(1970) Le Cheminement des esprits « Champs d’activité — Pour une politique de la recherche » pp. 142-146

Pour une politique de la recherche27

Le Musée et le laboratoire

On ne fera pas l’Europe sans l’aide de sa culture : ce serait vouloir la faire sans ce qui la définit. Si elle a dominé le globe durant des siècles, on ne saurait expliquer ce fait central de l’histoire de l’humanité par des données purement physiques, bien au contraire. Ni le sous-sol assez pauvre, ni le sol assez fertile, ni la population très dense, ni le climat modéré, ni les déséquilibres dynamiques résultant de ces facteurs combinés ne rendent compte d’une manière décisive de ce qu’il faut bien appeler le miracle européen, et qui n’est pas lisible sur les cartes, mais seulement dans l’histoire de l’esprit et des mœurs. Nommons cela, pour simplifier, culture, et du même coup, nous aurons dit que la culture n’est pas un luxe pour nos peuples, mais une nécessité vitale. Tout cela n’est pas nouveau, mais on l’oublie souvent, notamment quand on pense en marxiste ou en capitaliste matérialiste, comme le font cinq sixièmes du genre humain.

On entend bien que la culture dont je parle ici n’est pas seulement celle des loisirs, celle que les gens consomment, mais bien celle qui produit. Ce n’est pas seulement l’activité assimilatrice de ceux qui regardent des tableaux, lisent des livres et apprennent une science, mais l’activité créatrice de ceux qui peignent, écrivent, conçoivent et inventent. Car s’il est vrai que l’Europe a découvert la Terre, puis toute l’histoire de l’Homme et de ses créations, et qu’elle en a collectionné les témoignages, il n’est pas moins certain qu’elle a produit elle-même la seule culture ou civilisation qui ait su devenir effectivement mondiale. Le symbole de l’Europe et de sa culture n’est donc pas seulement le Musée : c’est d’abord le Laboratoire. Et si l’on veut sauver le foyer rayonnant de cette culture que toute la Terre imite, ce n’est pas du Musée d’abord, mais du Laboratoire qu’il faut se préoccuper. (Étant bien entendu que ce Laboratoire a derrière lui toute l’histoire des idées, des attitudes humaines et des croyances dont l’ensemble fait une culture.)

Traduisons ces images en termes tout pratiques : l’avenir de notre Europe étant lié à l’avenir de sa culture, c’est aux activités de recherche créatrice que doit aller d’abord le soutien financier du mécénat européen.

Problème général du mécénat au xxe siècle

Mais que signifie, dans le concret, l’aide à la culture créatrice ? Jusqu’à notre temps, c’est bien simple. Certes, on ne finance pas un poème, une intuition ou une philosophie, mais on peut commander un tableau, une partition, un monument, on peut acheter des livres, et l’on peut entretenir l’artiste, le penseur et le savant : tout le mécénat classique a consisté dans cette aide indirecte à la culture, qui n’était pas sans exercer quelque influence sur son cours. Cependant, un phénomène nouveau se manifeste de nos jours : c’est celui de la subvention, qui n’est plus l’aide aux créateurs individuels, mais aux instituts de recherches, bureaux d’études et séminaires, œuvres d’éducation, fouilles et films. Rien de pareil au xvie siècle ni, de fait, avant notre époque. Et ceci modifie profondément les méthodes et l’objet du mécénat.

Notez bien que le problème que j’évoque n’est pas posé par la disparition des princes capables de dépense. Car il existe parmi nous autant ou plus de grandes fortunes qu’à la Renaissance ou au Grand Siècle. Le problème est posé par le fait que nos virtuels mécènes à l’ancienne mode ne sont plus en mesure — sauf de rares exceptions — de savoir par eux-mêmes où il faudrait aider, de quelle manière et pour quelles fins utiles.

Pour se faire le mécène d’un peintre ou d’un auteur, il suffisait d’avoir de l’argent et du goût, une certaine culture générale et l’instinct de la qualité. Mais aujourd’hui, ce sont les éditeurs, les marchands de tableaux et les impresarios qui ont repris cette fonction, non sans la modifier dans le sens commercial que l’on sait. Dès lors le mécénat doit se tourner vers des domaines très différents, où il est moins facile de s’orienter. Comment savoir où sont les vrais besoins, quelles recherches sont nécessaires, et qui pourra les diriger ? Il faudrait disposer d’un état permanent des problèmes à résoudre, des chercheurs disponibles, et des initiatives en quête de fonds. Cette information encyclopédique dépasse évidemment les capacités d’un particulier, si riche soit-il, ou d’un ministère national. Elle suppose l’existence d’Instituts de la conjoncture culturelle à l’échelle internationale, et c’est bien ce rôle que jouent en fait les plus grandes Fondations américaines, intermédiaires indispensables désormais entre le mécène et les bénéficiaires (variés, nombreux et souvent fort lointains) de son appui.

Qu’avons-nous de ce genre, en Europe ? Quantité d’instituts nationaux — ministères, conseils de la recherche et fondations spécialisées — mais presque rien au plan européen. Le Marché commun de la culture, qui existe en fait depuis des siècles en Europe (et qu’un nationalisme littéralement « borné » n’a jamais pu totalement supprimer) attend encore un mécénat à sa mesure.

Problèmes particuliers d’un mécénat européen

L’Europe unie, dont le Marché commun et le Conseil de l’Europe tentent de construire les premiers cadres, va découvrir très vite, en entrant dans le concret, qu’elle ne saurait se passer ni de recherches nouvelles ni d’un immense effort d’éducation. Une civilisation continentale, ou une fédération de peuples embarqués pour un même destin, qui négligeraient encore la recherche d’avant-garde et l’éducation générale, se verraient rapidement liquidées dans la compétition impitoyable qui s’instaure à l’échelle planétaire.

La question qui se pose d’urgence est celle de l’aide puissante et cohérente qu’il faut donner à cette culture dont la vitalité sera décisive.

Aide puissante, tout d’abord. Les rares institutions qui ont assumé la mission de servir à la fois la culture et l’Europe en sont encore réduites à des budgets de misère. Signe hélas trop certain que les pouvoirs publics ; les organisations européennes et les sources privées de financement n’ont pas encore compris la nouveauté et les impératifs du xxe siècle.

Aide cohérente, ensuite, ou plutôt en même temps. La dispersion des entreprises « européennes » dans le domaine de la culture est encore plus choquante, si possible, que nos divisions nationales, et n’est pas moins débilitante. Non seulement elle multiplie les doubles emplois (constamment dénoncés, toujours recommencés), mais encore elle fournit un prétexte facile à refuser les fonds nécessaires pour l’essor efficace de chaque initiative.

Idée d’un Conseil européen de la recherche

Comment guérir cette maladie infantile de l’européisme dont je viens d’esquisser le diagnostic ? Le programme constructif que je déduis d’une expérience intime de ces problèmes depuis une bonne dizaine d’années, tient en trois points :

1. Création d’un Conseil européen de la Recherche et de l’aide à la culture.

2. Mise à la disposition de ce Conseil des fonds jugés par lui nécessaires, — fonds qui seraient fournis par le secteur privé (firmes et fondations) et par les organisations européennes interétatiques.

3. Désignation, création, ou renforcement de quelques centres d’étude et d’exécution des tâches définies par le Conseil (recherches, informations, éducation, relations avec d’autres régions du monde.)

Le Conseil européen de la Recherche devrait grouper essentiellement des représentants qualifiés (créateurs plutôt qu’organisateurs) de toutes les branches de la culture. On pensera que cela va de soi. Mais je vois au contraire que trop souvent, dans les comités d’aide aux arts et aux sciences, on mêle la stratégie de la recherche et la tactique du financement, si bien que la seconde paralyse la première au lieu de s’en inspirer pour trouver ce qu’il faut.

Les besoins devraient être formulés dans toute la liberté de l’imagination la mieux nourrie de connaissances précises des domaines envisagés et des perspectives qu’ils nous ouvrent.

Après quoi, d’autres comités, composé d’organisateurs, de financiers et d’officiels, donneraient ou refuseraient les moyens nécessaires, — ces moyens qu’on ne trouve jamais quand on n’a pas bien vu l’enjeu, mais qui se trouvent aussitôt qu’on a compris… ou que d’autres vous ont devancés.

Le Conseil européen de la Recherche se justifierait avant tout par sa volonté de maintenir un certain équilibre, conforme au génie européen, entre les diverses branches de la recherche : sciences physiques, mathématiques, technologie, sciences économiques, sociologie, biologie, génétique, médecine, philosophie, éducation, droit international, histoire, arts, archéologie et ethnographie, anthropologie, etc. de manière à éviter, entre autres, le double danger d’une insistance exclusive sur les sciences physiques et la technique, le Laboratoire, ou d’une persistance à cultiver surtout les valeurs du Musée européen.

Un second avantage du Conseil serait d’éliminer l’amateurisme qui menace parfois de caractériser les suggestions et les méthodes de comités trop mixtes dans leur composition. Je rappelle la difficulté d’une connaissance sérieuse de la conjoncture culturelle, et que la bonne volonté n’y suffit plus. La fonction du mécène est devenue collective ; elle relève de la science et non plus de hobbies ; elle est devenue part intégrante de la stratégie à long terme de notre monde occidental.

Il faut donc établir en Europe une politique de la culture et des recherches, dominée par des vues d’ensemble et tenant compte d’études conjoncturelles, dont j’ai dit que les départements spécialisés des Fondations américaines peuvent donner une première idée — à repenser dans le contexte européen.

Mais pour qu’une politique de ce genre porte effet, il faut absolument que les responsables de notre vie économique et politique saisissent la réalité du xxe siècle : c’est le pool des cerveaux qui fera marcher les autres, et l’Europe gagnera la maîtrise de la paix si elle se décide enfin à soutenir puissamment la culture, son meilleur atout.