(1973) Responsabilité de l’écrivain dans la société européenne d’aujourd’hui (1973) « Le ludion, le contestataire et le prophète » pp. 12-14

Le ludion, le contestataire et le prophète

Cette rapide revue de ce qu’on pourrait nommer « les variétés de l’engagement politique de l’écrivain » nous permettra maintenant de distinguer trois types d’auteurs, selon le mode de leurs relations avec l’époque et le degré de responsabilité civique qu’ils assument : le ludion, le contestataire et le prophète.

1. Le ludion réagit passivement à l’époque : il n’est pas engagé mais immergé en elle, il en révèle les courants locaux et superficiels, ou profonds et en formation, sans essayer d’agir sur eux, soit qu’il n’en ait aucune envie, ou désespère d’en avoir les moyens, ou nie que ces moyens puissent exister.

Et cependant, en les nommant, en leur donnant droit de cité dans son œuvre, en leur permettant de la sorte de se « déclarer », comme on le dit d’une maladie ou d’un amour, il fait accéder à l’existence des sentiments latents ou refoulés, des angoisses ou des espérances qui vont devenir autant de réalités actives de la société. Telle est l’inéluctable responsabilité de l’écrivain le moins enclin qui soit à prendre parti sur la Place : il ne peut rien contre cette efficacité de son talent. « Les autres forment l’homme, je le récite », dirait-il volontiers avec Montaigne, mais cette devise du non-engagement reste trompeuse : certaines manières de le réciter forment l’homme ou bien le déforment, le transforment à ses propres yeux. Dans ce domaine, comme en physique des particules, l’observation modifie son objet. Nulle description n’est innocente.

La plupart des romanciers et quelques poètes du xixe et du xxe siècle sont à ranger dans cette catégorie très vaste, dont la limite inférieure (parmi les écrivains qui comptent) serait symbolisée par le nom de Françoise Sagan, ludion des moods à la mode, et la limite supérieure par le nom de Franz Kafka, révélateur par l’angoisse du syndrome totalitaire qui se constituait alors dans l’inconscient des peuples. Entre ces deux extrêmes, les chroniqueurs du temps comme Proust, Dos Passos, Fitzgerald, Morand, Moravia, Pasternak, mais aussi (dans une autre dimension) le T. S. Eliot du Waste Land, sans le témoignage desquels la société de l’époque n’eût pas eu son portrait tiré, et n’eût pas assumé devant l’Histoire son visage et son style, et sa conscience d’elle-même, — généralement mauvaise, comme on sait. Ce qui conduit naturellement à la deuxième catégorie :

2. Le contestataire réagit contre l’époque, contre la société qui le concerne, par l’analyse impitoyable, la description partiale et sarcastique, le comique « dévastant », le lyrisme vengeur, la muflerie délibérée ou la dignité offensée, activités et attitudes dominées par une volonté viscérale de refus et de négation d’un certain type de société (même s’il n’en connaît pas de meilleure à proposer) et à la limite, de toute espèce de société organisée, donc répressive. C’est sa manière d’assumer son rôle civique, et de participer au débat du forum.

On peut contester comme Érasme et Voltaire au nom de la raison, mais aussi comme Kierkegaard ou Rozanov, Unamuno ou Gombrowicz, Breton ou Céline, en haine et dérision de tout rationalisme, ou encore comme Beckett, Mailer ou Ionesco par le style brisé, disloqué, l’imprécation lyrique ou le masochisme transcendantal : tout cela, en tant qu’écrivain par les moyens propres à l’écrivain.

On peut contester comme Trotski, Romain Rolland, Sartre ou Marcuse : non par le style lui-même, indifférent ou neutre, mais par le contenu d’un discours idéologique, dont l’efficacité immédiate doit suffire.

Mais la contestation la plus féconde et la plus efficace en fin de compte est celle qui oppose à la société aliénante, à l’oppression dégradante, à l’injustice et au mensonge organisé, le témoignage de l’amour, de la fraternité et de l’honneur d’être homme : Silone, Koestler, Malraux, Soljenitsyne, dans la descendance du plus grand de tous, Dostoïevski.

3. Quant au prophète, que certains nomment l’utopiste, c’est toute la grande poésie, d’Isaïe à l’Apocalypse, d’Eschyle à Dante, de Hölderlin à Nietzsche, de William Blake au vieil Hugo, mais c’est aussi toute l’imagination d’une « vraie vie », de Thomas More et Tommaso Campanella à Swift, Rousseau, Saint-Simon et Fourier, Proudhon, Walt Whitman, George Orwell, mais aussi Teilhard de Chardin…

Le prophète sent l’époque bien mieux que le ludion, dans la mesure où il la refuse et la dépasse bien plus radicalement que le contestataire. Mais s’il la juge, la refuse et la dépasse, c’est au nom d’une vision meilleure qu’il annonce, illustre, anticipe et qu’il invente de toute sa passion, quitte à la présenter comme système scientifique.