(1977) L’Avenir est notre affaire « Repartir de l’homme — Passage de la personne à la cité » pp. 215-239

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Passage de la personne à la cité

Gouverner, c’est orienter

Le but ultime de la cité ou société humaine organisée — telle du moins qu’un Occidental peut la concevoir aujourd’hui — sera de favoriser en chacun la personne, donc le passage de sa virtualité à sa réalité vécue en acte. À cette fin, l’on disposera tout dans la cité — éducation, lois et morale — en vue de ce progrès seul authentique qui est le progrès de l’homme même, non du nombre des choses autour de lui. Plus simplement : c’est la personne qui est le but de la société, et non pas la vente des autos, comme serait conduit à le penser un enquêteur intelligent débarqué parmi nous du fond de l’espace.

D’où la fonction d’orientation — et non pas de répression ni de conditionnement — des institutions que j’appelle. Elles n’auront pas pour but de modeler un type d’homme, comme l’école napoléonienne, qui passait l’uniforme aux élèves et voulait obtenir l’identité des réflexes de tous au même top, en ordonnant dans toute la France la lecture du même texte à la même heure. Elles viseront au contraire à favoriser en chaque individu le maximum d’autonomie dont il pourra se révéler capable.

Favoriser, orienter, promouvoir, ces notions s’opposent point par point à contraindre, forcer, interdire, qui définissent le style stato-nationaliste de gouverner.

« Gouverner, c’est contraindre », écrivait Georges Pompidou120 bien assuré de s’en tenir aux évidences proférées dans les grandes écoles :

Contraindre les individus à se plier à des règles, dont chacune à tout moment, va contre l’intérêt immédiat de tel ou tel. Les contraindre à payer des impôts, à donner à l’armée des années de leur jeunesse, parfois, leur vie. Les contraindre à obéir à des autorités administratives dont le poids leur apparaît aussi lourd que les motivations incompréhensibles. Gouverner, c’est en somme conduire les hommes collectivement dans des voies et vers des objectifs qui ne leur sont ni naturels ni clairement perceptibles, ni conformes à leurs aspirations immédiates. Le gouvernement, c’est donc bien la « répression » au sens où l’entend Freud.

Passons sur Freud dont la notion de refoulement n’a guère à voir avec cette répression légale qui ne rend pas du tout inconscients ses objets. Reste qu’aux yeux d’un homme d’État des plus classiques du xxe siècle européen, il ne s’agit, dans la conduite de la cité, que de « contraindre » les humains, au nom d’impératifs dont on ne conçoit même pas qu’ils puissent être jamais mis en question — comme les impôts et le service militaire — et en vue d’objectifs dont on paraît admettre qu’ils ne sont susceptibles ni d’être expliqués ni d’être acceptés, étant contraires aux « aspirations immédiates » des citoyens. Voilà qui est dire en clair que ce gouvernement est au service de l’État-roi, et non des hommes, de sa puissance et non de leurs libertés.

La devise « gouverner c’est contraindre » avoue la réalité de l’État-nation : car contraindre est le fait de la police à l’intérieur et de l’armée à l’extérieur. Cette situation paradoxale de l’État, à la fois gendarme au-dedans contre son peuple, et gangster au-dehors contre les autres peuples, force de l’ordre et fauteur arrogant du désordre international, voilà qui ne laisse plus le moindre doute : l’État-nation est là pour faire la guerre.

Impôts et service militaire

On peut et l’on doit dire de ces deux « nécessités » ce que Renan dit des nations : elles ne sont pas quelque chose d’éternel, elles ont commencé, elles finiront.

« Les rois capétiens ne pouvaient lever l’impôt, les Bourbons ne pouvaient exiger le service militaire. » (B. de Jouvenel, Du pouvoir.)

Les Bourbons, ce n’est pas si vieux. La conscription universelle et obligatoire, tout comme l’école primaire, ne remonte guère dans nos pays européens qu’aux années 1875 à 1885.

Après trois décennies de guerres coloniales, période de mises au point, de banc d’essai, la conscription universelle a rendu possibles et aussitôt « inévitables » les deux guerres mondiales du xxe siècle. Il est permis de préférer la suppression des armées à l’éventualité d’une Troisième Guerre mondiale, dût en souffrir la théorie classique du pouvoir.

Le budget de l’État diminué des dépenses d’armements, les impôts seraient réduits d’un tiers. Sans impôts excessifs, moins de fraudes et d’activités judiciaires. L’interdiction des ventes d’armes diminuerait la délinquance et la criminalité, et par suite les activités policières : l’antisystème serait amorcé.

J’imagine au contraire que gouverner, dans le nouveau style que j’appelle, devienne l’art d’arbitrer entre les intérêts, les projets, les techniques nouvelles, et de les adopter, amender ou exclure selon leur convenance ou non avec les objectifs de la cité, toujours considérés comme les moyens de l’épanouissement des personnes. J’imagine donc que gouverner ne soit plus synonyme de contraindre, mais de prévoir et d’orienter en conséquence. Le problème désormais n’est plus de forcer les individus reluctants ni d’obtenir leur reddition, mais d’expliquer les situations et les problèmes et d’obtenir l’assentiment des citoyens. Ce n’est plus de violer mais de séduire. Ce n’est plus de « tenir son monde » mais de servir les habitants de la cité.

Gouverner par orientation évoque l’art du pilote au gouvernail. Il dispose et compose dans le sens de ses buts les puissances de la nature, jusqu’à faire ses complices des vents contraires : l’équipage et les passagers lui font confiance. En revanche, le capitaine d’une galère ne gouverne que par la contrainte qu’il exerce sur ses forçats, à l’encontre de leurs « aspirations immédiates », et n’a pas d’autre source d’énergie que leur effort, bientôt lassé, cassé, car après tout, le voyage et ses buts, ce n’est pas leur affaire.

Tel est le dilemme de l’homme politique d’aujourd’hui. Il s’agit de savoir si l’État, dans la poursuite de ses fins propres de puissance, a pour fonction normale d’exploiter « pour son bien » un peuple jamais assez mûr pour juger de ses vrais intérêts — ou si l’État est l’appareil de pilotage, en partie automatisé, qu’un peuple libre et responsable décide d’utiliser pour aller vers ses fins.

Ici je sens monter et s’enfler contre moi les fureurs de la droite (bourgeoise ou communiste) à l’idée de mon « rousseauisme impénitent », ou du moins de l’idée qu’elle s’en fait et m’attribue à toutes fins polémiques : à savoir que je tiendrais l’homme pour bon, en tout cas pour meilleur qu’il n’est (et qu’eux ne sont, apparemment !) et que je nierais donc cette nécessité de « tenir son monde », qui justifie les forces armées, lesquelles exigent l’industrie lourde, qui exigent les centrales nucléaires, qui exigent la police politique, qui exige et même justifie la persistance des pouvoirs ultracentralisés et la nécessité de les renforcer sans cesse.

Or, je ne tiens pas les hommes pour meilleurs en moyenne que ceux qui les mènent au désastre. Je propose des structures sociales et des finalités de l’existence qui auraient sans nul doute pour effet de pousser moins de gens au crime que ne le font les structures actuelles, moins de policiers aux violences que l’on sait, moins de sensibles à la démence ou au suicide, et par suite moins de politiciens à faire en sorte que l’État se voie réduit à « tenir son monde » au lieu de servir la cité.

La règle d’or du civisme : point de liberté sans responsabilité ne saurait jouer dans les trop grandes unités, parce que celles-ci ne ménagent pas au citoyen les moyens matériels d’une action efficace.

Il faut donc commencer par restaurer de petites unités de participation.

Commencer par en bas, ici et là, partout ! Dans la longue impatience des germinations.

Que toute communauté s’origine dans l’homme — et réciproquement

Vu dans l’ensemble de son évolution du milieu du xixe siècle au milieu du xxe , le nationalisme des États-nations de l’Europe apparaît comme une réaction au processus de dissociation communautaire amorcé par l’industrie et l’urbanisme, puis entretenu par les idéologies qui s’expriment en elles et les justifient. Réaction instinctive dans les populations, ce nationalisme communautaire dans sa genèse, a été consciemment poussé jusqu’à l’intoxication chauvine par l’enseignement aux trois degrés, par quelques-uns des meilleurs écrivains de leur époque, par beaucoup de peintres pompiers, et par la presse tout entière121.

Mais le nationalisme, substitut synthétique des réalités communautaires défaillantes, ne devient vraiment efficace qu’en temps de guerre, temps où les relations humaines sont anormales, exaltées, simplifiées, loin de la vraie vie, et facilement réduites à quelques stéréotypes par la propagande des États.

Le nationalisme a tenté de recréer la communauté par en haut. Par décrets du pouvoir, par programmation de l’instruction publique, par conditionnement des réflexes corporels, affectifs et intellectuels (service militaire, modes, presse et mass médias), par une politique systématique d’effacement des réalités régionales et des groupes, au profit de l’abstrait national122.

Or, nous le voyons bien aujourd’hui : on ne peut pas décréter un sentiment, une vie, ni une vitalité communautaire. On peut créer un « champ », un jeu de forces, une fascination collective par le moyen de mythes nationaux, mais cela n’a jamais duré plus que le temps de haïr ensemble des ennemis désignés officiellement, et dont on ne connaît que leur qualité d’ennemis.

Rien ne vit par le cadre, l’extérieur, rien non plus ne se nourrit du centre géométrique. Et rien d’universel n’existe qu’au secret de l’individu. « Le Royaume des cieux est au-dedans de vous. » L’Église elle-même, « universelle » selon le Credo de Nicée, ne vit vraiment que dans la vie de ses paroisses et s’enracine en fin de compte dans la seule existence individuelle des convertis.

Ainsi de la communauté sociale : elle prend racine dans la condition même de l’homme et pas ailleurs, dans ses besoins fondamentaux et ses fins les plus personnelles. Elle préexiste à l’individu en ce sens que chacun naît d’une union formée dans le réseau des relations sociales, et elle dure au-delà de la personne dans les répercussions à l’infini de sa vocation unique vécue parmi les autres. Nul homme ne naît de soi, ni ne peut vivre seul, sans l’aide qu’il reçoit et qu’il donne, sans l’amour qu’il reçoit et qu’il donne. Tout homme est par sa condition en communauté symbiotique, tout homme est « symbiote » (selon le grec) ou « convive » (selon le latin), participant d’une vie commune, et destiné à vivre en « convivialité » — consociatio symbiotica, ainsi que l’écrivait Althusius au début du xviie siècle123. Il tirait de là des conséquences politiques dont l’extrême importance se révèle aujourd’hui comme on va le voir.

Les fondements érotiques de la vie sociale

De cette communauté consentie, volontaire — et non subie, comme l’était celle des liens du sang — le mariage est l’exemple élémentaire. Cette mutua confederate (mutualité, fédération à deux) « contient en germe tout l’épanouissement ultérieur ». La nature, selon Althusius, ne pousse pas seulement l’homme à l’acte procréateur, mais à « la solidarité intime, étroite et constante, qui est l’attribut caractéristique de l’amour humain ». Pour Althusius, « la première société est dans le couple ; la suivante, dans les enfants ; d’où le foyer et la famille… De cette succession, de cette lignée procède toute la chose publique ». C’est ce que le principal éditeur et commentateur moderne d’Althusius a nommé « le fondement érotique de la vie sociale124 ».

Du couple créateur d’un foyer, d’une famille, on passe aux petites communautés : leur association, compagnonnage, collège ou compagnie, synode ou convention, n’est plus, comme la famille, naturelle et subie, mais doit son existence à la libre adhésion de tous ses membres.

« La communauté publique est formée par la coalescence de plusieurs communautés privées. On peut l’appeler universitas. »

Universitas, au Moyen Âge, c’était le nom des communes au sens municipal, mais aussi au sens académique. La Sorbonne était, dans Paris, une libre commune relevant de la papauté, non du roi de France ni de la Commune parisienne.

Quant aux autorités choisies pour chaque commune ou compagnie, elles consistent en « collèges », dont le chef — président, maire, recteur ou consul — est « supérieur à chacun des compagnons, mais inférieur à la compagnie qu’il préside et dont les avis l’obligent ».

Plusieurs communes réunies par cette même sphère d’intérêts, bien plus que par un même territoire, forment une province ou région — consociatio symbiotica universalis, ou respublica — liées par un serment ou fœdus, d’où confœderatio, ou fédération125.

La souveraineté est exercée par le collège, non par le chef : « le peuple en est propriétaire, le roi simple administrateur ».

Entre eux, deux classes de magistrats souverains : les éphores et le summus magistratus.

« Aux éphores, le peuple constitué en corps politique a confié l’ensemble de la République ou de la communauté intégrale, pour la représenter, exercer son pouvoir et son droit dans l’érection du magistrat suprême, l’assister de leur aide et conseil, mettre un frein à sa licence dans les causes injustes, le maintenir dans les limites de sa charge, enfin veiller à ce que la République ne reçoive aucun dommage des cabales privées ni des inimitiés dues à l’action, à l’omission ou à la démission du magistrat suprême. » (Politica, 48.)

Ces éphores sont au xvie siècle les états généraux en France, les fueros espagnols, le parlement anglais, les diètes germaniques, les États néerlandais, la diète des ligues suisses, les conseils des communes urbaines et des villes d’empire subsistantes. Althusius qualifie les éphores comme « les premiers de l’État et du royaume, les vengeurs officiels du pacte entre le magistrat suprême et le peuple, les défenseurs de la justice et du droit auquel ils soumettent le magistrat suprême ; et ses censeurs… » On a reconnu nos députés et sénateurs, nos conseillers chargés de faire respecter la constitution, mais aussi l’ombudsman scandinave, « vengeur du pacte » entre l’exécutif et le peuple.

Le magistrat suprême — roi, président, collège — intronisé par les éphores au nom du peuple, n’en reçoit qu’un serment d’obéissance conditionnelle car le pacte qui le lie au peuple est réciproque ; encore laisse-t-il toujours au peuple une dernière supériorité, qui est « celle du corps sur son organe ». Et voici la phrase décisive : « Le peuple seul détient la majesté. » (Politica, xxxix.)

De la majesté selon Jean Bodin (qui définit au xvie siècle la souveraineté), de la Genossenschaft ou communauté germanique, de la résistance calvinienne au tyran, Althusius a su tirer cette belle construction dont Pierre Mesnard écrit très justement qu’elle « fonde la démocratie véritable par la souveraineté du peuple, l’autonomie des communautés naturelles, la liberté inexpugnable et la discipline sociale des compagnons-citoyens126 ».

J’ai longuement cité Althusius : je ne connais rien de plus moderne, de mieux en progrès sur nos crises, ni de plus d’avenir, s’il en est un.

Triomphe de Jean Bodin : « L’État c’est moi ! »

Si Louis XIV a vraiment dit : « L’État c’est moi ! », c’est qu’on lui aura lu Jean Bodin. Dans La République, ouvrage en six livres paru en 1576, ce fondateur français de la science politique donne, en effet, pour évidence, que la pleine souveraineté appartient au monarque, à qui le peuple en a fait abandon, une fois pour toutes, et sans condition. La souveraineté est définie par « le pouvoir de donner et casser la loy », par celui de lever des impôts ou d’en exempter les sujets, de « connaître en dernier ressort des jugements de tous magistrats », de « hausser ou baisser le titre des monnoyes », et surtout, de « décerner la guerre ou faire la paix ». Elle n’est donc limitée par rien au monde, si ce n’est la « volonté de Dieu », dont on nous déclare aussitôt que le souverain seul est l’interprète autorisé.

En revanche, la souveraineté, pour Althusius, résidera toujours dans le peuple, et ne sera déléguée au prince ou au Conseil, et sous conditions révocables, que pour certaines tâches limitées, définies par leurs dimensions.

Pour avoir soutenu exactement le contraire, on vient de le voir, Jean Bodin a gagné la partie aux yeux de l’histoire et de la science politique des manuels et des académies. On ne cesse de le célébrer, surtout en France, où Althusius est inconnu. Car Althusius n’est que l’avenir de nos cités, mais Jean Bodin, toute la gloire du passé. C’est Louis XIV, les jacobins, Bonaparte et Napoléon, et ce sont les États-nations qui voudraient bien être totalitaires, mais ils n’osent pas ; et surtout c’est l’État du Parti, qu’il soit fasciste ou communiste, celui qui ne connaît au-dessus de lui que la pensée du fondateur — de Marx à Mao par Lénine — dont il est le seul interprète.

Althusius a échoué de son vivant et pour les trois siècles suivants, c’est entendu. Mais ce qui a gagné contre lui, c’était précisément ce qui nous tue, l’État-nation, l’État d’un seul mythe collectif — Classe, Race, Parti ou Dictateur — contre les hommes différents, les hommes réels. L’État qui se prétend de tous, pour tous — et qui est fait contre chacun.

L’État selon Jean Bodin, les rois de France, les philosophes hégéliens du xixe siècle, les sociologues, la plupart des historiens continentaux, et les juristes du xxe siècle, nous est aujourd’hui présenté, comme « le résultat d’une conquête de l’espace et des hommes (sic) par l’État ». « L’État classique exerce son pouvoir (…) au profit du groupe qui est l’État. Bien savoir qui est l’État, c’est savoir au profit de qui travaille l’État. » Ces tautologies surprenantes, extraites de l’ouvrage d’un panégyriste de la période classique127, impliquent une véritable déification de l’État. Il prend les attributs de l’absolu, devient comme Dieu son propre référentiel, index sui et falsi. Parce que ces phrases reproduisent consciemment ou non les structures de l’expression du divin chez Pascal (« Dieu seul parle bien de Dieu »), chez saint Jean de la Croix, et chez saint Paul lui-même, elles m’apparaissent au plus haut point révélatrices du climat proprement mystique dans lequel se développe le concept de l’État substantifié, et tôt après personnifié. Un consensus des hommes de l’État et de l’Université tend à faire entrer ce concept dans le domaine du sacré, où les fatalités spécifiques de l’État pourraient enfin se développer à l’abri de toute critique, dans les voies désormais inéluctables qui mènent entre autres à la guerre nucléaire.

La machinerie de l’État

De fait, les analyses de l’État qui foisonnent dans la littérature politique d’aujourd’hui ont à peu près toutes en commun la sacralisation de cet appareil. Elles le confondent au surplus avec la notion, encore plus obscure s’il se peut, de pouvoir, ou avec celles de nation, de peuple, de souveraineté et de gouvernement. Soit qu’elles appellent son « renforcement » (droite et communistes), soit qu’elles le dénoncent comme le Mal (gauchistes, anarchistes, libéraux conséquents), dans les deux cas, elles confèrent à l’État une existence indépendante de l’homme concret, et qui, nécessairement, l’opprime. Et les uns voudraient que l’État opprime correctement (« gouverner, c’est contraindre », mais dans le cadre du Droit !) ; les autres, qu’il n’opprime plus du tout, c’est-à-dire qu’il cesse de se manifester. Ces derniers ne voient pas que leur vœu passionné fournit à l’État tyrannique ses meilleurs prétextes à durer — dans l’esprit de ses partisans comme dans celui des anarchistes qui le nient mais ne vivent que de cette négation.

Or, il n’y a pas de mystère de l’État. Nos gouvernants, incapables de renoncer au dogme de la croissance indéfinie (ce serait renoncer à eux-mêmes, on l’a vu dans ma première partie) essaient de s’en tirer par l’inflation, qu’ils prétendent contrôler. Nos philosophes les imitent en ceci qu’incapables de faire face à la nécessité vitale de récuser le modèle État-nation, ils essaient eux aussi de s’en tirer par l’inflation des concepts et du « discours politique » comme ils disent. Après Hegel, pour qui l’État était « l’Idée spirituelle dans l’extériorité de la volonté humaine et de sa liberté », ou « le peuple, dans la mesure où il s’est structuré en lui-même et forme un tout organique », ils se demandent si l’État est une forme (au sens d’Aristote) ou une substance, un être juridique ou une mystification camouflant le « discours du Maître », un produit spécifique de l’histoire des Français, de Philippe le Bel à Philippe Pétain, ou le produit universel de la lutte des classes selon Marx ? Ou encore « le nom d’une absence », « une simulation de l’être », « une somme de fonctions », « l’exercice du pouvoir », « ou quelque chose d’autre 128 » ? Ils nous laissent béants devant cette dernière et menaçante possibilité.

C’est se moquer, mais en ont-ils conscience ? Quand la Zambie, le Zwaziland, le Zimbabwe deviennent des États comme les autres, j’entends copiés sur le modèle européen, ce n’est pas une « substance » qu’ils créent, ni une « simulation de l’être ». Encore moins baptisent-ils « une absence ». Le groupe des militaires et des politiciens qui, sous n’importe quelle latitude ou longitude et quelles que soient les traditions du pays, entreprend d’y organiser un État nouveau, copie tout simplement le modèle jadis imposé à la France par un Corse. Il commence donc par exécuter ceux qui la veille encore commandaient, crée par décret des ministères et les garnit de fonctionnaires, fixe une période de trois à dix ans pour « organiser des élections libres », et charge de cette tâche (aux données quelque peu contradictoires) un Parti national unique et comme il se doit, socialiste. Enfin, il confie à la police le soin de « convaincre » ou de réduire les oppositions éventuelles, minoritaires par définition, puisque c’est lui qui représente « les masses ».

Voilà l’État « prêt à porter », dans sa réalité plate et vulgaire, la seule dont nous ayons à nous préoccuper dans la mesure où, par les enchaînements décrits plus haut (première partie), cette machinerie détruit toute possibilité de communautés autonomes, menace dès maintenant nos vies individuelles et finalement toute vie demain sur toute la Terre. Il s’agit, au fait et au prendre, de l’expression à tous les degrés, dans toutes ses articulations, motivations, finalités, et justifications de la volonté de puissance et d’elle seule, individuelle ou collective, consciente ou non ; de ses servitudes réelles ou alléguées, en cas de guerre ou de risques de guerre, c’est-à-dire tout le temps ; de son amoralité proclamée sous le nom de raison d’État ; et du culte à lui rendre, obligatoire.

Je réitère : ces formes et pratiques simplistes, les plus faciles à reproduire au poncif, sont les seules efficaces et dangereuses aujourd’hui et je ne parle ici que de leur réalité, négligeant délibérément toute la grande tradition sociologique et juridique de l’Université du siècle dernier, fondée sur la croyance mystique que l’État est « quelque chose d’autre » que l’assemblage empirique de bureaux et de fonctionnaires, de ministères et de polices, fonctionnant de la même manière quels que soient le régime et ses finalités, ou le peuple auquel on l’applique.

D’où l’importance, quand on la considère dans l’uniformité de ses cent-soixante-quinze réalisations actuelles, d’une machine, l’État, qui ne produit rien, ou plus précisément, dont le rendement tend vers zéro.

Les machines du sculpteur Jean Tinguely m’en donnent la meilleure figuration plastique et dynamique. Mais tandis que Tinguely utilise un faible courant électrique pour maintenir en mouvement ses broyeuses de néant, pistons menaçants dans le vide et transmission de non-messages, la machinerie de l’État utilise l’énergie produite par des milliers d’ambitions juvéniles ou séniles, et conservée par l’inertie des routines administratives en l’absence de résistances civiques.

Et cela durera tant que l’homme occidental restera médusé, c’est-à-dire aveuglé par le besoin de sécurité. Cette hantise dominante explique seule qu’il puisse accepter de subir la volonté de puissance d’autrui, ici de l’État, cet Autre sans visage. Sommé de choisir entre la création immédiate d’emplois temporaires et le refus d’une source de nuisances durables, il vote pour l’emploi. Et s’il lui faut choisir entre les centrales nucléaires ruineuses à tous égards et le risque de manquer de 5 à 10 % d’énergie électrique pendant la prochaine décennie, il vote pour les centrales, comme en Californie et dans plusieurs autres États des USA.

Mais c’est qu’on lui a caché, et délibérément, les conditions concrètes, le prix humain et l’enjeu politique de ces opérations. Sait-il, ou refuse-t-il de savoir que son vote signifiait au concret : dix ans de confort pour nous et vingt-quatre-mille ans de menaces mortelles pour nos descendants ?

Qu’on lui fasse voir maintenant l’aboutissement logique des doctrines de l’État souverain, cette guerre atomique, par exemple, qu’un gang peut déclencher avec quelques kilos de plutonium bien placés, et qui peut se propager en quelques heures aux nations des cinq continents tirant leurs bombes dans la panique, tous azimuts, à tout hasard ; qu’on lui fasse voir surtout l’alternative à cette fatalité de l’État-nation, déjà le ciel s’allège, l’horizon s’agrandit et quelque nouveauté s’introduit, chance de paix.

L’anti-Bodin, ou que « l’État c’est nous ! »

L’alternative au système de Bodin, nous la trouvons dans l’œuvre d’Althusius.

Althusius est devenu pour moi le nom de code des dernières chances de l’Occident, et probablement, de l’humain.

Pour Althusius, à la base est le Couple, toi et moi, origine « érotique », ou pour mieux dire matrimoniale, de toute communauté humaine. Toi et moi, c’est le nous primitif. Premier degré d’une société qui peut dire nous : notre maison, notre ménage, notre administration des choses, mais aussi notre idée de la vie et de son sens.

Dès lors l’État, défini comme fonction certes subordonnée mais nécessaire, l’État c’est nous, parce que c’est la gestion des affaires dont nous sommes responsables : notre habitat, nos habitudes — environnement, économie, us et coutumes — que déterminent dans une large mesure nos habitus moraux et culturels, mais d’abord nos choix spirituels, dans l’unité fondamentale de leurs formulations diversifiées.

J’entendais tout à l’heure à la radio la déclaration d’un chef syndicaliste qui venait à point pour illustrer cette thèse. Dénonçant le projet d’impôt spécial pour secourir les victimes de la grande sécheresse, il s’écriait, théâtralement rageur : « L’État a son budget, les Français ont le leur ! » Distinction qui condamne un régime.

L’idée que l’État réside dans la capitale, incarné par le roi, le président ou le Premier Secrétaire du Parti peut sécuriser ceux qui disent « Moi je ne fais pas de politique ! », mais elle exerce en profondeur une influence on ne peut plus démoralisante. L’État c’est « eux », c’est « ils », c’est « on ». C’est le destin qui a voulu ceci ou cela, ce n’est pas nous. Nous ne pouvons rien vouloir, nous subissons, ils savent — « ces salauds-là ». Bien sûr, « on n’arrête pas le progrès » mais chacun sait que « ça se paie » et tant pis pour le prix si c’est d’abord un prix humain, « il faut ce qu’il faut » ; pour le reste « c’est l’État qui paiera ». Et cent autres sophismes pitoyables exonérant tour à tour notre moi, notre profession, notre classe, au nom « d’impératifs » si opportuns qu’on les croirait faits sur mesure…

Si l’État c’était nous, tout changerait aussitôt. Les impôts ne seraient plus qu’une partie de nos dépenses normales pour nos retraites, nos assurances, nos routes, notre éclairage, nos hôpitaux et les écoles de nos enfants, notre sécurité et la justice. Et non pas leur Prestige national, leurs centrales nucléaires, et leurs « contrats du siècle ». Si l’État c’était nous, ici, et vous dans le pays voisin on ne se ferait pas la guerre, on s’arrangerait.

Si l’État c’était nous, non pas eux, au lieu de revendiquer dans un vide anonyme nous aurions compris depuis longtemps qu’en fait c’est nous qui payons tout ! Et nous exigerions très normalement que nos services d’État nous rendent leurs comptes — ce qu’ils refusent avec hargne et hauteur : l’État c’est eux, qui signent illisible leurs « mises en demeure » à tout hasard.

Et surtout, si l’État c’était nous, chacun de nous comprendrait enfin la fonction nécessaire qu’on nomme État à tous les degrés de la société, fonction qu’il serait aussi fou de nier ou de vilipender que de révérer, puisqu’elle doit être celle d’un instrument au service de nos libertés quotidiennes et de la justice.

Que l’État soit vu comme l’ennemi, par la majorité des citoyens — dans les pays latins et slaves — mais qu’il provoque chez les « assujettis » une sorte de révérence craintive, cette apparente contradiction dont les deux termes se disputent le ridicule, provient d’une seule et même erreur fondamentale quant à la fonction de l’État. Erreur qui ne date pas d’hier, mais de la Renaissance.

On sait (mais qui le sait vraiment à part les lecteurs de Tocqueville ?) que la Révolution française a consisté non pas dans l’avènement d’une société aux structures neuves (lesquelles n’eussent pas manqué de déconcerter la bourgeoisie, première intéressée), mais dans la promotion de la nation (par décret de ses représentants) à la souveraineté absolue. Cette souveraineté avait « toujours » été (nul n’en doutait) le fait du roi. Et comme le roi s’était assimilé l’État, à l’État-roi théorisé par Jean Bodin puis déclaré et pratiqué par Louis XIV, devait se substituer dans le même mouvement l’État-nation ; lequel serait, comme le pouvoir royal, sacralisé.

Ainsi, s’explique naturellement la rhétorique de la tradition jacobine — ou du moins, ce qui doit paraître rhétorique à celui qui ne sait pas qu’il s’agit de religion.

L’homme d’aujourd’hui est convaincu que le pouvoir sacré des rois s’est vu « laïcisé », autant dire aboli, par le pouvoir des républiques successives. Mais passer du sacré catholique à « l’amour sacré de la patrie », c’est tout au plus changer d’intercesseurs — en régression de l’humanité universelle vers la tribu. Ce « changement des icônes » est bien connu de la tradition russe orthodoxe. Le discours typiquement français sur la « majesté de l’État » vient « laïciser » de la sorte le décret par lequel François Ier, au début du xvie siècle, transférait à la royauté l’attribut impérial et romain de la maiestas. Or, cette majesté stato-royale rejaillit sur les hommes de l’État, qu’ils soient président de la République, ministres, grands commis ou simplement « Inspecteur central des impôts à l’Inspection fusionnée d’assiette et de contrôle ».

Il est courant que les nécrologies exaltant les vertus d’un notable le qualifient de « grand serviteur de l’État » : cela suppose un État-dieu, non pas service.

De la royauté de l’État participent ceux qui le représentent aux différents niveaux de décision. Monsieur le président, Monsieur le préfet, Monsieur le maire sont évidemment des monarques (le ton l’indique) et non les délégués à des tâches ingrates dont il faut bien que quelques-uns se chargent, s’ils en ont le temps, le caractère, et les moyens intellectuels.

Dans une phrase de vrai politique, de Gaulle un jour laissa tomber : « L’intendance suivra ! » C’était enfin subordonner les services de l’État au bonheur du souverain. Les fonctionnaires n’ont pas aimé ce langage. Mais le peuple a-t-il pu s’y reconnaître ? Non, car il ne sait plus qu’il est, lui, le souverain. On lui a trop répété que l’État fait les lois, fait la guerre, lève les impôts et prépare notre avenir, qui sera nucléaire ou ne sera pas129. L’Intendance nous donne à choisir — en résumé — entre la guerre et la misère certaine. Nous suivons l’Intendance par une erreur qui tend à devenir universelle. Ainsi les conditions de fonctionnement de l’appareil administratif priment bientôt sur les besoins de la société, l’instrumental est pris pour normatif et les moyens de son pouvoir se substituent aux fins communes.

Il est temps de redire ce qu’est l’État, selon la grande tradition démocratique, qui est anglo-saxonne et calviniste française. Elle a formé le modèle européen des libertés civiques et politiques.

Du bon usage de l’État

Il y a un bon État, concevable et possible, et même réel : l’histoire en a connu plusieurs exemples, dans les pays où le régime fédéraliste n’est pas seulement inscrit dans la constitution, mais pratiqué.

Le bon État suppose deux conditions majeures : il doit être à la fois limité et réparti.

Il existe partout (mais là seulement) où le souverain lui a fixé des limites constamment surveillées, précisées, adaptées, et qui permettent son fonctionnement normal d’instrument au service de la communauté.

Il existe partout encore (mais là seulement) où il se trouve réparti aux différents niveaux communautaires.

Le mauvais État est celui qui tente de se substituer (par machinerie interposée qui le prolonge comme l’outil prolonge le bras) aux pouvoirs de niveau local, régional, ou continental, dont il devait rester le serviteur. Le pire État est celui qui prétend concentrer dans ses mains tous les pouvoirs, sur un territoire conquis et qu’il décrète national : on a reconnu l’État-nation, cette partie qui usurpe les attributs d’un tout.

Limitation : le bon État fait le ménage de la communauté. Il tient ses comptes, règle ses échéances, assure ses services publics et gère ses fonds de réserve. Loin d’être le garant de ses finalités, il doit demeurer soumis au contrôle en tout temps de la fidélité de son service.

Répartition : il y a de l’État, c’est-à-dire : une fonction étatique nécessaire au niveau de la commune et de l’entreprise, de la région, et des fédérations de régions superposées, la nationale peut-être encore pour un temps, la continentale à coup sûr pour demain, et la mondiale dès aujourd’hui pour la sauvegarde des océans et la distribution des aliments, en attendant celle des matières premières.

Il y a donc de l’État partout où il faut gérer, compter, répartir des travaux, des ressources et des services. Il y a de l’État déjà dans la cellule de base, qui est pour Althusius, le ménage d’un couple : celui des deux qui ordonnance les dépenses et tient les comptes en remplit la fonction.

Mais quand il s’agit d’arbitrer, de concerter, d’opter, de décider si tel ou tel moyen convient aux fins communes, ce n’est plus à l’État de juger mais au pouvoir politique, à savoir — selon les dimensions des tâches et des niveaux communautaires correspondants : à l’assemblée de la petite communauté locale, au conseil des élus de la région, au parlement de la fédération, ou à son exécutif quand il y est délégué expressément, toutes émanations du souverain réel, qui est le peuple des communes autogérées et fédérées, selon le modèle de la personne à la fois autonome et solidaire.

Le bon État n’est pas le gouvernement, qui est l’affaire du souverain — peuple ou roi. Gouverner signifie piloter : cela ne peut se faire et n’a de sens qu’en mouvement, tandis que l’État (status) est administration selon les statuts, dans le statique, dans l’invariable.

 

La sacralisation de l’État souverain, résultat de la double usurpation que j’ai dite — la bodinienne justifiant la jacobine — s’est trouvée convenir au mieux à la société industrielle qui prenait son essor dans le même temps. Ses structures centralisées étaient et demeurent monarchiques, et l’on sait d’autre part qu’elle n’aime guère que l’on confronte trop innocemment ses fins particulières de profit privé, puis de prestige national, avec les fins dernières du progrès humain — celles que pourrait avouer notre culture occidentale christianisée, et qu’il est grand temps qu’elle déclare.

Mais la crise de la société industrielle, que nous vivons en cette fin du xxe siècle, parce qu’elle est la crise d’une formule de centralisation à l’échelle nationale, nous oblige à imaginer les buts d’une société nouvelle ; il en faudra déduire la structure dynamique d’institutions sans précédent.

Utopie ! radotent ceux qui n’ont pas encore vu à quoi mènent les États-nations. Nous n’avons plus qu’un choix : inventer ou périr. Mais innover, au sein d’un régime en faillite, ne saurait consister qu’en un recours aux valeurs créatrices de l’homme européen.

Situer au centre de l’homme le centre de la société

Althusius contre Jean Bodin, c’est la personne libre et responsable contre l’individu assujetti à l’arbitraire d’un prince irresponsable, puisqu’il n’a de comptes à rendre à personne et ne doit répondre de rien. Althusius, c’est aussi la société fondée dans l’homme, contre l’État dressé hors de l’homme, face à lui.

Dès mes premiers écrits sur la chose politique, j’ai ressenti le besoin fondamental de situer au centre de l’homme le centre de la société. Car autrement, me disais-je, l’homme est un aliéné. S’il dépend d’autre chose que de sa vocation — d’une capitale, d’un mythe, d’une idéologie —, il ne s’appartient plus, on le calcule.

En 1934, j’écrivais dans Politique de la personne  :

Une politique à hauteur d’homme, c’est une politique dont le principe de cohérence s’appelle responsabilité de la personne humaine. C’est une politique dont chaque temps et chaque but se trouve subordonné à la défense et à l’affirmation de la personne, module universel des institutions. Cette politique s’oppose au gigantisme américain, soviétique et capitaliste : elle s’oppose à l’émiettement social de la démocratie individualiste ; elle s’oppose à l’exploitation de l’homme par ses créations, par l’État… Elle refuse la dictature parce que le centre vivant d’un pays n’est pas dans un organisme de contrainte, mais doit être en chacun des citoyens conscients, fussent-ils, et c’est le cas, une minorité… Le but de la société, c’est la personne. On n’y atteindra jamais que par une politique établie dès le départ à ce niveau et dans cette vue.

En 1935, dans Penser avec les mains  :

J’ai cherché la formule de nos désordres en décrivant notre élite libérale. J’ai fait un pas de plus dans le concret en situant dans l’homme qui pense en puissance d’acte le lieu de la nouvelle mesure communautaire. Enfin, j’ai essayé de circonscrire le point central, le foyer rayonnant, le cœur de la réalité humaine où vient retentir l’appel des fins les plus lointaines. Et c’est l’acte à la fois immédiat et transcendant de la personne.

J’oserai dire maintenant que la conquête de la personne — qu’elle aboutisse ou qu’elle échoue — et l’effort qu’il nous faut entreprendre — qu’il aboutisse ou qu’il échoue — pour situer en ce centre de l’homme le centre de la société, préfigurent dès maintenant la conquête et l’effort ultimes auxquels pourra jamais prétendre une révolution humaine. Leur succès serait le terme absolu de la vocation occidentale.

En 1970 enfin :

La révolution que j’appelle, qui fera seule l’Europe, et qui ne peut être faite que par l’Europe en train de se faire, consiste, en remarquable analogie avec la Renaissance et ses étapes, à déplacer le centre du système politique non seulement de la nation vers l’Europe, mais encore vers l’humanité dans son ensemble et en même temps vers la personne130.

J’ajouterai aujourd’hui deux précisions :

1. C’est pour n’avoir pas été jusqu’au bout de son individuation que l’homme moderne a perdu le sens communautaire131. On ne le lui rendra pas par des expériences comme celles des kibboutzim (c’est Platon appliqué, un mini-totalitarisme en fin de compte) ni par des rassemblements éphémères et d’ailleurs massifiants comme Woodstock, ni par des disciplines extérieures qui, sous prétexte d’efficacité, imposent des conformismes de droite ou de gauche et répriment toute velléité de comportement « anarchique ».

Car de même que nous n’accédons à l’universel qu’à travers le particulier, c’est par la personne seule que nous pouvons entrer en communauté.

Il n’est de communion qu’entre personnes. Tout le reste est isolement dans la promiscuité.

2. Ni la personne n’existe avant la communauté comme une entité qui chercherait son cadre, ni la communauté sans la personne, comme un drame en quête de ses protagonistes. Car la vraie société n’est rien d’autre qu’une dimension de la personne. Sans la personne, point de communauté vraiment vivante, mais seulement ce qu’on appelle des masses, collectivités fabriquées. Et à l’inverse, sans vraie communauté, point de personnes responsables, mais seulement des individus amputés de leur dimension sociale, des angoissés-passifs, révoltés-impuissants.

L’appel communautaire

Participer à la communauté n’est pas la « nostalgie de quelques marginaux », mais un besoin fondamental de l’homme. La frustration systématique de ce besoin a commencé avec l’urbanisation sauvage de l’ère industrielle, le dépeuplement des paroisses, la destruction des voisinages au profit de la promiscuité physique et de l’isolement moral des banlieues noires. D’où l’angoisse diffuse et qui s’accroît avec les dimensions de la cité, chez les individus de toute classe perdus dans les « foules solitaires », livrés au sentiment de leur impuissance devant leur destin collectif, dans la dissolution de tout ensemble humain où leur voix pourrait se faire entendre.

Recréer une communauté où l’homme puisse recouvrer la dimension civique sans laquelle il n’est pas une vraie personne, tel est le problème central de notre temps.

Dès le début des années 1930 de ce siècle, une jeunesse alertée, mais sans « moyens » posait les bases du mouvement personnaliste. Elle savait que les totalitaires allaient gagner, au moins pour une saison tragique, et elle tentait de formuler les motifs de son refus, face à ce triomphe sans avenir. J’écrivais pour ma part en 1935 :

L’Europe des religions totalitaires nous met au défi de résoudre sur tous les plans le grand dilemme que voici :

— ou bien nous perdrons notre temps et notre chance dans l’histoire à critiquer ce que d’autres ont dû faire ; et alors, d’ici vingt ou cent ans, nous serons réduits à l’état de colonies économiques et culturelles par l’expansion normale de nos voisins ;

— ou bien nous recréerons notre commune mesure originale, à la faveur d’une révolution qui nous apporte au moins l’équivalent des dynamismes nationaux…

Ils ont fondé des religions dont le but est la force commune. Ils ont su se créer des symboles grandioses. Ces symboles nous paraissent « barbares », et cela est juste.

Nous pouvons éprouver la puissance de ces nouvelles religions, nous pouvons nous mêler à leurs cérémonies, vibrer à l’unisson de leur panique sacrée : c’est l’animal en nous qui frémira. Mais la protestation totale de notre esprit nous avertira d’un danger : ici commence un monde étrange, ici règne une nation dont nous ne sommes pas, et qui nous est hostile, non point par volonté méchante, ni par avidité ou jalousie, mais par nature.

Dans le même temps, je voyais de très près le modèle même de tout régime totalitaire, je vivais dans son environnement à Francfort où j’avais accepté un poste de lecteur à l’Université.

Le 11 mars 1935, on annonce un discours d’Hitler pour 20 heures, à la Festhalle. Quand j’y pénètre à 17 h 10. les 35 000 places assises sont occupées. J’attends debout, écrasé dans la foule, durant quatre heures.

Je suis venu avec l’idée d’écouter aussi la foule. Je me trouve au milieu d’ouvriers, de jeunes miliciens du Service de Travail, de jeunes filles, de femmes pauvrement vêtues : ils ne disent presque rien. On se passe une lorgnette, une saucisse. On se demande l’heure. Parfois un bruit de houle parvient par les baies ouvertes, cent-mille hommes battent les murs de la halle.

 Quelques femmes s’évanouissent, on les emporte, et cela fait un peu de place pour respirer. 19 heures. Personne ne s’impatiente, ni ne plaisante. 20 heures. Les dignitaires du Reich apparaissent, annoncés par les clameurs de l’extérieur. Goering, Blomberg, des généraux, salués par des heil ! joyeux. Le gouverneur de la province nasille des lieux communs, mal écouté. Je suis debout, malaxé et soutenu par la foule, depuis bientôt quatre fois soixante minutes. Est-ce que cela en vaut la peine ?

Mais voici une rumeur de marée, des trompettes au-dehors. Les lampes à arc s’éteignent dans la salle tandis que des flèches lumineuses s’allument sur la voûte, pointant vers une porte à la hauteur des premières galeries. Un coup de projecteur fait apparaître sur le seuil un petit homme en brun, tête nue, au sourire extatique. Quarante mille hommes, quarante mille bras se sont levés d’un seul coup. L’homme s’avance très lentement, saluant d’un geste lent, dans un tonnerre assourdissant de heil ! rythmés. (Je n’entends bientôt plus que les cris rauques de mes voisins sur un fond de tempête et de battements sourds.) Pas à pas il s’avance, il accueille l’hommage, le long de la passerelle qui mène à la tribune. Pendant six minutes, c’est très long. Personne ne peut remarquer que j’ai les mains dans mes poches : ils se sont dressés, immobiles et hurlant en mesure, les yeux fixés sur ce point lumineux, sur ce visage au sourire extasié, et des larmes coulent sur les faces, dans l’ombre.

Et soudain tout s’apaise. (Mais la marée de nouveau s’enfle au-dehors.) Il a étendu le bras énergiquement — les yeux au ciel — et le Horst Wessel Lied monte sourdement du parterre. « Les camarades que le Front rouge et la Réaction tuèrent — marchent en esprit dans nos rangs. »

J’ai compris.

Cela ne peut se comprendre que par une sorte particulière de frisson et de battement de cœur — cependant que l’esprit demeure lucide. Ce que j’éprouve maintenant, c’est cela qu’on doit appeler l’horreur sacrée.

Je me croyais à un meeting de masses, à quelque manifestation politique. Mais c’est leur culte qu’ils célèbrent ! Et c’est une liturgie qui se déroule, la grande cérémonie sacrale d’une religion dont je ne suis pas, et qui m’écrase et me repousse avec bien plus de puissance même physique, que tous ces corps horriblement tendus.

Je suis seul et ils sont tous ensemble.132

 

Aujourd’hui je m’interroge sur cette conclusion. Étais-je vraiment seul ? Et eux vraiment ensemble ?

Ils étaient en état de passion hypnotique, en état de fusion affective, wagnérienne. Ensemble ? Ou seulement hors d’eux-mêmes, vidés d’eux-mêmes, dans l’indistinction de la transe qui sépare du monde et de soi ? La passion n’est pas l’amour vrai, ne voit pas l’autre, ne veut pas l’accepter tel qu’il est. Pour être ensemble, il faut être distincts.

J’étais séparé d’eux par un refus profond qui était en vérité communion spirituelle avec « les miens », ceux de ma foi, comme avec les victimes de demain…

C’est à mon expérience de Francfort que je ne cesse de ramener ma réflexion sur le concret de l’appel communautaire. Je la résume en trois évidences.

1. Les hommes ne peuvent vivre seuls qu’en régime d’exception pour peu de temps, dans la marge de groupes dont ils dépendent encore pour subsister dans leur refus. Un monde de solitaires est concevable, mais ce serait nécessairement celui de la dernière génération de l’humanité. L’homme vit par groupes.

Tout est couplé dans l’Univers, tout est pôles contraires en tension, et pour cela, il faut être au moins deux. Si j’imagine une Terre où tous sont morts sauf moi, qui ai dès lors la faculté de ne plus voir passer les âges, comme immortel, c’est l’angoisse pure qui m’étreint : plus personne avec qui partager. Seul et dernier au monde, sans possibilité d’aimer, je vis l’enfer. Mais si l’aimée subsiste devant moi, l’angoisse pure devient bonheur sans fin, dialogue.

L’enfer, c’est l’absence des autres.

2. La société occidentale ayant passé en quelques siècles de l’organisation tribale aux entassements mégalopolitains, par les étapes de la cité libre, de la tyrannie, des empires, des principautés féodales et des communes, puis de la nation étatisée, est entrée avec nous dans sa crise décisive. Voici un siècle encore, quatre cinquièmes de l’humanité vivaient dans des communautés villageoises millénaires, où l’existence entière était réglée par des coutumes impératives, magiques, sexuelles, économiques. Mais déjà, dans les mégalopoles dont on calcule qu’elles enfermeront vers la fin de ce siècle quatre cinquièmes de l’humanité, les relations se dégradent avec une dramatique rapidité.

Les modes, les magazines sur la sexualité, et la TV, offrent des palliatifs dérisoires à ce qui fut la base de toute culture, celle des mœurs, autrefois fonction de l’Église et des grands mythes transmis par nos littératures. Le phénomène décisif en ce domaine reste celui de la désécration de la vie sexuelle, de plus en plus « libérée », nous dit-on, des disciplines rigoureuses du clan et des rituels d’intégration sociale, mais dès lors livrée sans défense à la tyrannie des névroses (par anomie, ou frustration de ses fins éthico-sociales autant que génériques).

L’affrontement entre les brutalités policières de moins en moins efficaces et une criminalité endémique de plus en plus insaisissable, éclate ici ou là, dix fois, cent fois par jour, dans les centres urbains autant que dans les banlieues, face à l’indifférence apparente des voisins de bloc ou même de palier. Cette apathie coupée de brefs accès de violence, ces alternances d’éréthisme et d’anorexie, cette sensation comparable au vertige d’impuissance de chacun devant les catastrophes publiques, et pour tout dire, cet accroissement de l’entropie civique, nous obligent à diagnostiquer l’approche du seuil inférieur de toute vie urbaine : plus bas, il n’y a plus rien que dépressions individuelles et collectives, béton lépreux, poubelles accumulées, coups de couteau dans l’ascenseur tombé en panne entre deux étages.

Ce vide civique va déclencher le processus connu de réaction totalitaire à l’anarchie, c’est-à-dire de nouveaux raz de marée que l’on dira fascistes ou communistes, selon que le régime précédent se sera dit socialiste ou libéral.

Il s’agit de savoir comment, au-delà des entassements de solitaires urbains, nous pourrons reformer des espaces civiques, des groupes, et un climat qui permette l’exercice de nos responsabilités, donc de nos libertés personnelles. Un milieu favorable au développement normal de la dimension communautaire, celle qui lie la personne au prochain, et sans laquelle la dimension vocative, celle qui distingue ma personne de toutes les autres, resterait une vue de l’intellect, lequel serait alors une trahison de l’esprit par refus de son incarnation.