(1973) Responsabilité de l’écrivain dans la société européenne d’aujourd’hui (1973) « « L’écrivain engagé, tel que je l’imagine et l’appelle » » pp. 15-19

« L’écrivain engagé, tel que je l’imagine et l’appelle »

Quant à l’écrivain engagé, tel que je l’imagine et l’appelle, il traverse et résume en lui l’essentiel des trois groupes, mais ajoute à leurs caractères un sentiment d’urgence, anxieux ou allègre, et une volonté d’actualisation, de prise directe sur le réel, que son style même, les structures de son discours, et les rythmes de sa démarche intellectuelle vont traduire d’une manière immédiate, préfigurant, voire prédéterminant ses conclusions pratiques dans l’ordre politique.

Pour qu’une pensée s’engage dans le réel, il ne faut pas ni ne saurait suffire qu’elle se soumette à des réalités dont elle ignore ou répudie la loi interne la tactique d’un parti, par exemple, ou les « lois » alléguées de l’économie. Ce n’est pas dans l’utilisation accidentelle et partisane d’une pensée que réside son engagement, c’est au contraire dans sa démarche intime, dans son élan originel, dans sa prise sur le réel et dans sa volonté de le transformer, donc finalement de le maîtriser, toutefois sans lui faire violence.

S’engager, ce n’est pas se mettre en gage, en location. Ce n’est pas « prêter » son nom ou son autorité. Ce n’est pas signer à gauche plutôt qu’à droite, ni même écrire des manifestes en faveur des victimes d’un régime et au nom d’un régime opposé qui ferait pire s’il le pouvait. Ce n’est pas passer de l’esclavage d’une mode à celui d’un parti politique. Ce n’est pas du tout devenir l’esclave d’une doctrine, mais au contraire c’est se libérer et accepter les risques de sa liberté.

Une pensée qui par sa nature est « libérale » au sens d’irresponsable, ne devient pas libératrice et responsable du seul fait qu’elle se met « au service » d’une doctrine de lutte partisane, — pas plus qu’un gant qui se retourne ne devient pour si peu une main vivante. Du seul fait de leur style d’écriture et de pensée certains sont comme « interdits d’engagement » et leur bonne volonté n’y changera rien. Au temps où André Gide tentait très sincèrement d’adhérer au communisme, j’écrivais dans Penser avec les mains (1936) :

Comment ne voit-il pas que les méandres surveillés de son style exquis entraînent l’esprit, l’imagination et les sens dans un monde où certaines conclusions communistes ne peuvent plus rencontrer ni prises ni créance ?9

Je montrais là un cas typique d’hypocrisie des formes chez l’homme qui justement n’avait cessé de prôner la sincérité à tous risques comme la vertu majeure de l’écrivain. Et je tentais de décrire « un style né de la seule passion de s’engager ». On me permettra de citer cette page qui me paraît aujourd’hui définir fidèlement une notion positive de l’engagement de l’écrivain en tant que tel — notion que je n’ai décrite, jusqu’ici, que d’une manière négative, dans ses limitations historiques ou dans ses emplois abusifs. Je demandais :

…Que chaque phrase indique la volonté d’atteindre un but, dont la nature commande le choix des mots, le rythme, les figures. Que chaque phrase implique ce but, et le désigne par son allure même. Que le style s’ordonne à sa fin, et non plus à de bons modèles. Et qu’il rappelle à la situation, au lieu de rappeler des sources. Que nos écrits figurent les microcosmes de cet ordre nouveau qu’ils revendiquent. Qu’ils illustrent, dans leur structure, visible ou secrète, la dialectique joyeuse de la personne en acte. Que celui qui s’engage dans leur lecture éprouve de tout son être la présence d’une réalité éthique immédiate à chaque progrès du discours et qu’il n’en sorte pas intact ! “Ne rien écrire d’autre que ce qui pourrait désespérer l’espèce d’homme qui se hâte”, écrivait Nietzsche. Nous dirions : Ne rien écrire d’autre que ce qui pourrait désespérer l’espèce d’homme qui demande à la lecture une évasion, un stupéfiant, une justification du monde injuste, une occasion de refuser le premier pas dans l’immédiat.

Qu’on me comprenne bien : je n’ai jamais prétendu que tout écrivain digne du nom doive s’engager. Je viens de montrer au contraire que certains ne le peuvent pas, en vertu même de leur art, et ceux-là ont une autre façon de répondre aux besoins de la cité, ils ont une autre vocation : ils inventent, en créant leurs moyens d’expression, de nouvelles manières de sentir, découvrent des trajets nouveaux entre l’homme et les buts de son désir. Et qui oserait les accuser de trahir leur fonction particulière ? Mais je dis que l’écrivain, s’il entend s’engager, ne saurait le faire qu’en toute fidélité à ce qui détermine sa valeur d’écrivain.

Je diffère sur ce point de George Orwell, lorsqu’il écrit : « Quand l’écrivain s’engage dans la politique, il devrait le faire en tant que citoyen, ou en tant qu’homme, jamais en tant qu’écrivain10. » Je ne puis voir dans ce comportement qu’une conduite proprement schizoïde, aussi dangereuse pour le statut de la littérature que décevante pour l’action politique. Car tout écrivain qui s’engage pour des motifs circonstanciels indépendants du style de sa pensée ou de son art, court le risque de l’hypocrisie, voire du mensonge des formes que j’évoquais plus haut à propos de Gide. L’absence de concordance congénitale entre la formule créatrice de son œuvre et le contenu idéologique du parti auquel il adhère « en tant qu’homme » interdit de considérer comme véritablement engagé tout écrivain — aussi « à gauche » se déclare-t-il ! — qui se conforme en ses écrits aux exigences du Régime et qui accepte en fait le mensonge officiel. Car nul art véritable n’a jamais pu se nourrir de mensonge. Nulle tyrannie n’a jamais inspiré une seule grande œuvre à sa louange, et « l’inconditionnel » n’admet que l’uniforme, l’alignement mécanique dans l’informe. D’où l’accusation de « formalisme » que le pouvoir totalitaire a coutume de porter contre tout écrivain qui s’obstine à rester responsable de la vérité de son art. Mais chacun peut le voir aujourd’hui : ce ne sont pas les communistes bon teint de l’Union des écrivains soviétiques qui sont « engagés » par leur œuvre, mais Soljenitsyne qu’ils excluent, Siniavsky et Daniel qu’ils laissent emprisonner sans protester.

Ni l’individualiste anarchisant, ni le collectiviste aligné ne peuvent, par nature, s’engager. L’attitude de l’un ni de l’autre n’étant formatrice de communauté, l’une et l’autre appellent la tyrannie, parce que, secrètement, elles aspirent à la fin de leur liberté et de leur responsabilité.

Je voudrais suggérer ici que seule une conception de l’homme comme personne libre et responsable dotée d’une vocation unique, et de la communauté comme espace vivant où s’actualisent les vocations, peut rendre l’écrivain capable de créer d’un seul et même mouvement une œuvre et une cité vraiment humaine. Une œuvre qui appelle, invente, prophétise les structures, morales d’abord, d’une cité dont la fin dernière soit la liberté de chacun, et non pas la puissance du tout : État, Nation, Parti, mythe collectif…

Finalement, ce que la société peut attendre aujourd’hui de l’écrivain qui s’éveille dans la crise d’une civilisation et qui tente d’en prendre conscience, c’est la donation d’une mesure.

C’est le rappel aux finalités de la personne, des groupes et de la cité, rappel au Sens. C’est la création de formes, de modèles de relations, et l’invention de modes de dire, donc de sentir et d’évaluer, qui rendent force et prise aux mots-clés de l’époque, et restaurent les fondements de toute communauté : la parole donnée, le contrat, le serment ou fœdus, d’où la fédération.

La société occidentale de ce siècle souffre d’une maladie mortelle, qui est la dissolution de toute commune mesure entre la pensée et l’action, la culture et le pouvoir politique, l’économie et le milieu naturel, les fins ultimes et les moyens techniques. De cette dissolution du lien social — dis-sociation, littéralement — naît l’appel angoissé de l’inconscient des peuples et c’est pour lui avoir apporté des réponses, certes, primaires, brutales et tragiques, mais des réponses aux yeux des masses, que les mouvements totalitaires de toute couleur ont pu célébrer leurs triomphes. Hitler, Mussolini, Staline, rapidement abattus et voués à l’exécration, la question subsiste, béante.

Il faut refaire une communauté et d’abord des communautés. Et cela comporte pour nous tous : donner réponse, dire la réalité du monde nouveau que nos révoltes obscurément postulent, mais si elles pouvaient le concevoir et le voir, elles susciteraient ce monde au lieu de contester un présent que le prophète voit déjà comme passé.

Ce que l’écrivain doit au monde en cette fin du xxe siècle, c’est de susciter le modèle d’une communauté ouverte, qui situe au centre de l’homme le centre de la société. Elle aurait pour finalité non la croissance indéfinie du PNB, mais l’équilibre dynamique entre ces trois déséquilibres perpétuels que sont l’Homme, la cité et la Nature ; ou encore la liberté des personnes et des groupes, non la puissance horrible des États-nations.

Et ce que nous attendons du meilleur écrivain, c’est qu’il fasse converger dans son œuvre le sentiment baudelairien de son époque, la révolte contre elle de tout homme qui se veut homme, et l’annonce admirable d’un monde équilibré — dans son mouvement.