(1984) Gazette de Lausanne, articles (1940–1984) « Pourquoi j’écris (30-31 janvier 1971) » p. 29

Pourquoi j’écris (30-31 janvier 1971)al

Les surréalistes, les premiers, ont posé cette question à leurs contemporains, c’était vers 1925, sur le ton d’un gangster qui demande la clé de la caisse. Nulle part peut-être mieux que dans ses « jeux » n’a régné l’essentiel terrorisme qu’entretenait le surréalisme. André Breton se trouve ainsi, bien malgré lui, avoir lancé la mode (exploitée désormais sans scrupules par les équipes de la TV) de l’enquête méfiante sur nos motivations. Les écrivains ont développé contre elle une série de réactions de mauvaise foi protectrice, ou de « rationalisations » pour parler le jargon freudien. Ils ont trouvé trente-six raisons d’écrire. Ils ont milité pour des causes. Ils ont même inventé la notion de l’engagement, dans les années 1930… Elle était vraie, mais elle n’expliquait rien.

Quand on demande à Zazie pourquoi elle veut devenir institutrice, elle répond : « Pour faire chier les mômes ! » Ces mauvais sentiments animent aussi, je le crains, certains de ceux qui prétendent n’écrire que pour le salut de leurs lecteurs.

En fait, on commence à écrire vers 16 ou 17 ans, sans savoir pourquoi ni pour quoi. Et quand beaucoup plus tard, essayant de répondre à l’attente des interviewers, on met au point quelques demi-mensonges, l’important est de n’y pas croire, sinon ce serait la preuve qu’on a perdu le contact avec le mystère brut, la réalité. Nietzsche a dit cela on ne peut mieux dans Aurore : « Toutes les choses qui vivent longtemps sont peu à peu tellement imbibées de raison que l’origine qu’elles tirent de la déraison devient invraisemblable. »

Hypocrites auteurs,
mes semblables,
mes frères !

dont je connais trop bien les ruses naïves, laissez-moi tenter aujourd’hui de reconstituer l’innocence de mes débuts dans l’écriture.

Écrire est une démangeaison que l’on calme en grattant du papier. C’est à peu près aussi irrésistible, aussi peu rationnel que l’élan du désir, ou de la prière, et cela tient des deux, probablement.

C’est aussi un effet du besoin d’imiter ce qui, dans un poème ou une pensée, vient d’éveiller en vous une émotion : pour la prolonger, la faire vôtre, et rejoindre l’auteur qui vous l’a révélée — pour devenir aussi admirable aux yeux des autres qu’il est admiré par vous-même, vous essayez d’écrire comme lui des vers, un récit, des pensées, une confession.

Au début, je trouve donc cette série : émotion, allergie positive ou délectable irritation, esprit d’imitation naïve ou vaniteuse (selon que l’on sera bon ou mauvais auteur).

Et c’est beaucoup plus tard qu’on s’inventera de belles et bonnes raisons d’écrire pour exposer, pour convaincre ou émouvoir, pour dire quelque chose à quelqu’un, au public d’une revue littéraire ou à toute une nation par la TV.

C’est le pour quoi qui devient alors le vrai pourquoi, la cause finale qui agit comme vraie motivation.

Mais si je n’avais pas écrit d’abord sans cause, je ne saurais pas écrire pour une cause.

Si l’on n’a pas d’abord écrit pour rien, pour le plaisir, à cause de la démangeaison, on ne deviendra jamais un écrivain en écrivant pour tel usage bien défini, pour tel objet tout extérieur à l’écriture, et qui ne dépend nullement du processus de la pensée en train de se former par écrit : vote des femmes ou guerre du Vietnam, par exemple, mais pas l’Europe, puisque l’Europe est une création continue de la pensée proprement poétique, l’horizon qui se définit par rapport à notre progrès.

Ce n’est qu’au début d’une carrière que l’on écrit par pure envie d’écrire. Et je ne dis pas que ce besoin à l’état brut ne continue d’agir dans mes écrits, mais il n’est plus seul discernable, tout mêlé qu’il se trouve à des courants violents chargés de matériaux littérairement impurs. Une immédiate nécessité motive la main à la plume : j’écris désormais sur commande non seulement de mes émotions, mais d’un discours, d’un livre, d’un article qu’il s’agit de donner à date fixe — et de tout ce qu’il faut bien ajouter à quelque ouvrage obscurément jailli, pour l’achever. (Ainsi j’écris cela parce que F. J. m’a demandé d’écrire pourquoi j’écris.)

Mais surtout, j’écris pour mouvoir : ma cause finale devient ma vraie motivation, et me libère de toutes les causes intimes, trop intimes.

Arrivé aux deux tiers de ma course (si je l’estime à l’envergure de mes projets), je me vois deux raisons d’écrire : l’une me libère, l’autre m’engage.

a) J’écris par pure envie et pour savoir pourquoi. Pour aller ainsi je ne sais où, en quête obscure et fascinante, selon ce vers d’Hugo qui m’amusera sans fin :

Vous dites : Où vas-tu ?
Je l’ignore et j’y vais !

J’y vais par l’écriture, qui est ma manière d’enregistrer la poésie dans l’existence. Un paysage me met en quête d’une mélodie, d’un contrepoint de mots ou d’une couleur tonale. Un événement me dicte une page qui change ma vie — cette page et non pas l’événement.

Je cherche un sens. J’écris pour chercher le sens au bout du compte. Un sens qui ne peut être défini que par le tout — que pas un scientifique n’appréhende et par suite ne saurait nier, et qui est au-delà de tout — comme le corps transcendant aux organes. Je cherche Dieu.

b) J’écris l’époque, je me l’écrie, et je lui crie d’abord qu’elle devrait être une autre pour que je n’y sois plus seulement un moi contre elle, mais que [je] m’y perde et m’y donne.

Quand je saurai pourquoi, j’aurai fini d’écrire (idéalement). J’aurai touché à la fin de l’écriture, ou mieux, j’aurai rejoint ma fin, qui est de me former sur une pensée vécue dans l’écriture.

Au terme de mes livres, où figure le mot fin et juste au-dessous de ce feu rouge sur la remorque, veuillez donc lire : J’écris pour vous.