre est tentante, la revue tirant à cinq millions. J’ai essayé pendant une heure ou deux, mais non.

Ils veulent des faits, et certes il serait facile d’en imaginer des centaines en s’inspirant de ce que l’on sait de l’Europe occupée par Hitler, mais aucun fait qu’on puisse énumérer ni leur ensemble ne me paraît bien convaincant. Si je leur dis qu’Hitler interdirait leur jazz, persécuterait leurs juifs, étatiserait leur industrie, supprimerait la presse libre et la radio privée, ils se demanderont s’il vaut la peine de se faire tuer pour cela, ou à l’inverse, mais pire encore, ils croiront que le jazz, la libre concurrence, et la radio, sont des choses assez importantes pour qu’on se fasse tuer pour elles. Dans les deux cas, l’article serait nuisible. C’est qu’il s’agit d’autre chose que de faits, il s’agit du sens de la vie. Hitler, peut-être, ne changerait pas grand-chose aux faits d’une existence déjà standardisée. Si personne ne lui résistait, il n’y aurait pas même de tortures. Mais quand tout serait pareil à leur vue, tout serait changé d’une manière indicible…

Ici remonte en moi le souvenir d’un rêve que j’eus en 1939, un peu avant de quitter Paris. (Je l’ai noté.)

Je me tiens au carrefour Médicis et je regarde cette partie du boulevard Saint-Michel qui monte vers l’Observatoire. Elle est déserte et sombre. Pas un seul réverbère allumé. Et je comprends que jamais plus je ne pourrai remonter cette rue. C’est tout, mais c’est l’enfer, c’est l’horreur absolue. Il faut fuir, et je me réveille89.

Je n’ai rien d’autre à dire à mes amis d’ici. Vous marcheriez le long de vos rues habituelles et vous marcheriez dans l’angoisse. Que me manque-t-il ? Où manque-t-il quelque chose ? Ah ! mais que se passe-t-il donc ? Il ne se passe rien. Il manque seulement un je ne sais quoi dans l’air, en vous, dans la démarche des passants, et voilà l’épouvante et l’horreur. Mais criez donc ! Que quelqu’un crie ! C’est un cauchemar !

Il manque seulement cette chose très vague, la liberté, et cette fois-ci, vous ne pouvez pas vous réveiller.

7 décembre 1941

Une fois encore… — J’étais à la campagne avec un couple ami qui cherchait une maison à vendre, et dans une ferme où nous entrons pour quêter quelque information, on nous dit : « Pas la peine, c’est la guerre. Les Japonais attaquent à Pearl Harbor. Nous venons de l’entendre à la radio. »

Une fois de plus, la vie qui change, un autre avenir qui s’ouvre et qui bée sur la nuit. Je connais la cérémonie.

Mes amis s’étonnaient de mon calme. Que voulez-vous, je me sens tellement plus vieux que vous, étant un jeune Européen. Le « premier jour de guerre » pour nous, c’est déjà presque une routine… 1er août 1914, 2 septembre 1939. L’alerte de Munich, aussi. Et quel jour sommes-nous aujourd’hui ? Eh bien ce sera le 7 décembre de 1941. Si vous voulez savoir comment les choses se passent, allons ce soir, en rentrant à New York, à la gare de Pennsylvanie.

Nous y fûmes. La bannière étoilée pendait immensément du dôme perdu dans l’ombre, deux orchestres alternaient des marches nostalgiques, et des centaines de soldats tenaient chacun une femme et la regardaient longtemps. C’étaient ceux qu’on voyait, parce qu’on s’attend à les voir en pareille occasion. Mais il y en avait beaucoup d’autres, solitaires, au regard lointain. Et je pensais en les regardant à tous les drames intimes et sans issue que la guerre vient suspendre et annuler. À tous ceux pour lesquels ce coup de gong du destin ouvre le champ d’une course nouvelle, rend une espèce de liberté qu’ils ne pouvaient pas même imaginer la veille… Qui sait si la guerre n’arrange pas autant de situations sans espoir qu’elle n’en crée ?

Washington, 11 décembre 1941

Manchette énorme d’un journal du matin :

Hitler déclare la guerre aux US

Cela tient presque toute la page, et au-dessous, en petits caractères :

Moi aussi ! dit Mussolini.

L’autre soir, à dîner chez la comtesse di Martino, née von Kleist, avec le Secrétaire Assistant du Département d’État, Dean Acheson, deux ambassadeurs et d’autres personnages officiels. Propos sérieux, nulle trace d’excitation, peu d’allusions à l’événement. Au dessert, on apporte une radio, et dans un grand silence nous avons écouté le discours de Roosevelt sur la déclaration de guerre. Un ton si maîtrisé, si simple, presque trop distingué, m’a-t-il semblé. Et à la fin nous nous sommes tous levés, émus, pendant qu’on jouait le Star-Spangled Banner. Je me croyais dans un roman de Dos Passos sur l’autre guerre.

Fin décembre 1941, 5 West 16th Street, New York

Trouvé un petit atelier, près de Greenwich village90, au haut d’une vieille maison de pierre brune, et quitté non sans soulagement mon hôtel.

Un plancher bleu foncé, les murs d’un blanc rosé, et la moitié du plafond incliné est en vitrage, noir la nuit, strié de joints blancs. Deux larges et basses fenêtres sur la cour. Juste en face, le haut building d’une imprimerie. Plus à droite, je domine le toit plat, formant terrasse, d’une maison de trois étages qui est un couvent. Les nonnes deux par deux vont et viennent sur ce toit en lisant. Comme il n’y a pas de barrière, il faut craindre à chaque fois qu’elles fassent un pas de trop et tombent dans le vide, pour peu que leur lecture les passionne.

1er janvier 1942

Au lieu de faire chez moi le bilan de l’an passé, passé la nuit dehors et voici son bilan.

Trois parties dans des mondes bien tranchés. Chez des Français d’abord, récemment émigrés, et qui avaient encore à découvrir la joie d’être un million dans la fosse de Times Square. Je les ai laissés courir, tout excités, vers cet énorme malaxage pas à pas de braillards coude à coude, ventre à derrière, et soudain bouche à bouche sur le coup de minuit.

(Pour moi, cette heure, parenthèse hors du temps, dans un silence murmurant et des chants sous une voûte apaisante.)

Puis à Gramercy Park chez Max et Marion A… Conversations tranquilles par petits groupes. Les Maritain, le comte Sforza, Fernando de los Rios (ancien ministre de la République espagnole), Dorothy Thompson, plusieurs publicistes influents et Pertinax… Jo Davidson, le sculpteur des illustres, dit « le dernier chasseur de têtes », se promenait comme un braconnier dans cette réserve. Il ressemble aux nains de Blanche-Neige.

Vers trois heures du matin, nous sortons. Toute envie de dormir s’évapore dans l’air trop vif d’une nuit de Manhattan purifiée par la neige immense et lente. Allons chez des Américains.

Salon des J…, musique dans la pénombre. Je reconnais quelques jeunes romancières, des journalistes, des rédacteurs de Life fraternellement mêlés à ceux des little mags, comme le triomphe modeste au mépris tolérant. Heure des définitions profondes et surprenantes, malaisément articulées, dans les groupes qui jonchent les tapis. Quelques-uns dansent. « Florence est folle cette nuit, elle mord les hommes », me dit l’hôtesse, comme on offre un cocktail. Voici Florence. Je reconnais la cover girl la plus photographiée de la saison, être de beauté pure et joie pour tous les yeux, copiée par des centaines de milliers de tendrons. Elle me sourit avec cette grâce à la fois nostalgique et enthousiaste qui est le secret des Américaines, et je sens que je vais être mordu. Mais le poète M. L… la retient d’une main vague. Il est debout devant moi, son trench-coat d’aviateur jeté sur son smoking, la cravate de travers. Et tout en se balançant lentement d’une jambe sur l’autre, comme si le plancher tanguait, il répète d’un air sombre : « L’Amour et l’Occident, l’Amour et l’Occident, le voilà donc l’Amour et l’Occident… » Nul ne sait où il veut en venir. On le pousse gentiment vers l’ascenseur.

31 janvier 1942

Déjeuné seul, essayé de trier des papiers, fait des comptes inquiétants, reculé devant une série de téléphones plus urgents l’un que l’autre. Puis rêvé en regardant la pluie tomber sur mon plafond de verre. Soudain j’ai revu et senti des après-midi de pluie de mon adolescence, au péristyle de la grande maison. L’odeur des marronniers, les gouttes le long de la balustrade de fer forgé, les longs soupirs des chiens s’étirant sur leurs pattes, le pare luisant, les hêtres rouges sur le ciel noir. J’avais des livres, je fumais un peu, il n’y avait rien d’autre à faire, ni rien dont je me sentisse privé. Tout était là, présent et savoureux, un peu mélancolique, reposé et secret. C’était la paix. Était-ce un rêve, une fuite hors de la vie, ou la vraie vie ?

Ici, le loisir n’est qu’un vide. Rien à regarder que ce mur de briques humides. Rien de vivant, rien à épier longuement, à voir bouger. Rien à sentir. C’est simple : il n’y aurait ici qu’absence et manque, si je ne fabriquais autour de moi et ne réparais, ici ou là, dans ce pêle-mêle compact de la ville étrangère, mon espace humain, mes relations, à coups de téléphone et de rendez-vous. Un monde de signes, de croisements, de hasards, de discontinuités et de rares scintillations sur un fond gris ; un monde qui me paraît soudain, dans son ensemble aussi abstrait que les structures de la physique.

La pluie fait éclore ces pensées, parce qu’elle est la seule chose de nature dans tout ce qui m’environne, à des lieues à la ronde. Des gouttes tombent parfois sur ma tête. C’est au moins quelques gouttes à sentir, à aimer.

14 février 1942

Inauguration de l’École libre des hautes études, université francophone en exil dont le président fondateur était Henri Focillon. Maritain déjà lui succède, seul à parler très bien ce soir. Parrainé par Koyré et Gurvitch. Je donnerai mon cours dès avril dans la section de sociologie. Thème : les Règles du jeu — sacré, mythes, conventions, éléments réguliers de toute société.

16 février 1942

Plusieurs rencontres ces jours-ci avec Alfred Métraux, l’ethnographe suisse que j’avais rencontré à Buenos Aires. Il s’occupe du pouvoir résurgent des mythes, dans quoi je suis plongé depuis des semaines, lisant ou relisant (en vue de mon cours) Jung, Dumézil, Frazer, Hubert et Maus, Frobenius.

Hier c’était au Brevoort, la seule terrasse de café de New York, avec quelques jeunes professeurs de l’École libre. Remarque de Claude Lévi-Strauss : « En Europe, on cherchait de l’argent pour réaliser des idées, ici on cherche des idées pour justifier des dépenses. » (Ainsi jugeons-nous l’Amérique.)

Métraux m’emmène de là au Musée d’Art moderne où passe son film sur l’île de Pâques. Nous y retrouvons Buñuel et André Masson. Ce dernier vient de recevoir une lettre de Georges Bataille disant de Paris (avec enthousiasme) : « Et ça sent de plus en plus le cadavre. » (Ainsi l’Europe se juge-t-elle. Du moins par des intellectuels d’une certaine sorte, dont on ne peut dire qu’ils sont l’Europe, mais qu’on ne trouve que là.)

Mercredi des Cendres, 18 février 1942

Depuis des mois, j’essayais de m’y mettre91. Mais je fuyais partout, dans la rue, dans le monde, au cinéma, sous le moindre prétexte.

À deux heures aujourd’hui, je me suis enfermé sans plus bouger, entre mon fauteuil et ma table — les deux bras du fauteuil touchant le bord de la table — devant un bloc de papier blanc. Des heures ont passé, immobiles. Le téléphone a sonné plusieurs fois, près de mon lit, sans que je bouge. J’ai lentement relu ma conférence de Buenos Aires, des notes éparses. À sept heures, je me suis mis à écrire. Il est dix heures et j’ai devant moi les trois premiers chapitres terminés. J’ai faim, j’ai froid, je suis heureux et cours dîner pour 50 cents à la cafétéria du coin.

22 février 1942

Ou écrire, ou sortir. — Après trois jours et nuits de travail acharné, j’ai tenté hier soir une sortie. Deux signes m’ont prouvé que jusqu’à nouvel ordre je suis le prisonnier de mon livre et ferais bien de ne plus m’en échapper.

Je devais aller chez des amis après le dîner. J’entre au hasard dans un petit restaurant, au bas de Madison Avenue. La salle étroite et profonde paraît vide. Il doit être environ neuf heures et demie. J’hésite sur le seuil : va-t-on me servir encore ? Au fond de la salle, deux hommes et une femme attablés causent et boivent. L’un des hommes m’ayant remarqué, je l’entends dire : « Voilà le diable ! » Ils se retournent à demi et rient. J’ai fui. Pas d’autre restaurant dans ce quartier. Je suis monté sans diner chez mes amis.

Je n’en ai pas de plus charmants dans toute la ville, et je les ai vus presque chaque jour le mois dernier. Mais ce soir-là, je n’avais rien à dire, et me demandais non sans angoisse ce que l’on peut bien avoir à dire, en général, quand on se trouve à huit dans un salon. Rentré tôt, mais n’ai rien fait qui vaille de toute la nuit. Voilà qui est clair : ou écrire, ou sortir.

26 février 1942

À Town Hall, Wanda Landowska jouait cet après-midi les Variations Goldberg. Pendant une heure et demie, les nerfs aussi vibrants que les cordes du clavecin, combien de fois cette mathématique vierge et vivace comme la sainteté même ne m’a-t-elle pas conduit au bord des larmes ! Parfois aussi mes yeux se fermaient malgré moi, car j’avais travaillé toute la nuit et l’émotion me fait dormir. Je suis sorti pénétré d’une ivresse dont j’imagine qu’elle est l’état normal des anges, et décidé à récrire tout mon livre.

Je ne puis entendre Bach sans avoir honte d’écrire. Comment frapper les mots d’une touche aussi allègre ? Comment les faire danser de cette joie de dire vrai ? Et comment les séduire au rythme sans défaut, sans relâche, et sans repentir, d’une pensée qui soit digne encore d’être pensée, d’être reçue, dans le monde établi par une seule fugue de Bach ?

1er mars 1942

Je constate que de quarante-huit heures je n’ai pas dit un mot à âme qui vive. (À la cafétéria, il me suffit de désigner les plats d’un geste). Cela ne se peut que dans une très grande ville ou un désert.

Travail nocturne. Je dors un peu le matin ou l’après-midi. La femme de ménage n’est plus venue. Suie sur les meubles, dans les tasses.

5 mars 1942

Quand je me suis endormi au matin, si le téléphone appelle un peu plus tard et que je fais effort pour reprendre mes esprits en quelques secondes, je comprends bien pourquoi l’on dit : je me réveille, et qu’il s’agit vraiment d’un verbe réfléchi.

7 mars 1942

Donné à taper les cinquante premières pages. Puis erré sur Fifth Avenue dans la foule ralentie du samedi.

Ce n’est pas encore le printemps, mais la saison s’émeut obscurément. Un vent doux, venu de la mer, remontait les avenues infinies, très légèrement dorées par le couchant là où elles s’ouvrent sur le ciel. Suffit-il d’un vent doux, d’un peu d’or au lointain, d’un beau ciel de nuées atlantiques, pour que le monde soit de nouveau plus grand que la guerre, et le cœur plus libre d’aimer ? Oui, ce soir.

14 mars 1942

Promenade autour d’un square terne et boueux du bas de la ville, avec E. E. Noth, romancier allemand. Je lui parlais de mon livre en train. « Comment, me dit-il, vous pouvez encore vous passionner pour des idées ? Vous avez encore une vie intérieure ? Moi je suis mort depuis deux ans. Je me sens posthume. » Bien que nous soyons à peu près du même âge, voilà un homme plus moderne que moi.

16 mars 1942

Réveillé il y a quelques minutes, il est onze heures du matin, je me suis dit : « Pourquoi cette lettre est-elle pliée en deux ? Ma boîte est bien assez profonde pour ce format, le facteur devrait le savoir ! » Je voyais une mince enveloppe grise pliée en V derrière la porte sans jour de la boîte métallique. J’ai passé ma robe de chambre et suis descendu les trois étages jusqu’au vestibule : oui, c’est cela, l’enveloppe grise est là, pliée. (Une facture de blanchisseur !) Il me semble que la chose ne m’était plus arrivée depuis douze ou treize ans, depuis Calw… Ma faculté de petite voyance (voyance de détails sans intérêt) ne m’a jamais servi à rien, sinon à vérifier précisément, chaque fois qu’elle se manifestait, que j’étais déconnecté du monde de l’utile.

20 mars 1942

Pluie torrentielle et fonte des neiges. Les nonnes ne sortent plus, ou sont peut-être tombées dans la cour. Des gouttes chargées de suie s’écrasent sur mon papier, la verrière doit être fendue ou mal jointe. Raccommodé avec un ligament de ficelle verte le pied cassé de mon petit fauteuil. Bonheur d’écrire et de me sentir libre nuit et jour.

21 mars 1942

Terminé le chapitre sur saint Michel. Cela paraîtra délirant aux « intellectuels libéraux » de New York.

Premier jour de printemps, annoncé par un fort coup de tonnerre à cinq heures du matin. José Bergamin assure que le printemps est la saison du diable. Mais j’aurai terminé dans peu.

23 mars 1942

Une lettre du propriétaire m’apprend qu’on va démolir mon étage. Je louais cet atelier au mois et n’ai donc plus qu’à déguerpir sans insister.

25 mars 1942

Écrit finis à six heures du matin. Église Saint-Marc à l’aube froide, quelques bonnes femmes et un jeune homme devant le vieux prêtre anglican, dans une crypte de pierre nue. Exorciser en moi la part du diable, celle qu’il a sans doute prise à mon ouvrage.

Idée bizarre : si j’ai si vite bouclé ce livre, c’était pour essayer de le prendre de vitesse.

29 mars 1942

Quand on vient de terminer un livre et que l’esprit reste tout excité mais sans objet sur lequel se jeter, il en fait voir de toutes les couleurs aux rudiments d’idées qui le traversent. Il s’empare de leurs mots si vivement qu’il les tord, les renverse, et les rend ridicules. Et son plus grand plaisir est de leur faire avouer tout ce qu’ils peuvent dire d’absurde ou de contradictoire. Exemples, dans mes notes de ces jours-ci :

— Quel est le contraire de l’esprit de risque ?

— Littéralement : un corps de garde.

— Et le contraire des risques de l’esprit ?

— Les gardes du corps.

— N’y a-t-il pas une difficulté qui subsiste ? Pouvez-vous la nommer ?

— L’esprit de corps.

 

— Vous me parlez de l’état de grâce quand j’ai besoin d’un dollar pour déjeuner !

— Vous me parlez d’un dollar pour déjeuner quand il s’agit d’être en état de grâce !

 

— J’ai dormi vers la fin du film. Que s’est-il donc passé entre le moment où le fugitif embrassait la fille dans sa mansarde et le moment où il va s’embarquer ?

— Rien.

— J’ai vraiment tout vu ?

— Oui, vous avez rêvé que vous dormiez.

 

Un réfugié arrivant à New York me dit :

— Puisqu’ils ne croient qu’à l’argent, dans ce pays, je suis bien décidé à le leur faire payer cher !

— Je vois qu’ils vous ont eu, déjà. Et même pour rien.

13 avril 1942, 11 West 52th Street

Emménagé le 1er du mois dans une belle chambre blanche, vaste et carrée. Je suis rendu au monde et à la vie courante. Mais pendant que je m’escrimais contre son image fuyante, le diable a tranquillement vidé mon compte en banque, et je ne suis pas plus avancé qu’au temps de morille atlantique.

Premiers cours à l’École libre des hautes études. Cela ne fait pas vivre son homme plus d’un mois, mais cela fait vivre un peu de culture française — encore que les ouvrages qui m’ont le mieux servi ne soient pas traduits en français : Philosophie und Religion de C. G. Jung, Homo Ludens de J. Huizinga (qu’il m’avait envoyé en allemand après nos entretiens de l’automne 1940) et The Philosophy of Physical Science d’Eddington. Mais la culture française, dès le xviiie , fut une synthèse européenne.

Incertain sur le sort prochain de mon diable. Plus encore sur le sens et la portée réelle de ces Règles du Jeu. Je ne cesse donc de revenir à mon plan : quel en serait l’argument le plus bref ?

1. Rien de plus sérieux qu’une convention (en art, en droit, dans la cité, dans la passion…).

2. Mais nous vivons dans le monde de la tricherie. (La lutte contre les lois est menée par Hitler ; la lutte contre les conventions par l’intelligentsia, au nom de la liberté et du progrès — qu’elle ruine.)

3. Il faut donc retrouver le sens des règles (vital pour toute société, si elle se veut démocratique).

Compris ces jours derniers qu’en cette recherche — quoi qu’il advienne des résultats — convergent et s’articulent mes plus anciens thèmes « formalistes » (Goethe, Kassner, Valéry : archétypes, physiognomonie, rhétorique) et l’actualité qui nous harcèle et qui m’a pourchassé jusqu’ici. Ou encore les formes fixes dans une société donnée, et l’événement ou Histoire appelant des décisions existentielles, au sens de Kierkegaard, de Nietzsche, mais aussi de Karl Marx et de Karl Barth.

18 avril 1942

Pour une Fondation qui me laisse espérer un fellowship, mis au point le plan de mon cours : ce serait le programme d’une recherche à mener pendant deux ou trois ans, mais sans doute la collaboration d’une équipe (un peu analogue à celle de L’Ordre nouveau ) serait-elle bientôt nécessaire.

Plan de recherches sur

les règles du jeu

ou étude de la fonction ludique dans les arts, les sociétés et les religions.

Dissolution des règles. — Lorsque la conscience s’élargit, règles sacrées et conventions sociales sont ressenties comme trop étroites. Ou bien on en instaure de nouvelles, ou bien on déclare toute règle arbitraire et possiblement « fausse ». L’ère moderne s’est livrée sans scrupules à la critique destructive des règles et des symboles. Les liens communautaires défaits, les poussées de l’inconscient sont devenues des éruptions violentes balayant tout. Ainsi Mein Kampf donne un programme de tricherie systématique, de destruction des barrières traditionnelles et des cadres universalistes, de déchaînement de l’inconscient collectif. Autre exemple : la guerre était un art réglé au Moyen Âge (tournois, champs de bataille délimités, conventions méticuleuses déterminant à certains signes le vainqueur et ses droits). La « guerre des nations » abolit ces lois. Guerre totale : tout élément de jeu réglé a disparu, la victoire n’est plus que la destruction physique et morale de la nation adverse entière. Plus de lice ni de champ clos, de déclaration de guerre ni de traité de paix.

 

Science exacte mais incertaine. — Devant cette dissolution générale des règles — lois, conventions et formes rhétoriques — l’époque moderne demande à la science les éléments d’un nouvel ordre. Mais à ce moment précis de l’évolution, la science découvre que ses « vérités » sont relatives aux postulats qui président à ses expériences. Elle se conçoit elle-même comme un jeu (vrai, cohérent, mais dans certaines limites qu’elle s’est choisies et par rapport à ses seules règles convenues). Elle ne peut révéler à la société des fins dernières, des vérités absolues. Ni lui rendre un langage commun et quotidien.

 

Comment restaurer des règles ? — Pour approcher les éléments d’une réponse, considérons d’abord la réalité actuelle de différents domaines où l’importance organique des règles est le plus sensible, et les causes de la tricherie le mieux explicables. Cette méthode descriptive doit prévenir le danger de systématisation inhérent à toute étude du phénomène de règle en soi. Elle permettra aussi de reconnaître le caractère créateur de certaines tricheries, initiant une orthodoxie nouvelle.

 

Définition du jeu. — Il a un début et une fin clairement annoncés, entre lesquels l’action s’épuise sans reste et qui l’isolent de la « vie sérieuse », domaine des conséquences indéfinies. Il est strictement délimité (échiquier, lice, ring, scène, etc.). Les règles y sont par définition inviolables, car ce qui se passe dans les limites (spatiales et temporelles) n’a de sens que par rapport aux règles. Ici, donc, conventions et réalité, règle et liberté sont strictement corrélatives. Les surprises, inspirations et inventions sont rendues possibles et sensibles par la seule règle. Les partenaires s’entendent et communiquent parfaitement, disposant d’un langage exactement défini.

Or les descriptions du sacré chez les primitifs correspondent trait pour trait à cette description du jeu. Les principaux jeux connus tirent d’ailleurs leur origine de rites sacrés.

C. G. Jung montre que l’inconscient collectif communique avec les consciences individuelles par le moyen d’un système de symboles, figures constantes ou archétypes, que l’on retrouve partout et en beaucoup d’époques, dans les rêves et les rites, — à quoi j’ajoute les figures des jeux.

 

La fonction ludique. — Elle est analogue dans l’éveil à la fonction onirique dans le sommeil. Rites, symboles constants, figures des jeux, rhétorique, fêtes et liturgies sont les moyens d’expression normaux de l’inconscient collectif, les canaux contrôlés qui amènent ses contenus à la conscience. « Les rites préviennent le désordre comme les digues » (sagesse chinoise).

Ce qui permet de dire qu’il y a jeu, c’est le fait qu’une structure se dessine, un ensemble de formes et de combinaisons, et des successions régulières : si tu fais ceci, tu provoques cela d’après la règle du jeu. « C’est régulier. » On reconnaît à cela une structure contraignante, fût-elle fragmentaire, rudimentaire, limitée dans son pouvoir (temps et espace), ou englobant un ensemble.

Il y a jeu quand il y a structure.

Définition de la fonction ludique : jouer, c’est expérimenter les structures du réel.

Ce qui revient à « expérimenter le réel », car ainsi que le dit Eddington : « Quelle espèce de choses puis-je connaître ? La réponse est structure. »

On voit ainsi s’opérer l’assimilation de proche en proche des rites religieux, symboles des rêves, figures et règles des jeux, langages en général, à la réalité communicable. Car « nous ne pouvons communiquer que notre connaissance des structures » (Eddington).

Il y a plus : le mouvement crée la forme (géométrie ou structures dynamiques) qui transmue l’énergie en matière, ou l’inverse.

La notion de magie juste en cela : il s’agit de modifier la matière par la position de formules qui, du seul fait qu’elles informent l’énergie ou structurent la matière, la gouvernent.

Il résulte de ces rapprochements que rien n’est moins « arbitraire » que les conventions et les règles du jeu, sociales, artistiques, religieuses. Rechercher dans tous ces domaines les données régulières et organiques sur lesquelles doivent et peuvent se fonder les règles.

Les ignorer, tenter de les détruire, les tenir pour arbitraires, c’est priver la conscience de tous moyens de communications normales avec l’inconscient collectif. Celui-ci finira par rompre les digues de la raison et de la morale : soulèvement des masses, celles-ci figurant l’inconscient de la société, refoulé. L’hitlérisme comme névrose sociale.

 

Le jeu dans l’art : rhétorique. — Évolution parallèle des arts : d’abord expression vitale et utilitaire du sacré, langage imagé de la communauté — puis sécularisation progressive : l’art devient décoratif (recherche du « beau ») et psychologique — rejet des canons : expression individualiste, culte de l’originalité — finalement art incommunicable (xxe siècle) — en même temps, réactions « rhétoriques » partielles et artificielles : cubisme, musique pure, poésie pure. Elles échouent, car une rhétorique ne peut être une création individuelle, mais suppose un cadre social. Où le retrouver ?

 

Le jeu dans la société : le sacré. — Communautés primitives liées par le sacré. — Naissance de la raison et de l’individu : profanation et « tricherie ». — Formation de sociétés contractuelles. — Décadence du respect des lois. — Sociétés modernes imaginées comme sans orthodoxie : paradoxe insoutenable. Éléments de jeu et de sacré subsistants : sports, modes, slogans, superstitions nouvelles, « scientifiques ». — Sociétés trop vastes et informes pour être réglées ; la seule mesure qui subsiste est l’argent : symbole de l’abstraction et de l’arbitraire. — Nihilisme social. — Appel des individus (désormais isolés et sans coordonnées) à une « religion » qui les réunisse et les encadre dans des structures protectrices. — Pas de société possible sans « religion » au sens minimum des sociologues.

 

Le jeu dans la religion : liturgie. — La liturgie est dans les religions le domaine du jeu réglé, du sacré, de la rhétorique. Elle s’oppose à l’inspiration libre, au prophétisme. Ici apparaît la limite du jeu : dans le christianisme, par exemple, le fidèle peut s’opposer à l’orthodoxie au nom de la fin transcendante qu’elle sert : c’est là le principe positif de la liberté. Il peut faire appel, sans tricherie. L’ordre véritable est alors établi par la subordination du jeu à des fins absolument sérieuses. La foi domine la religion et la réduit à sa juste fonction, — la sauve.

 

Orthodoxies. — Orthodoxies « ouvertes » ou médiatrices : celles qui ont pour fonction de canaliser les inspirations inconscientes et affectives (rite, liturgie), puis de régler les relations sociales conscientes (lois, morale), enfin de les orienter vers un but ou principe commun, transcendant, à venir, considéré comme Absolu, et auquel chacun peut en appeler contre les abus de pouvoir.

Orthodoxies « fermées » ou totalitaires : celles dont le principe est immanent à la classe, à la race, à la nation, à un passé, indûment absolutisés. Il n’y a pas de recours possible. Jeu et sérieux sont confondus, et se dégradent mutuellement.

Le problème est de sauvegarder à la fois une orthodoxie (sans laquelle ni religion, par suite ni société, ni arts ne sont viables) et un principe de liberté, donc de recours, sans lequel les orthodoxies se ferment et bientôt se dégradent.

 

Société. — Jeu, art, religion et société sont inéluctablement impliqués et conditionnés les uns par les autres : on ne pourra les restaurer que simultanément. Au plan politique, l’urgence apparaît cependant plus grande. Le gigantisme comme cause de la guerre. La seule solution à envisager est alors de défaire (de dis-socier) les sociétés trop vastes pour être réglées d’une manière organique (les États-nations). Restaurer des cellules (communes), des foyers locaux (régions) et les fédérer progressivement en réseaux organiques et multiples.

La solution est donc dans le fédéralisme, qui admet une pluralité de communautés juxtaposées ou superposées, unies par la volonté même de la liberté qui assure leur diversité. Chacune peut garder son orthodoxie, à condition que celle-ci reste ouverte. — Liberté fédéraliste : définie par la possibilité d’appartenir à plusieurs communautés, ou d’en changer : pluralité des allégeances. Dans les communautés restreintes, et là seulement, des structures solides peuvent s’organiser. Les critères sont connus, les mots prennent tout leur sens, les problèmes sont à hauteur d’homme, les solutions à dimensions de jeu. Des « masses » ne peuvent jouer, il y faut des équipes. Le fédéralisme est un système d’équipes unies par un même respect indiscuté des règles du jeu.

21 avril 1942

Lincoln Kirstein m’invite chez lui pour me faire rencontrer un directeur de revue qui désire publier mon essai sur Kafka. J’arrive très en retard, devant un énorme building. Un portier galonné est assis à l’entrée, sur le trottoir, mais je ne vois personne d’autre dans le hall. Les ascenseurs sont au fond, l’un grand ouvert, très large et boisé de chêne clair. J’y entre en me disant qu’un doorman va venir. J’attends. Soudain la porte se met à glisser et se ferme. Je ne sais pas à quel étage habite K…, je tape de petits coups sur la porte. Puis des coups de poing. Rien. Après quelques minutes, la porte se rouvre. Personne. Je cours vers le galonné, toujours assis. Il rit, refuse de rien m’expliquer. K… n’habite pas ici, à sa connaissance. J’insiste. Il consulte une liste et ne trouve rien. Je la lui prends des mains et vois sous K : Kirstein, 12 bis. Je retourne à l’ascenseur. À peine y suis-je entré, la porte se referme et l’ascenseur monte aussitôt. Il s’arrête et la porte se rouvre d’elle-même devant un long corridor vert qui fait un coude à droite. Dix portes, toutes pareilles, et pas un nom. J’erre, hésitant. Finalement, j’entends un grand chœur derrière une porte, la Symphonie de psaumes de Stravinsky. Je sonne. K… vient m’ouvrir. « Vous avez un drôle d’ascenseur ! — Oui, quelquefois… C’est un peu Kafka. Comme tant d’autres choses à New York. »

28 avril 1942

Saint-John Perse. — Son discours sur Briand, lors de la belle cérémonie organisée par le comte Coudenhove, paraît enfin. Il l’avait prononcé sans regarder ses notes, mais je reconnais, à lire ce texte, les phrases, les rythmes, et jusqu’aux moindres inflexions de l’orateur. Je l’avais écouté d’un bout à l’autre avec une émotion soutenue, que je retrouve, de l’attaque dès la deuxième phrase : « Quel était donc cet homme, qui du fond de la mort, avec la même chaleur humaine, tient encore sur nous son regard de vivant ? jusqu’au beau coup d’archet de la péroraison : Réuni à son peuple, comme il est dit au livre de l’Exode, des grands vieillards antiques, il attend l’heure de se lever encore parmi nous : pour la France, pour l’Europe et pour l’humanité. » Grande prose musicale, et qui n’est pas indigne du poète de l’Exil et d’Anabase.

Lorsqu’il est arrivé en Amérique, il n’a paru de lui qu’une seule photo, encore était-elle prise de dos. (Mais ce trait justement le révélait.) Penché à un balcon d’hôtel, au haut d’une tour, dominant le paysage épique de Manhattan, il se refusait à l’interview.

À Washington, il vit dans deux petites pièces banales, accueillant un à un, mais longuement, les visiteurs qui passent par cette ville de nulle part. Et j’ai songé à cette autre retraite, la maison rose de « La Muette », où Ramuz lui aussi laisse venir ceux qui lui apportent les rumeurs de la planète. Mais l’un questionne et l’autre parle. Il parle de Briand qu’il a servi longtemps ; d’Hitler dont il a regardé les yeux de près et qu’il décrit en termes médicaux ; de Staline, pur Asiate mais non dénué d’humour. Et je doute si personne aujourd’hui parle un français plus sûr de ses nuances, plus naturellement mémorable.

Quand il vient à New York pour quelques jours, il se promène interminablement, suivant au long d’avenues anonymes des caravanes de songes planétaires, nourris de maintes connaissances des prestiges, et de la ruse et des métiers de plus d’une race… « Chemins du monde, l’un vous suit. » Chemins d’exil.

5 mai 1942

Un job. — J’étais allé voir mes enfants à Long Island, le samedi soir, et le dimanche matin j’annonce subitement que je dois rentrer en ville pour une affaire pressante. En vérité j’ignorais quelle affaire, mais je sentais qu’il fallait rentrer. Je monte l’escalier quatre à quatre, j’ouvre ma porte : le téléphone sonnait. C’est un ami qui vient de quitter l’Office of War Information. La place sera déclarée vacante demain après-midi, et sans doute aussitôt repourvue. Si je vais me présenter dès demain matin, j’ai les plus grandes chances.

J’y suis allé et une demi-heure plus tard, je me mettais à ce travail, nouveau pour moi : écrire des textes d’information et des commentaires politiques, diffusés par ondes courtes vers la France et retransmis de Londres par la BBC.

28 mai 1942

Bohuslav Martinu et Milos Safranek (son biographe) sortent d’ici. Ils sont venus me proposer de fonder un club de discussion sur une démocratie fédérative à l’échelle de l’Europe d’après-guerre : suite de mon cours à l’École libre, et notamment de ses dernières leçons.

Arthur Lourié, autre compositeur qui a suivi quelques-unes de mes conférences, me disait l’autre jour : « Ce n’est pas que nous refusions les règles, et ce n’est pas ignorance ou maladresse, non : les règles existent, nous voulons bien, mais pour quelque raison qu’il faudrait dégager, nous ne pouvons plus nous en servir. »

Raisons que je « dégage » pour ma part :

1. Notre projet n’est plus le même que celui des hommes qui avaient posé ou accepté les règles. Elles nous sont donc défavorables.

2. Nos instruments ont changé, et la nature des résistances aussi : matériaux, timbres, mots, dimensions de l’audience, du public, etc. Les règles ne sont donc plus applicables.

3. Nous cherchons davantage à exprimer une particularité qu’une réalité commune. Notre intention est donc antirégulière, créatrice d’un malaise sans cesse renouvelé par définition, par système, et où beaucoup voient la marque d’authenticité de leur art.

Pour le livre à rédiger, insister plus que je n’ai pu le faire dans mon cours sur le rôle créateur de la tricherie (rôle du diable ?), mais seulement dans un univers qui croit aux règles : « Le garçon qui a violé outrageusement les règles du football peut être ou bien puni en conséquence par ses camarades, ou bien célébré comme l’inventeur du rugby. » (Eddington.)

Si on ne faisait qu’obéir aux règles de la tribu, point de développement civilisateur. Mais si on triche trop souvent, on se perd dans l’indéterminé et l’on retombe au règne de la force non pas « primitive » mais dégénérée. Civilisation vivante : invention de règles neuves.

Le soulèvement contre Hitler prouve que le sens de la tricherie (donc des règles) est encore vivant dans les peuples. La situation n’est pas encore si mauvaise qu’on ne puisse écrire un tel livre avec quelque espoir d’efficacité.

Fin mai 1942

Office of War Information. — Voici donc la section de langue française d’un organisme américain qui tient le rang et joue le rôle de ministère de l’Information. Il peut être amusant de noter, pour plus tard, la composition de notre équipe en termes de gazette littéraire.

L’ancien rédacteur en chef de Paris-Soir la dirige, assisté par l’ancien secrétaire de La Revue hebdomadaire. L’ancien secrétaire de la Nouvelle Revue française et l’ancien rédacteur en chef du Matin lui fournissent de la copie. Les anciens directeurs de La Révolution surréaliste et de L’Esprit nouveau parlent cette copie devant le micro. Cependant que s’affairent dans la grande salle centrale d’anciens collaborateurs des Nouvelles littéraires , du Collège de sociologie, d’ Esprit , du Figaro , etc. Telles sont les petites surprises de l’exil.

Fin juin 1942

Une journée à l’OWI. — André Breton, superbement courtois, patient comme un lion bien décidé à ignorer les barreaux de sa cage, apparaît vers cinq heures au fond de la grande salle. Il vient nous prêter sa voix noble, agrémentée d’un léger sifflement, mais il garde pour lui son port de tête et sa présence d’esprit indiscernablement ironique, admirante et solennelle. Qu’on lui donne un royaume ! Ou plutôt non : qu’on lui donne une église à régir, et le beau nom de sacerdoce à restaurer dans une atmosphère orageuse ! Mais l’Amérique n’est pas son fort. Il y tient le succès à distance, laissant à Salvador Dali, qu’il appelle Avida Dollars, le soin de faire monnaie d’une étiquette plus prestigieuse ici qu’à Paris même : surréalisme.

Chaque soir, pendant que mon texte terminé sous pression passe par une série de bureaux, de la censure à la polycopie, avant d’être remis aux announcers, nous trouvons un moment pour causer. Et souvent nous parlons des fêtes que nous rêvons d’organiser.

Celle par exemple qui devrait durer trois jours dans une vaste demeure aux portes condamnées, où chaque invité amènerait une personne inconnue des autres, tous étant costumés et masqués, les propos échangés dans un style rigoureusement prescrit, les heures réglées, le moindre indice de relâchement dans l’attitude ou le langage entraînant des sanctions immédiates. Rendre un sens aux paroles, aux gestes et au costume, par cela même à la Surprise… Introduction à la vie hiératique… C’est un rêve de compensation, si l’on voit dans quel cadre nous sommes en train de causer. Trente machines à écrire dans cette salle, en contrepoint avec deux télétypes. Visières vertes aux fronts sous les lampes dures, manches retroussées, fatigue, paniques locales entre des groupes qui bavardent…

Passe Julien Green, il apporte son texte sur la vie dans les camps d’entraînement. Il a trouvé le moyen de se rendre plus invisible encore à force de discrétion, en revêtant l’uniforme simple du GI.

Ces messieurs les announcers, qui sont André Breton, le peintre Amédée Ozenfant et le jeune fils des Pitoëff quand ce ne sont par Georges Duthuit, Claude Lévi-Strauss et Pierre Baudet, se voient priés de passer au studio 16 pour l’émission. Dans cinq minutes, au fond d’une campagne française — ce sera déjà la nuit là-bas — des oreilles clandestines entendront : « La Voix de l’Amérique parle aux Français. »

Il est temps que je recueille et dépouille les directives de Washington, de New York, de Londres, pour ma seconde émission, celle de la nuit. Pierre Lazareff, en bras de chemise, sort de sa cage vitrée, le crayon sur l’oreille et le front maculé d’encre à copier. Il me cherche du regard par-dessus ses lunettes. Il tient une liasse de documents, les feuillette rapidement, comme sans regarder, sort une page d’un petit geste nerveux : « Voilà ce que vous cherchiez, mon cher. Une bonne idée pour vous là-dedans ! » Cela tient de la divination, et c’est juste neuf fois sur dix.

Huit heures et demie. L’équipe de nuit s’installe sans bruit dans les bureaux presque déserts. Téléphone d’Henri Bernstein, il voudrait bien savoir un peu ce qui se passe… « N’êtes-vous pas l’auteur du Secret ? Souffrez que j’en sois la victime. » Sur quoi, peut-être, il serait temps d’aller à ce diner, n’était-ce pas pour huit heures ? Quitte à revenir terminer dans la nuit. À deux heures du matin, si tout a bien marché, je monterai chez « Saint-Ex » faire une partie d’échecs et l’écouter parler des malheurs de sa France…

Juin 1942

La guerre va mal, il faut le dire, et persuader l’Europe qu’elle ira bien demain. La campagne sous-marine bat son plein, Tobrouk tombe, les Russes reculent, les Japonais avancent encore. Mais j’ai pu annoncer le premier raid anglais de mille avions, et la promesse du général Marshall : « Nous débarquerons en France. »

26 juin 1942

Déjeuné chez des amis belges avec Paul Van Zeeland, et parlé du personnalisme, de la fédération européenne, enfin de l’art nouveau de la propagande. On me demande s’il y a des recettes, j’en indique une.

— Supposez l’île d’Attu, dans le Nord du Pacifique. La science dit simplement que cette île est à trois-cents miles du Japon et à deux-mille miles de l’Alaska. Mais l’art consiste à dire, si on perd l’île : c’est un petit récif perdu à plus de deux-mille miles de notre continent… et si on la reprend : c’est une importante base d’attaque, à moins de trois-cents miles du Japon. Dans les deux cas, nous aurons dit une vérité.

2 août 1942

Un climat tempéré. — Une nouvelle vague de chaleur sur New York, et voici les balcons, les terrasses, les jardins suspendus jusqu’au trentième étage qui se couvrent d’un peuple nu, quêtant un souffle de la mer, un courant d’air de l’East River, quelque soupir… La vie s’arrête. Le business même s’alourdit et s’endort. Dans la rue des gens tombent. Le veston sur le bras, on erre dans un bain de vapeur, cherchant les salles réfrigérées où l’on entre le souffle coupé et d’où l’on ressort avec un rhume. La semaine dernière, il gelait presque. L’Américain doit conserver sa garde-robe entière et tout son équipement d’appareils électriques à chauffer, à glacer, à tempérer, en état de mobilisation permanente, d’un bout à l’autre de l’année. Une bonne partie de ses soucis, de ses inventions, de ses dépenses, vont à neutraliser les sautes d’humeur d’un climat fantaisiste à l’extrême, souvent brutal.

Comme chaque jour à New York, je pense à la planète. Mais je ne puis penser aujourd’hui qu’aux climats inhumains de la planète. À ces îles des tropiques où le litre de rhum qu’on boit par jour et par personne, enfants compris, n’est qu’une défense, d’ailleurs désespérée, contre la torpeur écrasante qui tombe des arbres et du ciel. Aux régions polaires sans été. Au faux printemps perpétuel de carte postale qui baigne la cuvette californienne et qui explique cette irréalité fade et flatteuse de tant de films tournés à Hollywood. Aux toundras, steppes, déserts, pampas, glaciers, et jungles qui couvrent neuf dixièmes des continents… Notre terre est à peine habitable, dans l’ensemble ! Et dans les régions plutôt rares où les conditions naturelles tolèrent la subsistance des vies humaines, c’est au prix d’un effort épuisant d’adaptation, de protection, de réaction ou de réfrigération, qui laisse peu d’énergie de surcroît.

Où trouver un pays qui ne harcèle pas l’homme, et qui lui laisse le loisir d’être humain, au lieu de le forcer sans trêve à défendre sa vie d’animal ? J’en vois un, c’est peut-être le seul.

Là, point de catastrophes naturelles, d’avalanches, de tornades, de volcans, d’invasions de sauterelles ou de termites ; rien à craindre des tremblements de terre, des fleuves envahissants, des sécheresses périodiques ou de ces moiteurs dissolvantes. Les quatre saisons bien distinctes s’y succèdent dans un ordre classique. Noël tombe en hiver, non pas en plein été comme dans l’hémisphère sud. Pays qui ne connaît d’autres désastres que ceux qu’organise l’homme lui-même : la guerre et la révolution. Seul pays dont tous les manuels nous apprennent dès l’enfance — et nul ne s’en étonne — qu’il possède un climat tempéré. C’est la France. Ses habitants croient que la nature dont ils jouissent est le climat normal de l’homme. Ils ont raison, s’ils n’oublient pas toutefois que ce climat « normal », sur la planète, est une exception surprenante.

Tout ce que nos pères considéraient comme simple, typique, évident et « normal », la paix, la lumière blanche, l’atome d’hydrogène, la géométrie d’Euclide, ou le Français moyen, se révèle à l’analyse du xxe siècle comme autant de cas d’exception, dont il est stupéfiant qu’ils se produisent si l’on parcourt les statistiques. La France au climat tempéré, avec son type d’humains normalement adaptés à une nature jugée normale, est une réussite hautement improbable. Mais c’est par cela même qu’elle se trouve chargée d’une mission universelle. Pendant des siècles, l’homme a pu y consacrer son ingéniosité à faire des arts, des armes et des lois, de la politique, des robes et une littérature, plus quelques âmes de climat dur, de Pascal à Rimbaud, de Calvin à Saint-Just. Chance anormale : chance de créer, pour l’ensemble du genre humain, des normes idéales de l’homme, le luxe même.

La France, disposant des énergies que libère une nature amie de l’homme, se trouve placée par cette nature même au rang de grande puissance d’invention — et je prends le mot puissance au sens de potentiel. Si elle doit cesser demain de tirer d’un privilège unique les créations qu’on attend d’elle dans tous les ordres, que se passera-t-il ? On verra le reste du monde, et pendant des siècles peut-être, s’efforcer de reproduire et de rejoindre par les plus coûteux artifices, ce climat qu’un Français moyen reçoit à son berceau, cadeau des fées, comme point de départ d’une vie vraiment humaine.

10 juillet 1942

André Maurois me disait l’an dernier : « Je suis très heureux qu’il y ait le Maréchal, et je suis très heureux qu’il y ait le Général. » Voulant dire sans doute qu’à eux deux ils assuraient la durée de la France physique et de la France idéale.

Samedi dernier, partant pour un week-end à Long Island, je retrouve dans le train Henri Bernstein qui m’entreprend aussitôt : « Il y a à New York un abominable traître, vous voyez qui je veux dire, qui se répand en articles et conférences, mais je vais le démasquer, j’ai mon dossier ! » Comme je feins de ne pas voir du tout, il nomme A. M… avec imprécations.

Chez nos hôtes, je retrouve Saint-Exupéry. Il m’explique que le Maréchal sauve la « substance » de la France, en acceptant de composer avec l’occupant, car s’il se révoltait ouvertement, les Allemands n’auraient qu’à supprimer les boîtes de graisse, ce qui empêcherait les trains de rouler et bloquerait le ravitaillement. Quant aux gaullistes, ils ne font pas la guerre contre les nazis, mais contre le liftier français ou le chef du Ritz qui a refusé d’être de leur faction, et qu’ils tiennent donc pour un traître.

J’ai répondu à Saint-Ex que dans mon pays, nous tenons pour normal de sacrifier ce qu’il appelle la substance à ce que j’appelle la raison de vivre. (La preuve en reste à faire, bien sûr, je parle pour moi, et ni lui ni moi ne sommes pour l’heure sur place, dans le coup.)

Westport (Connecticut), 15 août 1942

Huit jours de vacances à la mer. Je partage cette maison de bois, au bord du Sound, avec les Saint-Exupéry. Parties d’échecs sur la galerie, après le bain, à toutes les heures du jour et de la nuit. Profité de ce bref loisir pour reprendre mon diable abandonné dans un tiroir depuis des mois, et pour en récrire deux chapitres (sur « l’amour tel qu’on le parle » et la passion réelle).

Tonio rentre un soir de New York portant gauchement sous le bras une longue boîte noire, d’où sort un très jeune chien tremblant. C’est un boxer qu’il baptise Annibal. Je lui apprends à marcher en laisse, sur la plage.

18 août 1942

Peut-être qu’il n’est pas de bonheur plus conscient que celui de l’enfance retrouvée dans une vacance où le travail lui-même est jeu. Tous les prétextes que les hommes se donnent pour en sortir, un jour où l’autre, me paraissent hypocrites ou faciles à réduire. « Gagner sa vie », dit-on, mais en vivant ainsi on aurait besoin de beaucoup moins pour la gagner. « Faire une carrière », mais vues d’ici, toutes les « carrières » sont des échecs humains. « Contribuer au progrès collectif », mais la fin du progrès ne peut être qu’une plage, un loisir sur la plage, et nous l’avons ici.

New York, 2 septembre 1942

Quoi de plus sale qu’une ville dont la foule transpire ? II faut être fou pour rentrer… Mais à l’office, notre travail s’intensifie, et les échos nous en reviennent de France.

Leur dire là-bas, dire à la Résistance, que la situation se redresse lentement dans le Pacifique : car cela signifie pratiquement un peu plus de bateaux vers l’Europe. Leur dire que la production de guerre américaine peut leur sembler une tartarinade, mais que lorsqu’on la voit de ses yeux, elle donne une sensation directe de la victoire inévitable92. Leur répéter chaque jour quels sont les plans d’Hitler pour dépouiller la France de sa main-d’œuvre qualifiée — opération que Laval diaboliquement baptise « relève des prisonniers » ; donner des recettes de sabotage, qui seront reprises par la presse clandestine… Mais dire aussi les revers et les défaites : notre consigne de véracité est absolue. Washington part de l’idée juste qu’il n’est pas de mensonge, si pieux mensonge soit-il, qui ne serve Hitler en fin de compte.

J’écris vingt à trente pages par jour après des heures de recherches préparatoires. Abondance de documents sur l’Afrique du Nord, depuis quelques jours…

Long Island, fin septembre 1942

Bevin House. — Nouvelle maison à la campagne, à deux heures de New York, avec les Saint-Ex. J’y passe mes trente-six heures de congé, chaque semaine. C’est Consuelo qui l’a trouvée et l’on croirait qu’elle l’a même inventée : c’est immense, sur un promontoire emplumé d’arbres échevelés par les tempêtes, mais doucement entouré de trois côtés par des lagunes sinueuses qui s’avancent dans un paysage de forêts et d’îles tropicales.

— Je voulais une cabane et c’est le Palais de Versailles ! s’est écrié Tonio bourru, en pénétrant le premier soir dans le hall. Maintenant, on ne saurait plus le faire sortir de Bevin House. Il s’est remis à écrire un conte d’enfants qu’il illustre lui-même à l’aquarelle. Géant chauve, aux yeux ronds d’oiseau des hauts parages, aux doigts précis de mécanicien, il s’applique à manier de petits pinceaux puérils et tire la langue pour ne pas « dépasser ». Je pose pour le Petit Prince couché sur le ventre et relevant les jambes. Tonio rit comme un gosse : « Vous direz plus tard en montrant ce dessin : c’est moi ! » Le soir, il nous lit les fragments d’un livre énorme (« Je vais vous lire mon œuvre posthume ») et qui me paraît ce qu’il a fait de plus beau. Tard dans la nuit je me retire épuisé (je dois être demain à neuf heures à New York), mais il vient encore dans ma chambre fumer des cigarettes et discuter le coup avec une rigueur inflexible. Il me donne l’impression d’un cerveau qui ne peut plus s’arrêter de penser…

Bevin House, fin octobre 1942

Dans cette maison d’il y a longtemps, un peu semblable à celles de mon enfance, en marge du temps de la guerre, j’ai vécu des journées soustraites au Destin. La mer est grise, le soir vient, les oiseaux sifflent, et l’automne atténue la sauvagerie de la verdure américaine. Que fais-je ici, que rejoindre ma vie, pas à pas dans les bois solitaires ?

Il se peut qu’on m’envoie bientôt en Afrique du Nord, et de là… Et j’éprouve un besoin presque panique de me rassembler, de me retrouver, pour rentrer tout entier en Europe après ces deux années de violente dérive.

New York, 8 novembre 1942

Débarquement allié en Afrique du Nord. Nous n’avons pas quitté le bureau pendant une trentaine d’heures. Émotion d’être le premier à rédiger la nouvelle pour la France, à l’instant même où le GQG américain nous fait savoir qu’on peut y aller.