(1929) Les Méfaits de l’instruction publique (1972) « 7. L’instruction publique contre le progrès » pp. 50-56

7. L’instruction publique contre le progrès

Un beau titre. Et qui a meilleure façon que le reste, pensez-vous. Il faut avouer qu’avec ce je ne sais quoi de déclamatoire, de… journalistique, de bedonnant creux, cela vous a un petit air démocratique, hé ! hé !… et d’ailleurs, vous aimez les idées généreuses, n’est-ce pas ? J’en étais sûr.

Cependant j’ai peur que mon progrès ne soit pas le vôtre, et même que sa nature ne l’entraîne dans une direction tout opposée.

C’est très malin d’avoir inventé un instrument de progrès : encore faut-il le mettre en marche. Et où le conduire ? Il y a beaucoup de routes, mais vous n’aimez pas le risque, vous préférez le surplace. Ainsi l’instruction publique s’est arrêtée aux environs de 1880 et depuis lors n’a guère bougé. Le moteur n’en continue pas moins de consommer, ronfler et de tout empester. Et peu à peu le public perçoit que « l’instrument de progrès » n’est qu’un camouflage à l’abri duquel on distille du radicalisme intégral. On me fera observer que beaucoup des servants de la machine sont socialistes ou conservateurs : voilà qui ne change pas le rendement, j’imagine, ni la nature des produits excrétés.

On forme nos gosses, dès l’âge de 6 ans, à ne se point poser de questions dont ils n’aient appris par cœur la réponse. Regardez un écolier préparer ses devoirs, c’est frappant : il apprend les questions aussi bien que les réponses. J’avoue que je trouve ça très fort : avoir obtenu un conformisme de la curiosité. Il est vrai qu’il ne fallait pas moins pour assurer la sécurité d’un régime établi dans des fauteuils ; car un peuple d’électeurs fantaisistes serait parfois tenté de retirer brusquement ces sièges, farce connue et qui ridiculise à coup sûr sa victime.

En fait de farces, vous allez feindre de trouver bien bonne celle-ci : je prétends que l’instruction publique est une puissance conservatrice. — Pas moins ! Elle est destinée à légitimer par la force de l’inertie et à perpétuer mécaniquement tout ce qui est depuis Numa Droz.

Conservatrice, et non pas réactionnaire, non, même pas. Car les forces de réaction collaborent à leur manière au progrès, elles corrigent, stimulent, vivifient. L’École se contente d’être figée. Est-ce un frein ? Même pas. C’est plutôt une vase où s’enlise notre civilisation ; et où la Démocratie peut se conserver des siècles encore…

Or si je dis que l’École est contre le progrès, c’est que le progrès consiste à dépasser la Démocratie. Et cette thèse ne va pas à l’encontre de l’évolution normale de l’humanité, comme vous ne manquerez cependant point de le dire, avec ce sens du cliché qui est un hommage à vos maîtres respectés.

La Démocratie, par le moyen de l’instruction publique, limite l’homme au citoyen. Il s’agit donc de dépasser le citoyen, de retrouver l’homme tout entier. Je distingue dans cette opération deux temps : d’abord critiquer ce qui est — par la comparaison avec ce qui fut ou ce qui devrait être ; ensuite, préparer le terrain pour les jeux nouveaux que l’humanité de demain ne peut manquer de s’inventer. Je ne puis m’empêcher de voir une intention providentielle dans cet amour de la destruction et de l’anarchie que les génies destructeurs de ce temps ont inspiré à beaucoup d’entre nous — encore que peu l’avouent. Car détruire, déblayer, et faire des signes dans le vide à des hasards gros de dangers, c’est peut-être à quoi notre génération devra limiter l’efficacité de ses efforts.

Critiquer le présent au nom du passé ne signifie pas que l’on désire un retour au passé. Mais la considération de régimes anciens peut nous amener à constater, sans plus, que notre soi-disant progrès social correspond à un recul humain. Par exemple, est-ce un progrès que d’avoir remplacé les hiérarchies de tradition, avec tout le vaste arrière-fond de poésie et de grandeur que ce mot comporte — quelles qu’en soient d’ailleurs les réalisations —, par des hiérarchies rond-de-cuiresques dont l’origine est un pis-aller, dont la méthode est le tirage au flanc lucratif, dont l’esprit est la jalousie rancie armée de pédantisme, et je ne parle pas du décor, des odeurs, de la poussière, des petites habitudes sordides et de cette matière rarement « hygiénique » et qui définit notre âge : la paperasse ?

Réponse ? Petits étourdis. Réponse non, c’est un recul.

Cette critique du fonctionnarisme, vous alliez le dire, est un ramassis de lieux communs. Mais il s’en faut, hélas, de beaucoup pour que la majorité des électeurs les considèrent comme tels. Et je ne me tiendrai pas pour battu quand on m’aura fait remarquer que la plupart des intellectuels se sont convertis depuis longtemps à ces idées antidémocratiques : il est temps qu’elles débordent ce cercle étroit et distingué. Il y a de grands balayages à faire, un grand courant d’air à créer qui emportera toutes ces statistiques et ces journaux, il en restera toujours assez pour allumer des feux de joie, etc. Bon. Supposons tout cela fait. Respirons. Mais déjà vous m’attendez à ce tournant et vous me sommez de dire comment, maintenant, je vais m’y prendre pour préparer les temps nouveaux. Énorme question. Aurai-je la naïveté non moins énorme d’esquisser ici la réponse que je lui réserve ?

L’instruction publique est la forme la plus commune de la peste rationaliste qui sévit dans le monde depuis le xviiie (depuis les dernières pestes noires). Si vous creusez un peu la notion de démocratie, vous trouverez bien vite qu’elle repose sur des postulats rationalistes. En vérité, démocratie et rationalisme ne sont que deux aspects, l’un politique, l’autre intellectuel, d’une même mentalité. Elle s’est développée au xviiie dans l’aristocratie qui n’y voyait qu’un jeu. Durant tout le xixe elle est descendue dans la bourgeoisie et dans le peuple ; elle y est devenue une tyrannie. Avant il y avait la Raison et les sentiments. Maintenant il y a le rationalisme 12 et la sentimentalité.

Ce rationalisme-là triomphe non seulement dans les principes démocratiques, et dans ceux de l’École, mais encore dans toute la conduite moderne de la vie. C’est notre américanisme et c’est notre sécheresse sentimentale. Et c’est le grand empêchement intérieur dont souffre notre imagination créatrice ; c’est lui qui stérilise nos utopies et les empêche de devenir autre chose que des utopies. Il s’agit donc en premier lieu de le démasquer et de le pourchasser dans toutes les démarches de notre vie. Mais cette première tâche constitue un programme si riche qu’il est superflu d’en formuler une seconde. Laissons ce soin, à des générations plus libres d’imaginer, bénéficiant de notre colère jacobine et de cette formidable expérience négative qui aura duré deux siècles au moins.

L’évolution de l’humanité paraît conforme à la dialectique hégélienne ; on y retrouve facilement les triades : être — négation de l’être — nouvel être. Notre époque serait le deuxième temps d’une de ces triades. Son rationalisme nie l’être sous toutes ses formes, traduit tout en relations et veut rendre toutes relations conscientes, c’est-à-dire, pour lui, calculables, chiffrables. Dans la mesure où il y parvient, il tue les existences particulières, ou bien c’est qu’elles sont déjà mortes. Mais le temps vient où elles renaîtront à une vie nouvelle et plus complète, à un degré supérieur d’inconscience, si je puis dire. Alors ce sera au tour de l’instinct d’intégrer la raison.

Je crois que nous approchons de ce temps. Et que le véritable progrès veut qu’on s’attaque à tout ce qui entrave cet avènement. C’est pourquoi je réclame l’expulsion de la congrégation radicale des instituteurs.

On me demande encore ce que je mettrais à la place. Et parce que je ne propose rien de bien précis, on triomphe grossièrement.

J’aurais voulu vous voir demander à un sujet de Louis XIV ce qu’il concevait à la place de la royauté absolue. Il eût fallu certes une imagination prodigieuse au dit sujet pour se représenter même très vaguement notre actuelle civilisation. Et même Diderot, même Rousseau, à la veille de la Révolution, soupçonnaient-ils que la république qu’ils appelaient serait livrée cent ans plus tard à peine à la folie démocratique, cette danse de Saint-Guy politique dont rien de leur temps ne pouvait offrir la moindre préfiguration ?

Eh bien ! induisez de cette similitude les possibilités formidables que nous réserve le siècle à venir, et vous commencerez à comprendre que votre scepticisme à l’endroit de la forme sociale que nous appelons sans la connaître et qui s’élabore déjà secrètement, que ce mépris et ce scepticisme sont d’un ridicule écrasant, sous lequel vous ne tarderez pas à périr.