(1978) La Vie protestante, articles (1938–1978) « La lune, ce n’est pas le paradis (1er août 1969) » pp. 1-2

La lune, ce n’est pas le paradis (1er août 1969)u

Ce mois-ci, ce n’est pas sur la Terre que nous allons chercher l’actualité qui sera notre sujet de réflexion, mais sur la Lune. Il m’est venu une question, Denis de Rougemont, et j’ai envie de la poser au philosophe que vous êtes : est-ce que nous savons pourquoi nous y allons ?

Ce qui me frappe dans l’aventure d’« Apollo », c’est qu’elle est l’entreprise qui a coûté le plus cher dans toute l’histoire de l’humanité — on la chiffre à peu près à 100 milliards de francs — mais cette opération, la plus chère du monde, est aussi la moins motivée. Les motifs que l’on a allégués en public sont puérils : le président Kennedy avait annoncé il y a huit ou neuf ans : « Nous serons sur la Lune avant 1970. »

Cela voulait dire : avant les Russes, aussi.

Cela voulait dire uniquement cela. Cela voulait dire : nous serons les premiers. C’est un motif puéril, je le répète, une gaminerie.

Il y a d’autres motivations, tout de même.

Une motivation de curiosité, naturellement, et de record technique — battre les Russes sur ce plan — et finalement, en dernier lieu, un motif de connaissance pure, scientifique.

Tout cela ramène toujours au même motif : être les premiers. Et alors, on peut se dire ceci : on aurait pu avoir les mêmes motifs — puérils — et les appliquer à un autre but, dont l’utilité eût été plus immédiatement apparente ?

Oui, on aurait pu consacrer ne fût-ce qu’une partie de ces 100 milliards de francs suisses à augmenter la beauté de notre Terre, à diminuer la famine, à lutter contre la pauvreté ou pour une meilleure hygiène. Pourquoi est-ce qu’on a choisi l’espace, concrétisé par la Lune, dans le cas qui nous occupe ?

Je pense qu’il y a là une espèce de fuite devant les problèmes du monde, un phénomène psychologique assez facile à expliquer et à comprendre : les Russes et les Américains, affrontés sur la Terre, ayant une peur mortelle les uns et les autres que cela saute, ont été amenés — peut-être inconsciemment — à transposer leur conflit dans l’espace, à l’envoyer au ciel, à effectuer un transfert dans les nuées de cet affrontement trop dangereux sur la Terre. Au fond, c’est dans ce domaine seul qu’ils ont réussi à trouver les moyens d’une espèce non pas de coopération — c’est encore trop tôt — mais de coexistence.

C’était aussi l’opinion.

Si vous voulez le fond de ma pensée sur l’aventure d’« Apollo », je vous ferai remarquer ceci : on dit que c’est une aventure scientifique, mais qu’est-ce qu’on met dans les modules spatiaux ? Pas des savants, mais des colonels. Et ils font cela en service commandé : au service de l’armée américaine. Et généralement, quand ils reviennent après une expédition qui a bien réussi, ils étaient partis colonels et ils deviennent généraux. On pourrait dire que tout ce qu’ils ont été chercher là-haut, c’est une étoile — une petite étoile en cuivre qu’ils se mettent sur l’épaulette.

Néanmoins, ce sont les savants qui les font aller là-bas. Alors il y a un petit jeu subtil entre les militaires et les savants, dans cette affaire ?

Les savants peuvent dire que ce sont eux qui transforment ces colonels en projectiles à têtes chercheuses. Les savants pourraient dire — et ils le pensent peut-être — que ce sont eux qui utilisent le prétexte militaire en faveur d’une connaissance scientifique. Probablement que les militaires font le même raisonnement en sens inverse.

Qui faut-il croire ?

Les véritables motifs, on ne les saura que beaucoup plus tard, et ce ne seront pas les « bons » (les vrais) que l’on décidera d’adopter officiellement, dans les livres d’histoire par exemple. Je pense que si on découvre un jour dans l’espace, grâce à des stations mises sur orbite autour de la Terre — qui feront des observations sur le temps, sur le trajet des nuages ou des maladies — je ne sais quoi d’inattendu aujourd’hui, qu’on ne cherche donc pas consciemment, on dira : c’est pour cela qu’on était parti et qu’on avait fait tout ce programme si coûteux !

Il s’est produit exactement la même histoire avec Christophe Colomb, mais en sens inverse : dans les livres d’histoire d’aujourd’hui, vous lisez très couramment que si Christophe Colomb est parti avec ses petites caravelles, c’est parce qu’il était au service d’un roi d’Espagne rapace, cupide, qui voulait de l’or et des esclaves, et qui l’a envoyé découvrir l’Amérique pour cela. Or les motivations réelles de Christophe Colomb étaient d’un tout autre ordre — on peut le vérifier dans son journal : c’était de financer une dernière croisade pour délivrer Jérusalem — motif mystique. Il ne pensait pas du tout découvrir l’Amérique. Il voulait trouver les Indes, parce qu’on lui avait dit qu’aux Indes les cités étaient pavées d’or et les palais recouverts de tuiles d’or. Or Christophe Colomb a trouvé l’Amérique, qu’il ne cherchait pas. Et bien après lui, on y a trouvé de l’or. Et un peu après lui, on y a recruté des esclaves. Mais la motivation était d’un ordre complètement différent.

Je voudrais vous poser une autre question, toujours sur le même sujet : est-ce que vous êtes déçu, finalement, ou est-ce que vous avez envie d’aller dans la Lune ?

Je suis profondément déçu. Je suis dans un sentiment de désenchantement. J’ai l’impression que les rêves de l’humanité depuis des siècles — les rêves de poètes, les rêves de fantaisistes comme Cyrano de Bergerac, les rêves de Jules Verne — dépassaient de beaucoup ce que nous sommes en train de faire. Le rêve dévalorise l’actualisation de la découverte de la Lune. Cyrano de Bergerac, par exemple, dans le fameux récit de son Voyage dans les empires de la Lune et du Soleil, décrit la Lune comme quelque chose d’absolument idyllique, c’est le paradis terrestre transporté, il y rencontre des hommes très bien, il y rencontre le génie de Socrate, tout se passe merveilleusement. Eh bien ! au fur et à mesure qu’on avance vers la substance de la chose, quand on est prêt à la toucher, on s’aperçoit que la Lune est une malheureuse, vilaine chose, couverte de tuf volcanique, de lave pulvérulente. En somme, c’est une sorte de banlieue poussiéreuse de la Terre.

… et inhabitée ! Car l’essentiel des rêves des poètes ou de Cyrano de Bergerac, c’était d’imaginer une race d’hommes supérieurs, intelligents, meilleurs que nous, qui habitaient la Lune.

Eh bien ! on s’aperçoit qu’il n’y a personne.

Il y a un texte qui m’a frappé, que vous avez cité dans un article il y a sept ou huit ans — à l’époque où on envoyait le premier obus sur la Lune : c’est un texte de Werner von Braun, qui est un des pères du voyage dans la Lune, et qui nous décrit le paradis qui nous attend là-bas. Il nous dit que nous aurons là-bas des hôtels de grand luxe, avec des paysages extraordinaires. Alors on arrive à se demander aujourd’hui : est-ce que l’on a dépensé 100 milliards — 100 milliards n’étant qu’une partie de la dépense totale — pour avoir un Moon-Hilton ?

… devant des paysages désolés, absolument désertiques ! Je dois dire que quand je pense à l’éventualité d’un exil sur la Lune, il me prend un amour passionné de la Terre, de la surface terrestre, des arbres, de l’herbe…

Ce sont des réactions subjectives que nous exprimons. Mais on peut imaginer des réactions objectives. Alors je voulais vous rappeler une déclaration célèbre de Lénine. H. G. Wells, le célèbre romancier anglais, qui est l’un des pères de l’anticipation, était allé l’interviewer. « Je dis à Lénine, raconte Wells, que le développement de la technique humaine pourrait un jour changer la situation mondiale : la conception marxiste elle-même n’aurait plus de sens. » Et à la grande stupéfaction de Wells, « Lénine, dit-il, me regarda et me répondit : Vous avez raison ; en lisant votre roman La Machine à explorer le temps, je l’ai compris moi aussi. Si nous arrivons à établir les communications interplanétaires, il faudra réviser toutes nos conceptions philosophiques, sociales et morales. Dans ce cas, le potentiel technique, devenu illimité, imposerait la fin de la violence comme moyen et comme méthode de progrès ». Dans la bouche de Lénine, c’est une prophétie assez extraordinaire : est-ce qu’elle est complètement fausse ?

Sûrement pas, car la recherche spatiale, l’arrivée sur la Lune notamment, est d’une part une concurrence entre les Américains et les Russes, mais d’autre part elle suppose certaines formes de coopération discrète et en tout cas de coexistence.

Lénine dit aussi : « Il faudra changer nos conceptions philosophiques, sociales et morales. »

Alors là, il parlait pour lui ! Si pour lui, la seule doctrine véritable est le marxisme, qui est une doctrine des rapports de productions, il est évident qu’elle ne vaut plus rien si on va sur la Lune — où les rapports de productions ne sont en rien comparables à ce qu’ils étaient au xixe siècle, quand Marx a écrit sa théorie.

Il n’y a pas de prolétariat sur la Lune, pour l’instant.

Justement, et on ne va pas en créer un, j’espère que non… Où Lénine se trompe à mon sens complètement, c’est quand il dit que toutes les doctrines philosophiques et morales devront être révisées dans ces nouvelles dimensions de l’espace. Car si vous prenez une doctrine comme le christianisme, dont la base est l’amour du prochain, je ne vois pas en quoi elle serait modifiée si deux hommes arrivent sur la Lune. Ils auront les mêmes problèmes de s’aimer activement, de s’entraider, qu’ils auraient sur la Terre ou sur Mars.

D’ailleurs, cette question de dimensions, qui va changer quand nous aurons l’espace et pas seulement la Terre et le petit coin de ciel que nous voyons, permet de tirer des conclusions très ambiguës. Moi, j’ai une impression de frustration, à me dire : la Lune, ce n’est pas aussi beau, ce n’est pas aussi paradisiaque qu’on le pensait. Au fur et à mesure que l’homme va plus loin dans l’espace, je me sens plus enfermé sur la Terre. C’est-à-dire que je suis frustré par les dimensions physiques augmentées dans l’espace. Et cela me ramène à l’amour de la Terre. Plus encore, cela me ramène à cette idée que la véritable aventure humaine est à l’intérieur de chacun de nous, non pas à l’extérieur, dans l’espace, le cosmos physique. Je crois que même du point de vue de la technique, les plus grands achèvements humains sont les plus simples, ceux qui demandent le moins d’argent et qui finissent par se faire en un clin d’œil, à la vitesse de la pensée. Eh bien ! l’aventure intérieure, elle ne demande rien, elle ne demande pas de crédits spéciaux. Pour entrer dans le fond de soi-même, pour y découvrir des choses complètement nouvelles, et réellement stupéfiantes souvent, elle ne demande ni crédit, ni gadget. En quoi je pense qu’elle est vraiment le sommet de l’aventure humaine.


Relisant au lendemain du retour des cosmonautes la transcription de cet entretien télévisé, je ne vois rien à modifier à ce que je disais un mois avant le départ d’Apollo 11.

Il y avait là comme un écho anticipé de ce que tant d’autres ont dit depuis, parmi lesquels, une bonne moitié des citoyens américains, et quelques-uns de nos meilleurs esprits européens : « Quel merveilleux exploit technique ! Mais si l’on découvrait demain que cela ne sert à rien ? »

Ce qui importe, c’est qu’un profond mouvement se dessine déjà, jusque dans l’administration Nixon, pour que soit reportée sur la Terre une part ou moins des centaines de milliards qu’on destinait à se perdre au ciel vide.

Quant à ma conclusion, elle m’a valu des lettres qui disaient en substance : l’aventure intérieure, très bien, mais cela se pratique comment ?

Voilà le type même de la question qui peut ouvrir, obscurément, la voie, mais à laquelle personne au monde ne peut répondre pour un autre — ou sinon, où serait l’aventure ?