(1982) Le Monde et Le Monde diplomatique (1950-1982) « La poussée régionaliste en Europe occidentale (avril 1971) » p. 7

La poussée régionaliste en Europe occidentale (avril 1971)d

On peut se demander si nos sociétés qui deviennent de plus en plus énormes et pareilles les unes aux autres ne tendent pas à recréer dans leur propre sein des différences situées sur d’autres axes que ceux où se développent les similarités.

Cette suggestion de Claude Lévi-Strauss rejoint les conclusions que j’ai tirées pour ma part, depuis plusieurs années, d’une analyse des motifs, extrêmement divers en apparence, qui ont amené la plupart des pays européens à poser le problème régional. Que ces motifs, selon les cas ou les pays, soient de nature ethnique ou économique, linguistique ou géographique, traditionnelle ou prospective, ce qui est frappant, c’est qu’ils jouent tous dans le même sens. De leur ensemble on ne peut plus hétéroclite se dégage une loi générale. À l’excessive distension répondent quasi mécaniquement la fragmentation, les coagulations locales ; à la vertigineuse uniformisation de collectivités agrandies hors de toutes prises de l’individu, la différenciation sécurisante de petites communautés restructurées ; et à la notion de frontières bornées, celle de foyers librement rayonnants.

Cette loi structurelle, tout à fait générale, me paraît avoir gouverné les entreprises régionalistes les plus diverses, dont je vais rappeler les étapes et la répartition continentale.

Prenons l’idée de régions à sa naissance dans l’esprit de centaines de milliers de jeunes militants clandestins telle que l’atteste le « Projet de déclaration des résistances européennes ». Issu de plusieurs rencontres des délégués de neuf pays en guerre, à Genève, au printemps de 1944, ce texte proclame qu’à l’État totalitaire on ne peut opposer sérieusement que la fédération européenne, et que celle-ci implique de « dépasser le dogme de la souveraineté absolue des États », à la fois par des autorités continentales et par des pouvoirs régionaux.

Ce manifeste (qu’on peut lire dans le précieux recueil intitulé L’Europe de demain, La Baconnière, 1945) prolonge la doctrine proudhonienne du mouvement personnaliste des années 1930, Esprit d’Emmanuel Mounier et Georges Isard, et l’Ordre nouveau groupé autour d’Arnaud Dandieu (mort en 1934), Robert Aron et Alexandre Marc. Dès 1938, Gabriel Marcel peut écrire : « Comme l’avait vu profondément Arnaud Dandieu, qui, sur ce point, a été vraiment un prophète, il faut garder les yeux fixés à la fois bien en deçà et bien au-delà de la nation. »

La critique de l’État-nation — ou l’étatisation manu militari des coutumes et des idéaux d’une communauté nationale — s’élabore et se consolide dans les mouvements fédéralistes européens de l’après-guerre. À l’Europe unifiée de Hitler, extension continentale du modèle stato-nationaliste jacobin puis napoléonien, les fédéralistes européens opposent l’Europe librement unie des « forces vives » de tous nos peuples. Ils sont unanimes à montrer que l’État-nation qui règne seul, depuis un siècle, sur la science de ses professeurs et la croyance de ses sujets, par l’entremise des manuels scolaires, n’est en fait qu’une forme politique récente et déjà inadéquate, à la fois trop petite et trop grande par rapport aux réalités du monde actuel.

Un modèle périmé

L’État-nation qui se dit souverain absolu est manifestement trop petit pour jouer un rôle réel à l’échelle planétaire. Aucun ne peut plus assurer seul sa défense militaire et sa prospérité, son équipement technologique et une aide effective au tiers-monde, la prévention des guerres nucléaires et des catastrophes écologiques. La constitution de pools européens de recherche (comme le CERN, à Genève) et une action concertée dans le domaine économique (CECA, Marché commun) indiquent la voie. Le seul remède aux trop petites dimensions ne serait-il pas la création d’agences fédérales européennes, qui seraient compétentes partout où les tâches et leur concertation se révéleraient d’échelle continentale — et là seulement ?

D’autre part, l’État-nation de type centralisé, imposant les mêmes limites territoriales à des réalités aussi hétérogènes que la langue parlée à la surface et l’exploitation du sous-sol, l’économie moderne et le territoire hérité, les souvenirs collectifs et les espoirs individuels — ce carcan militaire, idéologique et douanier, qui a moins d’un siècle d’âge en moyenne, n’est plus capable d’assurer la prospérité des provinces et d’y permettre une vie civique digne du nom, une participation réelle.

L’État-nation trop petit appelle la fédération ; trop grand, il appelle les régions. Ces deux tendances, loin de se contredire, se commandent mutuellement dans le monde d’aujourd’hui, à la fois planétaire et local, c’est-à-dire plus universel et plus particulier que celui des nations modèle xixe  siècle.

À mesure que les frontières dites « historiques » ou « naturelles » selon les cas (le Rhin divise, mais le Rhône unit !) se dévalorisent entre les Six, des régions naturelles ou nouvelles reparaissent ou accusent leur relief. Mais il y a plus : leur résurgence serait celle d’un chauvinisme local plus irrespirable que l’autre, si elle ne répondait en réalité à une prise de conscience européenne et d’horizon mondial.

La conscience de la nécessité de fédérer l’Europe, puis la reconnaissance de l’obstacle majeur à cette union, que constituent les prétentions de l’État-nation à une souveraineté sans limites, qui ne peut plus rien animer si elle peut encore tout bloquer, amènent à constater que si l’on veut faire l’Europe il faut ouvrir le cadre stato-national et dépasser ce modèle périmé. Tel est l’argument politique qui inspire l’action des fédéralistes. Leur visée générale s’ordonne naturellement à la loi sociologique ou biophysique formulée plus haut.

Mais le problème n’est pas seulement spéculatif et prospectif ! Il est posé en vrac, en termes concrets, mal comparables, voire contradictoires d’un pays à l’autre. Tous nos États ont à faire face à des problèmes régionaux de nature très diverse, ethniques ou sociaux, économiques ou linguistiques, écologiques ou politiques. Mais si l’on considère l’ensemble de ces « cas spéciaux », on voit se dégager deux classes de motifs principaux, les ethniques et les économiques — d’ailleurs en interaction fréquente.

I. — Il y a les problèmes linguistiques du Sud-Tyrol et du Val d’Aoste, de l’Alsace, de la grande Occitanie ou du petit Jura bernois ; les révoltes ethniques qui couvent et parfois éclatent en Bretagne ou en Flandres ; les poussées autonomistes au pays de Galles, au Pays basque, en Catalogne ; et tous les phénomènes similaires actuellement étouffés dans les pays de l’Est européen.

Presque partout, ces ethnies brimées déclarent souffrir d’un sous-développement économique (par rapport à l’ensemble national) dont elles rendent responsable l’État centralisateur. Les unes exigent une aide spéciale, d’autres l’autonomie régionale, quelques-unes leur séparation et leur rattachement immédiat à l’Europe fédérée de demain.

II. — Les plans d’aménagement du territoire qui se donnent pour but de réduire les disparités économiques nationales (Sud-Ouest français, Mezzogiorno) ou le sous-développement de certaines régions des Six ont motivé les premières études régionales au sein du Marché commun (1961) et ont abouti à la création d’une Direction générale de la politique régionale.

Mais un problème d’une portée politique plus décisive se trouve posé par les régions « naturelles », ou historiques, ou économiques coupées par des frontières politiques nées du hasard des guerres et qui ne correspondent plus à nulle réalité, ni ethnique ni économique. Sur toutes les frontières de nos États, les exemples abondent : Basques et Catalans divisés par les Pyrénées, régions de Bâle et de Genève brochant sur deux ou trois pays, Nord français coupé de la Flandre occidentale et du Hainaut, triangle Aix-la-Chapelle-Maestricht-Liège, etc. Désormais, le problème est posé par les Six et par le Conseil de l’Europe de la constitution de régions transfrontalières, partout où les conflits entre limites politiques et espaces économiques se révèlent intolérables ou « manifestement aberrants », comme l’écrit J.-F. Gravier.

On voit tout de suite par ces exemples que les régions ethniques et les régions économiques ne sauraient coïncider spatialement par quelque miracle qui ne s’est jamais produit, et qui aurait encore moins de chance de survenir dans le cas des régions définies en termes d’écologie ou de recherches, d’universités ou de transports.

Quant aux perspectives du régionalisme dans notre avenir prochain, j’imagine quelques solutions qui d’ailleurs posent de nouveaux problèmes.

1. Créer des agences fédérales européennes non seulement pour l’économie (comme la CEE élargie), mais pour l’écologie continentale, les transports, l’énergie, les recherches, la défense, etc. Et les charger de la concertation continentale des régions à géométrie variable selon la fonction qui les définit. Voilà qui paraît très concevable, mais qui pose le problème très neuf de l’administration de ces régions variables…

2. Par les échanges entre régions, former les régions et créer un tissu européen qui finira par se révéler plus solide que les liens administratifs subsistant entre chaque région et sa capitale nationale.

3. Éduquer les nouvelles générations dès l’école primaire dans l’optique régionaliste et non plus nationaliste, informer les populations, former des responsables locaux et régionaux, combattre les routines mentales et laisser s’évanouir les préjugés stato-nationalistes qui paralysent aujourd’hui l’imagination de la plupart des « grands serviteurs de l’État ».

Mais cela aussi pose un nouveau problème : les délais nécessaires, quinze à vingt ans, pour former une génération et créer les régions ne sont-ils pas trop longs, face à l’urgence des périls que court l’Europe — colonisation par une hégémonie politique à l’Est, une hégémonie économique à l’Ouest ?