(1982) Le Monde et Le Monde diplomatique (1950-1982) « Une longue et vieille histoire (7 juin 1969) » p. 

Une longue et vieille histoire (7 juin 1969)c

On appelle la jeunesse à se libérer de toute espèce de tabous sexuels, et d’abord des tabous chrétiens. L’ennui, c’est que l’Évangile ne connaît pas de tabous, et que tout érotisme suppose un système de règles sociales : sans gênes, il n’est pas de plaisirs.

Pour aider quelques-uns à sortir d’une confusion très générale, mais plus particulière à l’avant-garde, essayons de poser quelques repères.

L’Évangile n’apporte aucun code, aucun système d’interdictions rituelles, pas une recette de fécondité ni de plaisir ; il admet simplement les rites judaïques (la circoncision notamment). La vie sexuelle n’y joue qu’un rôle quelconque, à peu près invisible et sans drame. (Paroles de Jésus à une prostituée, ou à la femme de cinq maris : paix et pardon à cause de l’amour.) S’agirait-il d’un refoulement ? Non, car la tentation correspondante n’est pas sensible : la volupté ou la luxure ne figurent pas au nombre des tentations majeures que Satan fait subir au Christ dans le désert. On me dira que l’Église s’est rattrapée ? Très tardivement, très partiellement, et la désinvolture des papes de la Renaissance ou des évêques du xviiie siècle construisant des palais pour leurs maîtresses — agrémentés de farces et attrapes, comme à Salzbourg — contraste avec l’extrême sévérité que l’on réserve aux hérésies.

Les traités des Pères de l’Église sur le mariage et sur le sexe « rappellent des dissertations sur l’élevage », écrit Berdiaev. « La destinée et l’amour personnels y font totalement défaut. Le phénomène de l’amour, qui se distingue radicalement à la fois du phénomène physiologique de la satisfaction sexuelle et du phénomène social de la vie de l’espèce dans la famille, n’est mentionné par personne. » C’est de l’absence, non de l’excès de rigueur d’un code de la sexualité dans le christianisme, qu’est né le problème de l’érotisme en Occident. Et c’est la gnose qui lui a donné sa forme au xiie siècle. Malgré le christianisme, et parfois contre lui, ce sont des influences gnostiques qui se trouvent avoir fomenté l’érotique occidentale et qui lui ont proposé des moyens d’expression, cependant que les mythes et les tabous païens (égyptiens, syriaques, helléniques) ne cessaient d’animer le rêve médiéval.

Car même si l’on décrète l’impossibilité d’un lien quelconque entre la cortezia des troubadours et le catharisme — en dépit de la coïncidence des lieux, des dates, des partisans et des ennemis, — il est certain que les spéculations sur l’amour sexuel et divin, constitutives de l’érotisme littéraire, sont le fait des gnostiques et non des scolastiques, des hérésies et non de l’orthodoxie, des poètes et des mystiques plutôt que des bons moines ou des conteurs gaulois.

L’amour-passion, qui naît au xiie siècle dans les romans anglo-normands et les chansons des troubadours comme dans le cœur d’Héloïse et l’esprit d’Abélard, s’adresse à l’ange dans l’âme et à l’âme dans le corps. Il refuse toute facilité, cherche l’obstacle à surmonter — social, moral et spirituel, — veut tous les raffinements du désir par l’ascèse et les exaltations du sentiment par son expression rhétorique. Toutes les femmes qu’il célèbre sont mariées, deviennent objet d’adoration, et reçoivent le serment d’allégeance dû au Seigneur. Dans le même temps, la Vierge devient l’objet d’un culte (première fête de l’Immaculée Conception de Notre-Dame à Lyon en 1140) et reçoit le titre de Regina Cœli. Cependant que la dame ou reine devient la pièce maîtresse du jeu d’échecs, et que le premier troubadour ose écrire de la dame de ses pensées : « Par elle seule je serai sauvé ! »

Tout cela — qui est d’abord occitan, arabe, celte et anglo-saxon — va donner en français, par Béroul et Chrétien, le modèle du roman d’amour mortel, théologico-poétique, thème principal des variations constituant nos littératures jusqu’à ce siècle.

Laissons ici de côté les fort plaisants récits de prouesses plus ou moins sportives dans la tradition de l’Arétin, de Nicolas Chorier ou Casanova (la Fanny Hill de John Cleland ou Ma vie de Frank Harris), pour ne retenir que les œuvres qui ont marqué un style de l’amour.

Si l’on définit l’érotisme comme l’usage non procréateur de la sexualité, au service du plaisir raffiné, des beaux-arts, et surtout de la littérature, on peut dire que l’Astrée est la première version d’une érotique sentimentale dans la littérature française.

Avec Racine, tout s’érotise, à un tel point que la sexualité en devient comme superflue, ce n’est plus que « Vénus » dans les alexandrins. Une allusion, un regard, un air, un rien, et flambe la passion. Conventions et signes suffisent. Les jeux de la cour ont remplacé les cours d’amour, et la morale ou casuistique post-tridentine la courtoisie, exténuée en préciosité.

Le xviiie dissocie l’érotique. Tout est sexe, et le mariage nul, dans les Liaisons et dans Faublas. Tout est sexe, et le sentiment nul, chez Sade, qui traduit cyniquement le système des valeurs de la noblesse — hédonisme arrogant, arbitraire absolu, droit de la force, c’est-à-dire du prestige et de la richesse autant que de l’épée. Don Juan a remplacé Tristan.

Seul Rousseau s’inspire de l’Astrée, de Pétrarque, des troubadours et d’Abélard, et rend au sentiment la primauté, mais il est Suisse et démocrate. Sur lui se fonde l’érotique protestante, mais hors de France : Goethe, Richardson et Laurence Sterne dans la première génération de ses disciples, les romantiques allemands dans la deuxième, et les grands romanciers victoriens dans la troisième : retour en force du mythe de la passion mortelle avec Les Hauts de Hurlevent et, plus tard, Tess d’Urberville.

À la faveur de ces excès contraires, la bourgeoisie de l’ère industrielle choisira de fonder le mariage en principe sur le seul sentiment (ce qui est absurde), en fait sur l’héritage (ce qui est souvent odieux), et tous les écrivains ignorent le sexe comme tel. Voici enfin le tabou restauré ! Comme il est entendu qu’on ne doit parler ni de l’argent, ni de ces choses auxquelles pensent parfois les jeunes gens, Marx et Freud, au tournant du siècle, apparaîtront comme des libérateurs : leur doctrine « explique tout » puisqu’elle rend compte d’un grand nombre de faits précis à partir de ce que l’on taisait ou censurait.

Le freudisme n’a nullement « déchaîné la sexualité », comme le répètent ceux qui l’attaquent sans le connaître : il a seulement autorisé une manière nouvelle de parler des choses du sexe. Et il a montré les relations profondes de l’érotisme avec le rêve — ce rêve dont l’épanchement dans notre vie consciente est peut-être une obscure tentative de compenser la mécanisation de l’existence…

L’écrivain érotique, désormais, a toujours l’air, au mieux, de se raconter sur le divan d’un analyste, au pire, de réclamer avec les enragés l’abolition du complexe d’Œdipe. Et l’érotisme, qui était en somme une forme littéraire de la sexualité, tend à relever de plus en plus de l’investigation des sciences humaines.

Certes, avec Georges Bataille et Pierre Klossowski, il a retrouvé sa problématique originelle, qui est religieuse (la gnose contre la raison), de même qu’Histoire d’O renouait avec une imagerie et des poncifs sadiques, mais tout cela se trouve curieusement transposé dans l’atmosphère du masochisme qui domine la psyché occidentale depuis la fin du siècle dernier. (Voir Nietzsche et Lou Salomé, les symbolistes, La Porte étroite, Proust). Mais, au total, l’enquête sociopsychologique me paraît désormais déterminante dans ce domaine désacralisé par la levée des censures sociales, les statistiques et la publicité.

L’excitation de la nouveauté, ressort secret de l’érotisme, a bien plus de chances aujourd’hui de se faire sentir dans les médias audiovisuels et tactiles, qu’en écriture. Il en sera sans doute ainsi jusqu’à ce qu’un jour se constitue une érotique fondée sur l’amour même, c’est-à-dire sur le sens de la personne, du rêve personnel et du mystère ultime de l’autre : le prochain dans son autonomie.