(1970) Lettre ouverte aux Européens « Lettre ouverte » pp. 7-24

Lettre ouverte

Albanaises, Albanais !
Allemandes fédérales et de l’Est, Allemands fédéraux et de l’Est !
Autrichiennes, Autrichiens !
Baltiques et Baltes d’Estonie, de Lettonie, de Lituanie !
Belges, Belges !
Bougresses, Bougres1 !
Chypriotes, Chypriots !
Danoises, Danois !
Espagnoles, Espagnols !
Finnoises, Finlandais !
Françaises, Français !
Grandes-Bretonnes, Grands-Bretons !
Hellènes et Grecs !
Hollandaises et Néerlandais !
Hongroises et Magyars !
Irlandaises, Irlandais !
Italiennes, Italiens !
Luxembourgeoises et leurs bourgeois !
Maltaises, Maltais !
Norvégiennes, Norvégiens !
Ottomanes et Turcs !
Polonaises, Polonais !
Portugaises, Portugais !
Roumaines, Roumains !
Suédoises, Suédois !
Suissesses et Suisses des vingt-deux cantons !
Tchécoslovaques (bis) !
Yougoslaves, Yougoslaves !

Vous tous, en résumé2, à qui je m’adresse non sans quelques scrupules de détails3, vous aurez à me pardonner de vous simplifier bien plus encore la prochaine fois que j’aurai à vous apostropher ou seulement à solliciter votre attention. Car nous ne pourrons jamais rien faire ensemble s’il faut chaque fois que nous commencions par nous énumérer dans les deux genres et selon l’ordre alphabétique, ce qui exige plus de quatre-vingts mots de salutation avant que de rien dire, et ne donne encore qu’une faible idée des gênes, obstacles, pertes de temps et d’énergie qu’entraîne l’existence de nos États-nations, dès qu’il s’agit de collaborer pour quoi que ce soit. Laissez-moi donc vous dire tout simplement :

Européennes, Européens !

Car nous avons beaucoup à faire ensemble, et sans délai.

(Le général de Gaulle n’eût jamais pu devenir le premier président de l’Europe, du seul fait qu’il n’eût pas accepté de commencer ses discours par autre chose qu’« Albanaises, Albanais ! » et la suite. Il était et demeure persuadé que la seule réalité qui compte est nationale.)

Mais on me dit que vous n’existez pas !

On me dit qu’il n’existe, en Europe, que des Français, des Anglais, des Allemands, des Suisses, des Albanais, etc., et que les « Européens » ne sont qu’une vue de l’esprit. À ce titre, il n’y a pas de Suisses, mais seulement des ressortissants de vingt-deux États souverains nommés cantons ; il n’y a pas de Français, mais des Bretons, des Basques, des Occitans, des Alsaciens, des Niçois, des Poitevins, des Catalans, des Francs-Comtois, des Bourbonnais, des Béarnais, des Savoyards, des Lorrains, des Corses, et j’en passe. La France, la Suisse et les autres nations ne sont pas pour autant de simples vues de l’esprit, mais des réalités bien marquées sur les cartes et bardées de cordons douaniers. Cependant, elles sont plus transitoires que la Bretagne, la Castille, l’Écosse ou Berne, qui existaient bien avant l’État-nation où elles se trouvent englobées aujourd’hui, et qui lui survivront assurément. Le problème se ramène à ceci :

– ou bien vous êtes Français d’abord et à jamais, ou Tchèques, ou Suisses, et vous croyez devoir à cause de cela refuser l’union de l’Europe : mais un jour vous découvrirez — ou vos enfants — que vous n’êtes plus réellement Français, Tchèques, ou Suisses, que vous ne l’êtes plus qu’à titre honorifique, par courtoisie ou par simple routine administrative survivant aux conditions de fait, comme il arrive, car vous serez Américains ou Soviétiques par allégeance obligatoire, économique, sociale ou idéologique ;

– ou bien vous choisissez l’union de l’Europe, et vous fondez le seul pouvoir capable de sauvegarder votre être national et régional, vos manières d’être différents, votre droit à rester vous-mêmes.

En d’autres termes : si vous n’existez pas en tant qu’Européens, vous n’existerez plus, ou pas longtemps, en tant que Français, Tchèques ou Suisses. Vous serez colonisés l’un après l’autre, et insensiblement dénaturés par le dollar ou par vos partis communistes, comme vous l’avez été, il n’y a pas longtemps, par le national-socialisme.

Vous n’existerez plus, faute d’avoir reconnu qu’il ne tient qu’à vous d’exister — puisque, après tout, vous êtes déjà là, vous êtes tous là depuis des siècles, et qu’il s’agit seulement de le reconnaître ! Ceux donc qui disent que vous n’existez pas auront raison tant qu’ils entretiendront vos divisions. Car vous n’existerez que tous ensemble.

Mais alors tous ensemble, vous serez plus et mieux que les égaux des deux grands qui aujourd’hui vous écrasent, discutent le sort du monde par-dessus votre tête et sont prêts à vous jouer aux dés. Je vous le démontre.

Considérez attentivement le croquis ci-après.

Notez que le rectangle du milieu, qui a même base, est plus haut que les deux autres additionnés.

Question : Que représente ce rectangle central ?

Réponse : L’Europe « écrasée » entre les deux Grands.

Aux derniers recensements, les États-Unis comptaient un peu plus de 200 millions d’habitants, l’URSS un peu plus de 230 millions, et les trente pays européens additionnés 480 millions (dont 360 à l’Ouest, 120 à l’Est).

Ces quantités démographiques ne disent évidemment qu’une partie de l’histoire : les qualités de l’ouvrier, du philosophe et de l’artiste européen — sens de la tradition et goût de l’innovation en interdépendance étroite — font un atout de la forte densité de population qui ailleurs, en Inde et en Chine, par exemple, constitue un lourd handicap.

Avouez qu’il est au moins curieux que l’Europe se sente écrasée entre deux colosses plus petits qu’elle, qui n’atteindraient même pas sa taille en montant l’un sur l’autre, et qui au surplus sont loin d’additionner leurs forces contre nous : ils sont rivaux, et l’un est notre allié, si l’autre est le despote que subissent encore à peu près un quart d’entre nous.

Mais votre pessimisme et votre angoisse s’expliquent et paradoxalement se « justifient » par le fait même qui les cause et que vous entretenez jalousement : la division de l’Europe en une trentaine d’États-nations qui tous prétendent à la souveraineté absolue. Vous ne vous sentez pas le citoyen d’une nation de 500 millions en devenir, surpassant

les deux Grands additionnés, mais seulement d’un petit État qui ne fait pas le poids, qui n’est plus à l’échelle du monde nouveau. C’est que l’union de l’Europe n’est pas faite, et il faut donc absolument la faire pour que notre capacité globale se réalise, non seulement dans les statistiques mais dans les consciences, non seulement face au monde qui peut aller sans nous, à la rigueur, mais face à notre vocation, et moins pour édifier une puissance collective que pour vivre nos libertés. Ce n’est pas, ou ce n’est plus une question de vie ou de mort : on peut très bien vivre à l’américaine, un peu moins bien sous la coupe du PC, mais faut-il se faire tuer pour ça ? Better red than dead ! (Plutôt rouges que morts !) disait Bertrand Russell en 1961.

Il n’y va que du sens de nos vies…

Il y a longtemps qu’on vous dit cela et que vous n’avez pas d’oreilles pour l’entendre.

Cela commence en 1308, quand Pierre Dubois, légiste de Philippe le Bel, adresse à tous les princes d’Europe une lettre ouverte les appelant à s’unir contre les Turcs. En réalité, c’est contre l’anarchie des États souverains, alors naissants, qu’il voulait prémunir le peuple européen. Les mêmes motifs, l’un déclaré, l’autre réel, sont repris au siècle suivant par Georges Podiebrad, roi de Bohême, et par son adversaire le pape Pie II, au lendemain de la chute de Byzance. Dans les deux cas, on propose une armée commune, un parlement européen, un tribunal d’arbitrage supranational, le tout assorti de sanctions économiques et d’une capitale ambulante, changeant de siège tous les cinq ans.

Au xviie et au xviiie siècle, six plans majeurs d’union européenne voient le jour : le Nouveau Cynée d’Émeric Crucé, moine parisien, en 1623 ; le « Grand Dessein » du duc de Sully, ministre huguenot d’Henri IV, en 1638 ; le Réveil universel d’Amos Comenius, évêque de l’Église morave, en 1645 ; l’Essai sur la paix présente et future de l’Europe de William Penn, quaker anglais et fondateur d’un grand État américain, en 1692 ; à quoi s’ajouteront deux Projets de paix perpétuelle, celui de l’abbé de Saint-Pierre en 1712 et celui d’Emmanuel Kant en 1795.

Chacun de ces auteurs se réfère à l’un au moins des plans qui ont précédé le sien, mais comme s’il était seul à l’avoir remarqué, sauf s’il s’agit du Grand Dessein, toujours cité, mais que personne n’a pu lire, et pour cause4. Tous appellent à l’union contre la guerre, comme si la guerre n’était pas le jeu favori des princes, en attendant qu’elle soit celui des peuples, grâce aux conquêtes de la Révolution.

Alors, on change de motifs d’union. Henri de Saint-Simon publie en 1815 un plan qu’il intitule : De la réorganisation de la société européenne, ou de la nécessité de rassembler les peuples de l’Europe en un seul corps politique, en conservant à chacun son indépendance nationale. Rompant avec la tradition des grands isolés qui s’adressaient aux seuls princes, il propose aux peuples d’élire un Parlement européen « placé au-dessus de tous les gouvernements nationaux ». Il propose aux Français et aux Anglais de fusionner leurs politiques. Et il place le problème sur le plan « des intérêts communs et des engagements solides ». C’est déjà le Marché commun de Jean Monnet ! « À toute réunion de peuples comme à toute réunion d’hommes, il faut des institutions communes, il faut une organisation : hors de là, tout se décide par la force. » De ces doctrines cependant ne devait pas résulter l’union de l’Europe, mais les phalanstères de Fourier et les grandes entreprises capitalistes du canal de Suez et du canal de Panama.

Ni la lutte contre l’ennemi commun ou contre les tyrans, ni le désir de paix, ni même la recherche de la prospérité n’ont jamais convaincu nos responsables. À l’union — seul moyen qui conduise à ces fins — ils ont préféré dans l’ensemble la guerre nationale ou civile, ainsi que les tyrannies en chaîne et les cascades de crises que toute guerre suscite. Car autrement, où serait la politique, telle qu’ils l’entendent ? Faute d’oser avouer qu’ils ont besoin de la guerre, ils la présentent comme une réalité inéluctable, et, pour le vérifier, déclenchent la guerre mondiale.

Ce sera contre le nationalisme qui vient de faire ses preuves que Coudenhove-Kalergi, dès 1922, suscitera le Mouvement paneuropéen. Cette première action militante pour l’Europe n’aboutira qu’au beau texte du mémorandum écrit par Alexis Léger et présenté par Aristide Briand à la Société des Nations en septembre 1930 : la SDN oubliera même de l’étouffer, dans sa stupeur devant le premier triomphe électoral d’Hitler, annoncé quelques jours plus tard.

Mais, dès le début des années 1930, des mouvements de jeunes se cherchent et se trouvent par-dessus les frontières, en France, en Suisse, en Grande-Bretagne et en Belgique, mais aussi en Allemagne déjà presque hitlérienne et même en Italie fasciste5. Cette Internationale qui n’a pas besoin du nom se proclame à la fois anticapitaliste, antifasciste et anticommuniste. Elle oppose la personne à l’individu atomisé, la communauté au collectivisme forcé, et le fédéralisme intégral au stato-nationalisme régnant. Celui-ci célèbre enfin son triomphe dans les pays totalitaires, hargneusement critiqués par les « démocraties » qui n’ont pas été jusqu’au bout de leur nationalisme et de leur étatisme, et qui en font des complexes, comme Freud l’avait prévu.

La guerre éclate et aussitôt tout s’accélère. Une action politique, économique et culturelle s’organise en Europe et pour l’Europe, bien décidée à transformer en réalités fédéralistes immédiates la guerre des États-nations, perdue par tous, et la passion de la résistance européenne.

Le temps des plans sans suite est révolu. Désormais, tout s’enchaîne et s’entraîne : chaque pas nouveau devient indispensable pour assurer le précédent. Voici la succession des événements.

Au printemps 1944, se réunissent clandestinement dans une villa de Genève, et à quatre reprises, les 31 mars, 29 avril, 20 mai et 7 juillet, des militants de la Résistance de neuf pays européens. Ils élaborent une déclaration commune, constatant la solidarité qui unit les peuples en lutte contre l’oppression nazie. Ils désignent les buts moraux, sociaux, économiques et politiques d’une union de leurs pays et ils déclarent :

Ces buts ne peuvent être atteints que si les divers pays du monde acceptent de dépasser le dogme de la souveraineté absolue des États en s’intégrant dans une unique organisation fédérale.

La paix européenne est la clé de voûte de la paix du monde. En effet, dans l’espace d’une seule génération, l’Europe a été l’épicentre de deux conflits mondiaux qui ont eu avant tout pour origine l’existence sur ce continent de trente États souverains. Il importe de remédier à cette anarchie par la création d’une Union fédérale entre les peuples européens.

On aura reconnu, dans ce langage, les principaux motifs des Plans européens que j’ai cités. Rien de nouveau, sinon ceci, qui est décisif : nous n’avons plus affaire à des voix isolées, parlant dans le désert et pour l’avenir, mais à des groupes de militants en plein combat ; et non plus à des vœux, mais à des volontés.

Ces idées et ces volontés vont agir, dès la guerre finie. Il en naît, dans tous nos pays, un foisonnement de petits groupes, associations, mouvements et ligues fédéralistes. Leurs chefs, rassemblés à Montreux à l’automne 1947, décident de convoquer pour le printemps suivant des états généraux de l’Europe. Churchill vient de faire à Zurich son célèbre discours appelant à l’union tous les peuples du continent (sauf les Anglais). On lui offrira la présidence.

Et c’est ainsi que de la conjonction d’une dizaine de mouvements fédéralistes ou unionistes, de quelques grands hommes politiques et de plus de huit-cents députés, dirigeants syndicalistes, intellectuels et économistes — conjonction combien difficile et improbable, pourtant réalisée en quelques mois par un extraordinaire animateur, le Polonais Joseph

Retinger — résulte le Congrès de l’Europe, qui se réunit à La Haye au mois de mai 1948.

Tout est parti de là, on ne le dira jamais assez. Car le congrès de La Haye fut la synthèse vivante des grands motifs d’union représentés en fait par ses trois commissions, la politique, l’économique et la culturelle :

la paix par la fédération, jugulant l’anarchie des États souverains ;

la prospérité par une économie à la fois libérée et organisée ;

— et la communauté spirituelle par le rassemblement des forces vives de la culture, au-delà des frontières et des nationalismes.

Tout est parti de La Haye, je le répète : car, de chacun des trois motifs retenus et rassemblés par le Congrès, donc de chacune des commissions qui le composent, vont sortir, en quelques années, trois grandes lignées d’institutions aujourd’hui solidement établies, donc trois promesses de succès — tandis que du motif de la défense, non retenu à La Haye, ne sortira qu’un retentissant échec.

(S’il était vrai que la peur de Staline ait été le vrai moteur de notre union, la première institution européenne acceptée eût été logiquement la CED : or, c’est en fait la seule qui ait été refusée.)

Voici ce qui a été réalisé :

La commission politique de La Haye avait demandé l’institution d’un Conseil de l’Europe, doté d’une Cour des droits de l’homme et d’une Assemblée européenne. Neuf mois plus tard, le Conseil de l’Europe et la Cour sont créés. Puis l’Assemblée (seulement consultative, hélas) est inaugurée à Strasbourg.

La commission économique avait demandé la création d’institutions communes, permettant la fusion des intérêts essentiels de nos nations : production industrielle, législation sociale, tarifs douaniers, liberté des échanges. Deux ans plus tard, Robert Schuman et Jean Monnet proposent et font accepter la Communauté européenne du charbon et de l’acier, ou CECA, à laquelle viendront s’ajouter, dès 1957, l’Euratom et le Marché commun, aujourd’hui en pleine expansion.

La commission culturelle, enfin, avait demandé l’institution d’un Centre européen de la culture. Et celui-ci se crée à Genève dès 1949, tandis qu’on voit depuis une vingtaine d’années se multiplier autour de lui, bien souvent grâce à lui, parfois sans lui, et même quelquefois contre lui — mais ainsi le veut le pluralisme européen, vrai fondement de notre unité — plus d’une centaine d’instituts, associations, maisons de l’Europe et fondations, qui se proposent tous et toutes de réveiller et d’entretenir le sentiment de notre commune appartenance à l’aventure spirituelle de l’Europe.

Cependant, l’entreprise fédéraliste n’a cessé de se dégrader à partir des journées de La Haye, chargées de destins ambigus.

Surtout, qu’on ne profite pas de l’occasion pour placer le cliché du « sort commun des idéaux au contact de la réalité » ! Car ce n’est pas notre idéal fédéraliste, mais un modèle d’union très différent, l’« intégration », qui s’est vu proposé peu après à l’attention méfiante des gouvernants — toute action populaire abandonnée.

Et nous voici passés en vingt-cinq ans de l’Europe de la Résistance à l’Europe des marchandages, et des aspirations généreuses d’une centaine de milliers de militants à l’obstruction experte des États.

Nous voulions une fédération continentale, politique, culturelle, sociale, économique, c’est-à-dire une Europe « rendue dans toute son étendue à la libre circulation des hommes, des idées et des biens ». Nous avons une union douanière qui n’a pas supprimé les douaniers ni même ces barrières peintes en rouge et blanc qu’ils ne lèvent jamais qu’à regret ; nous avons quelques règlements dits sectoriels, et l’esquisse — si le mot n’est pas trop fort — d’une politique commune dans l’industrie, l’agriculture et les transports, mais tout cela ne concerne encore que six pays sur les trente que j’énumérais.

L’idée d’union en général, la désacralisation des frontières, la conscience d’une communauté de destin continentale ont progressé dans les esprits (des jeunes surtout), cela me paraît indéniable, encore qu’il soit très malaisé de le mesurer et très aisé de le nier cyniquement, tant que l’on ne consulte pas le suffrage universel, seul sondage d’opinion décisif — seul tir à balle après ces tirs à blanc que l’on publie impunément.

Quant à notre union politique… Sur ce plan, il faut bien constater que l’on n’a pas avancé d’un mètre, qu’on a même plutôt reculé6. Pourquoi ce recul ?

Le défi serait-il moins pressant, les motifs d’union moins nombreux, ou affaiblis ? Reconnaissons que certaines urgences ne sont plus celles de l’après-guerre. Les risques de conflits armés entre pays européens sont aujourd’hui faibles ou nuls, grâce aux mises en commun économiques, gouvernementales et privées, mais surtout grâce à notre faiblesse relativement aux deux empires qui nous surveillent et qui nous investissent : mot qui vaut pour des troupes et pour des capitaux. Les ruines des bombardements ne sont plus guère visibles qu’en l’église du Souvenir à Berlin. Enfin, les colonies sont liquidées, et avec elles c’est une source de conflits séculaires qui est tarie. Mais ces quelques problèmes vitaux, à peine résolus, ont créé de nouvelles urgences et de nouveaux motifs d’union.

L’industrialisation a fabriqué les grands ensembles où la vie perd son sens ; elle a pollué l’air et l’eau, la terre et les semences des trois règnes.

L’aménagement de l’habitat, des villes et des climats, exige des études et des plans qui se moquent de nos frontières, comme l’ont fait de tout temps les vents et les oiseaux, comme le font aujourd’hui les ondes et les avions et l’humeur vagabonde des jeunesses en blue-jeans.

La décolonisation a produit le tiers-monde, qui a produit un labyrinthe d’exigences et d’impasses de tous ordres. Et s’il suffisait bien d’une seule de nos nations, le Danemark, la Hollande ou le Portugal, pour établir un empire colonial, ce serait à peine assez de toute l’Europe unie pour contribuer à résoudre, aujourd’hui, les problèmes de la faim, des termes de l’échange, des guerres tribales, des allergies à la technique et des « impérialismes internationaux », l’américain, le russe et le chinois, aux prises dans les colonies d’hier.

La stabilisation de l’Est européen n’a été garantie que par la satellisation politique et commerciale imposée et réimposée par l’Armée rouge : 1945, 1956, 1968. La stabilisation des démocraties de l’Ouest n’est garantie que par les armements et les investissements américains. Toute résistance locale ou nationale paraît vaine contre cette double tentation. Et cependant…

Stabilisés et garantis, cela signifie colonisés mais pas unis. Et même : colonisés parce que désunis ! Voici plus de vingt ans que je le répète. La bande du recueil de textes que je publiais au début de l’été 1948, sous le titre L’Europe en jeu , portait ces mots :

unie ou colonisée

(Colonisée par une armée ou une monnaie, cela s’entendait immédiatement.)

Qu’il s’agisse de défense et d’armements, de technique et de management, de recherches scientifiques, d’équilibres sociaux ou écologiques, de transports ou d’information — aucune de ces réalités ne peut être traitée sensément dans un cadre stato-national ; en revanche, chacune à elle seule suffirait à nous obliger au dépassement des cadres de l’État-nation. Or on voit bien que toutes sont en interaction. Faute d’une concertation continentale, leurs effets se traduiraient par une épidémie de neutralisations réciproques ; concertées, au contraire, elles nous donneraient de bonnes chances de faire de l’Europe, à nouveau, le moteur de l’histoire du monde.

Entre le peu qui est en train de se faire et le défi qui nous est adressé par l’existence des deux grands, et de la Chine, et du tiers-monde, et des problèmes du xxie siècle, ce n’est pas seulement un hiatus, mais un abîme qui s’élargit. Plus on va et plus mal on va.

Toutes les raisons du monde, tant négatives que positives, nous commandent d’unir l’Europe, mais le fait est que rien ou presque rien n’est fait, à l’échelle de l’Europe tout entière.

Vingt-cinq ans de discours insistant, dès le premier (celui de Churchill à Zurich), sur l’urgence vitale de l’affaire ; et un progrès de fait qui évoque pour l’humoriste « l’Enlèvement d’Europe par un escargot »… Je pars de cette constatation, de ce scandale. Il faut tout reprendre à la base.

Européennes, Européens !

Je n’écris pas un plaidoyer. Je ne vous dis pas ce qu’il faut faire. Ceux qui n’auraient pas encore remarqué qu’il est vital pour les Européens de faire l’Europe, ce n’est pas à eux que j’écris : qu’ils ferment ma lettre à cette page. J’écris à ceux qui savent que l’Europe doit s’unir, mais qui se posent ces deux questions : peut-on faire l’Europe ? et comment ?

Je dis qu’on peut fonder l’union de l’Europe sur l’unité de culture qu’elle forme et qui la forme depuis deux ou trois millénaires. Je vois que cette unité est comparable à celle d’un corps organisé : elle est faite de diversités et de tensions, elle n’est pas du tout homogène.

Je vois que la traduction de ces données de base en termes politiques d’institutions ne saurait être que le fédéralisme, méthode d’union dans la diversité, radicalement contraire à la méthode d’unité par l’uniformité qui fut celle de Louis XIV, des jacobins, de Napoléon et de nos États totalitaires de toute couleur.

Je vois que la formule sacrée, quoique moderne, de la nation étatisée qui se prétend souveraine absolument (ses chefs ont le droit de faire massacrer des millions d’hommes et de femmes dans des guerres toujours « justes » par définition, des deux côtés), je vois que cet État-nation, qui garde dans l’esprit de la totalité de nos hommes de gouvernement l’invincible réalité d’un réflexe conditionné par l’École, la Presse et l’Armée, constitue le dogme central d’une religion radicalement et à jamais incompatible avec toute solution fédéraliste, c’est-à-dire avec toute guérison du mal mortel qu’elle entretient.

C’est l’État-nation qui a créé les problèmes tragiques de l’Europe — et c’est lui qui interdit de les résoudre. Faire l’Europe suppose donc défaire l’État-nation au profit des régions d’une part, de leur fédération d’autre part, ces deux réalités complémentaires ayant pour fin non pas la puissance collective, mais la plus grande liberté des personnes.

Si vous ouvrez maintenant le dossier joint, une soixantaine de vues et d’arguments en grappe, vous y trouverez, je l’espère, presque autant d’occasions d’illustrer cet argument simple et de répondre à nos deux questions.