(1986) Cadmos, articles (1978–1986) « L’Intellectuel contre l’Europe (été 1978) » pp. 76-82

L’Intellectuel contre l’Europe (été 1978)d

Voici sans doute la description la plus complète jamais tentée de la mauvaise conscience européenne5. « Qu’est-ce que l’antieuropéanisme ? » se demande l’auteur, lorsqu’il tente à la fin de son essai d’en récapituler les données.

C’est tout d’abord « l’attitude de l’écrivain, de l’artiste, du savant et du militant qui consiste à prendre appui, en se définissant par rapport à l’Europe, sur les civilisations d’autres continents ». Par où l’on voit qu’il s’agit d’une attitude spécifiquement européenne, et si peu étrangère ou extérieure à l’Europe que l’on peut lire dès la p. 3 : « Je considère l’antieuropéanisme comme un élément constitutif de la pensée européenne. »

Ce qui me rappelle irrésistiblement les débats de la première table ronde de l’Europe que je présidai à Rome puis à Strasbourg, en 1954 je croise. Légèrement agacé par les déclarations des délégués d’une quinzaine de pays, qui venaient l’un après l’autre mettre en doute l’unité foncière de l’Europe au nom de la seule réalité de leur nation ou de je ne sais quelle « mondialité », je notai cette définition et la fis circuler mine de rien : « L’Européen ne serait-il pas cet homme étrange qui se manifeste comme Européen dans la mesure précise où il doute qu’il le soit, et prétend au contraire s’identifier soit avec l’homme universel qu’il imagine, soit avec l’une des composantes du grand complexe européen, dont il révèle ainsi qu’il fait partie par le seul fait qu’il le conteste ? »

L’antieuropéanisme, c’est aussi « la nostalgie d’une vie meilleure dont nos mythes perpétuent le souvenir et que d’autres peuples… auraient préservée jusqu’à nos jours ». C’est la préférence accordée par principe aux « modèles » de transformation ou de conservation culturelle et politique extraeuropéens. C’est enfin « la tendance à favoriser systématiquement et inconditionnellement les modes intellectuelles qui attribuent à l’Europe la responsabilité de tout ce qui va mal dans le monde ».

André Reszler illustre les étapes de cet immense procès sans avocats, qui va de l’éloge du bon sauvage aux imprécations contre l’Occident moderne, par un fascinant feu d’artifice de citations — d’Hérodote louant les Scythes et Tacite les Germains, par les pages célèbres de Montaigne et les « clameurs » de Bartholomé de las Casas sur l’innocence et les souffrances des Indiens, et par l’aimable mythologie du xviiie — le sage Égyptien, le philosophe Chinois, le Persan railleur, le noble Ottoman — aux ricanements de Voltaire, aux nostalgies de Rousseau, aux accusations de l’abbé Galiani6 jusqu’aux diatribes exaspérées d’un Franz Fanon et de son préfacier Jean-Paul Sartre invitant à « tirer à vue » sur l’Européen qui se présenterait en Afrique.

On me pardonnera d’apprécier spécialement la découverte faite dans les Alpes suisses par le naturaliste Albert de Haller, du bon sauvage archétypique : ce « contemporain des habitants de l’Âge d’Or réduit à rien les prétentions puériles de la civilisation par son innocence et ses vertus simples ». Nous tenons enfin le Suisse au-dessus de tout soupçon !

L’éloge séculaire du bon sauvage conduit à celui du primitivisme dans les arts — de Gauguin aux masques nègres, aux Demoiselles d’Avignon, au Sacre du Printemps. Et tout débouche au xxe siècle sur une crise non seulement de la culture mais de l’idée même de culture, sur le divorce entre art et société, sur l’impuissance de la révolte en soi et la mise au pas de l’artiste dans la moitié du monde non européen

L’essai témoigne de la culture très étendue d’un Hongrois rescapé in extremis de la révolution de 1956, qui a fait ses études en Suisse et professé dans une grande université américaine avant de revenir à Genève s’intégrer à l’équipe qui a mené, depuis près de trente ans, le Centre européen de la culture, puis l’Institut universitaire d’études européennes. Culture littéraire et politique, qui comprend à la fois, outre les domaines français, allemand et anglo-saxon, celui de l’Europe de l’Est, et qui a nourri deux ouvrages marquants sur les rapports de l’anarchie et du marxisme avec l’esthétique.

Cent-cinquante pages seulement, mais qui ne laissent pas le sens critique du lecteur s’endormir une seconde ; soit par la surprise de citations souvent stupéfiantes d’auteurs qu’on croyait bien connaître ou d’inconnus profonds et pittoresques ; soit par certaines ambiguïtés, par des raccourcis polémiques, ou par une profusion de thèses que l’on voudrait voir amplifiées, explicitées, discutées plus avant. Voilà qui mériterait, se dit-on, d’au moins tripler ce mince volume, et surtout de lui donner des suites non plus seulement descriptives mais normatives, programmatiques, et pour tout dire d’un mot dont l’auteur se méfie : plus « engagées ». Là-dessus, je me propose de revenir. Mais d’abord je voudrais commenter quelques thèses, parmi celles qui m’ont retenu, éclairé, ou qui me paraissent plutôt appeler des objections, des compléments.

1. Dans un raccourci brillant, André Reszler observe qu’historiquement, c’est au mythe du Progrès inévitable que ne tardera pas à répondre le mythe du Déclin final de l’Occident. À l’optimisme d’un Saint-Simon, d’un Auguste Comte et d’un Marx, tous trois tenants d’un européocentrisme fanatique et d’un progressisme qui n’admet aucune limitation, contestation, ou qualification, va s’opposer le pessimisme d’un Jacob Burckhardt, d’un Nietzsche et d’un Spengler ; à quoi l’on pourrait ajouter celui d’un Gobineau, précurseur du Paul Valéry toujours cité sur la mortalité des civilisations : « C’est nous modernes, nous les premiers, qui savons que toute agglomération d’hommes et le mode de culture intellectuelle qui en résulte doivent périr. » « Nous autres tard venus de l’humanité » s’exclame J. Burckhardt au moment même — relève l’auteur — « où Verlaine et les poètes du mouvement décadent transforment l’intuition de l’épuisement du pouvoir créateur de l’Europe en nouveau principe créateur », cependant que « Nietzsche décèle dans la musique wagnérienne la grande fatigue, cette maladie fatale de la volonté européenne : toute musique authentique est un chant du cygne ».

Ainsi désormais, jusqu’à nous, le pessimisme européen, entendons : le pessimisme des sages au sujet de l’Europe et de son avenir, va-t-il se nourrir aux mêmes sources dont les colonialistes puis les grands capitaines de l’expansion des machines, du béton et de la pollution universelle tirent cet orgueil dont l’Évangile nous dit qu’il « va devant l’écrasement ».

2. Un autre aspect du pessimisme européen apparaît dans les arts au xxe siècle : c’est le recours « au fond oublié, primitif et ancestral, d’un art européen archaïque ou de l’art pur, non médiatisé, de l’Afrique et de l’Océanie » : années « nègres » de la peinture (de Matisse à Picasso), almanach du Blaue Reiter réunissant sous la même couverture « les peintures sur verre bavaroises, le graphisme populaire du folklore russe, les sculptures du Cameroun et de la Nouvelle-Calédonie et les eaux-fortes issues des « palettes sauvages » de Kandinsky, Franz Marc et Matisse ». À quoi s’ajoute bientôt l’engouement pour l’art enfantin : « Les chances de renouveau dont l’homme dépend pour retrouver les chemins de la création ne se trouvent pas seulement dans les salles des musées d’ethnographie, écrit Paul Klee ; elles sommeillent également dans les chambres des enfants du monde entier ».

Dans ce mouvement profond et général de retour aux sources, André Reszler me paraît tenté de voir un symptôme de décadence, de lassitude, finalement de rejet de l’Europe ou tout au moins de sa culture. Mais ne serait-ce pas aussi, et peut-être surtout, un renouveau de l’aventure occidentale dans son avidité de tout « comprendre », tout explorer, tout intégrer ? Plus même : un moment d’accélération de cette dialectique du créateur occidental qui crée toujours contre ce qui l’a précédé (Malraux), contre les modèles admirés de sa jeunesse, contre la tradition dans laquelle, par cet acte même il s’insère ? Peut-être n’est-il rien au monde de plus difficile à rejeter qu’une culture faite depuis des siècles de rejets et d’innovation. Peut-être le seul vrai anti-Européen en art comme en littérature et en philosophie comme en morale, n’est-il tout simplement que le pompier ? Voire celui qui entend faire passer le prestige de son État-nation avant toute vérité générale ou personnelle aussitôt réputée « abstraite », ou « pacifiste », ou « subversive ».

Dans cette optique, l’explosion surréaliste ne m’apparaît nullement comme un moment caractéristique de « l’antieuropéanisme violent » (p. 80). Bien au contraire ! Les textes cités d’Aragon ne sont d’ailleurs typiques que de l’irresponsabilité congénitale du personnage. Ses insultes contre la Patrie et la France ne sont certes pas plus antieuropéennes que ne le seront quelques années plus tard les poèmes de « La Diane française », renouvelés de Déroulède, ou les poèmes à la gloire de Staline « toi qui fais lever le soleil ». Et je reste témoin, pour ma part, de l’attachement profond d’André Breton à la grande tradition de l’ésotérisme renaissant, au romantisme allemand et à la pensée libertaire, de Pélage à Fourier en passant par les cathares et les alchimistes. Sans compter sa passion pour la peinture qui, à l’en croire, était exclusivement européenne…

Reste le paradoxe de la modernité et de l’avant-garde : dans les arts et dans la politique, il s’agit de tendances inconciliables. En tant qu’elles se veulent politiques, les avant-gardes du xxe siècle prônent l’art social, fait pour tous et « par tous » (selon l’oracle de Lautréamont). En tant qu’elles ambitionnent de faire la mode, d’autres avant-gardes ou les mêmes publient des revues que pas un ouvrier n’aura jamais l’idée ou l’occasion d’ouvrir, pour ne rien dire de sa capacité de les comprendre. Mais il serait vain de chercher si pareille situation est conforme ou hostile à la tradition européenne : elle est tout simplement l’une des constantes des prétentions intellectuelles de nos élites, des marquis moliéresques aux précieux du structuralisme de naguère.

3. En vérité, les ambiguïtés qui subsistent dans la polémique sur l’Europe, sa spécificité culturelle et la possibilité de son union politique, résultent toutes ou presque — y compris dans ce livre — de l’absence ou de l’oubli d’une distinction fondamentale entre les deux Europes qui se partagent la tradition historique commune à tous les peuples de ce continent.

Le mythe du « bon sauvage » que l’Europe « réaliste » se plaît à ridiculiser et que l’Europe des États absolutistes puis des États-nations de type napoléonien, enfin des États totalitaires taxe d’utopie, non sans hargne, correspond — comme l’auteur le démontre par des textes frappants — à une Europe rêvée, « décentralisée et fédérative », qui prendrait ses modèles, plutôt que « du pouvoir centralisé de la France absolutiste », de « l’expérience anarchiste des Hurons », voire de l’idée que se fit l’Antiquité du peuple des Scythes, connu (nous disent Boas et Lovejoy)7 « pour la Voie communautaire qu’il poursuit dans sa recherche du bonheur ». Toute leur vie sociale est « fondée sur une base communale ». La justice y est basée « sur le respect qu’ont pour elle les membres de la tribu, et non pas sur les lois ». Et voilà qui évoque une fois de plus l’exemple des premiers Confédérés, et de leur Suisse d’avant le secret des banques.

C’est cette Europe fille des cités grecques, bien plus que ses désirs projetés sur les Barbares, que je veux opposer au schéma de l’État-nation, celui que toute la terre copie au xxe siècle. Et je ne cesserai de dresser cette image comme celle du modèle directeur de la vraie tradition européenne, la seule qui puisse nous sauver de la tentation des despotismes asiates, des théocraties et idéocraties absolutistes qui triomphent désormais dans le tiers-monde mais que nous avons réussi, depuis peu, à extirper de notre continent — le seul qui ne compte aujourd’hui ni dictature militaire ni règne d’un parti unique.

La véritable anti-Europe ne serait-elle pas celle des nationalistes de droite et de gauche qui dénoncent comme utopie ou idylle naïve les conditions mêmes de la liberté, j’entends l’union fédérale de nos peuples, au-delà des prétentions de l’État-nation ?

4. Sur le chapitre du colonialisme — qui est sans doute décisif pour définir le rôle mondial d’une bonne Europe — André Reszler est peut-être trop bref, mais ses formulations denses et nettes sont de nature à couper court à tous les procès d’intention qu’une certaine gauche intellectuelle ne manquera pas, sinon d’instruire — elle ne le pourrait — du moins de suggérer qu’il y aurait lieu de l’instruire contre l’auteur. « Je ne me fais pas ici le défenseur des politiques de conquête du passé ou du présent. Je hais l’impérialisme sous toutes ses formes et je me méfie fondamentalement des messianismes religieux ou laïques par lesquels se justifiaient les volontés de domination. » Voilà qui est clair, mais voici qui est mieux encore : « Terre de civilisation, l’Europe n’est pas à l’abri de tout soupçon. Je ne commettrai pas l’erreur de vouloir la blanchir de toutes les fautes et de tous les crimes qu’elle a pu — et qu’elle pourrait encore commettre. Comme le remarque Jacques Ellul, “notre civilisation est construite sur le sang et le vol, ressemblant en cela à toutes les civilisations” » (p. 147).

Ceci posé, et maintenu fermement dans les conclusions de son essai, André Reszler se livre à la malice de citer au sujet du colonialisme tant décrié par les antieuropéens de gauche, l’opinion permanente de Marx et d’Engels. « Loin de porter sur le colonialisme une condamnation globale, Marx et Engels aperçoivent dans l’expansion territoriale de l’Angleterre, des États-Unis, la marche de l’humanité vers l’unité. Ainsi, Engels peut écrire, en 1848, au sujet de l’expansion américaine : « En Amérique, nous avons été témoins de la conquête du Mexique, et cela nous réjouit… Il est de l’intérêt de son propre développement que dans le futur (le Mexique) passe sous la tutelle des États-Unis ». Le même Engels qualifie la conquête de l’Algérie par la France de « fait important et heureux pour le progrès de la civilisation ». Ainsi que l’écrit Miklos Molnar8 : « Pour Marx et Engels, la colonisation n’est au fond que l’épiphénomène ou le corollaire d’un processus historico-économique plus vaste : le processus d’unification du monde. »

Sur quoi l’auteur conclut dans un large finale : « Si l’Europe doit survivre en tant que civilisation et s’acquitter des dettes qu’elle a contractées envers le monde dans sa tentative de l’unifier sous sa conduite, elle doit bien mieux résoudre l’énigme qu’elle lui a posée et qu’elle ne cesse de se poser à elle-même. » Le monde, en effet, « se détourne de l’Europe tout en reprenant ses idées et ses créations. Il emprunte sa philosophie de l’efficacité et sa folie centralisatrice. Il édifie des États puissants et jacobins qui défendent acariâtrement les frontières tracées par l’arbitraire des puissances coloniales ». Bien plus, le tiers-monde reprend à son compte le modèle « d’une économie industrielle incapable de maîtriser la pollution et qui provoque la rupture de l’équilibre écologique de la planète ».

5. Reste alors l’engagement au service de l’Europe, par quoi j’entends : au service de la vocation mondiale qu’elle s’est donnée dès la Renaissance. Le sort du monde et la propre survie de l’Europe dépendent désormais de notre capacité à présenter au monde — sans chercher à le vendre et encore moins à l’imposer — un modèle de fédération fondé sur les régions autogérées, donc sur la participation des citoyens à leurs propres destins.

Il ne s’agit plus désormais, de projeter dans l’espace lointain ni dans le temps des origines, ni dans l’avenir, l’image fantasmatique d’un bon sauvage ou d’un homme régénéré. Il s’agit pour l’Europe de proposer au Monde et d’illustrer d’une manière convaincante, par une économie écologique et des institutions personnalistes, l’exemple salutaire du bon civilisé.