(1979) Rapport au peuple européen sur l’état de l’union de l’Europe « L’énergie » pp. 80-92

II.
L’énergie

1.
État de la question

Quelques chiffres et quelques dates suffiront à situer le problème global de l’énergie.

Consommation mondiale d’énergie :

en 1900  500 millions de TEP*
en 1950  1 700
en 1974  5 800
en 2000 (prévision) 

15 à 18 milliards de TEP9

* Tonnes équivalent pétrole.

Pour l’Europe des Neuf, le bilan énergétique s’établit comme suit :

en 1973 en 1985 (estimation)
(en millions TEP)
Production
(y compris le nucléaire)
370 640
Importations 635 1160
Consommation 1005 1800

La consommation globale d’énergie, selon la plupart des prévisions présentées à la Conférence mondiale de l’énergie tenue à Istanbul en octobre 1977, devrait augmenter sans relâche jusqu’en 2020, où elle atteindrait un total de 44 milliards de TEP10.

Mais selon ces mêmes experts officiels, la production mondiale d’énergie en 2020 ne pourrait en aucun cas dépasser 25 milliards de TEP. Il faudrait donc prévoir un manque de 19 milliards de TEP.

C’est dans cette perspective globale qu’il faut lire les chiffres concernant les Neuf. Ceux-ci, pris séparément, disposent de ressources très inégales. La Grande-Bretagne a du charbon, du pétrole, du gaz naturel et de l’énergie nucléaire ; l’Italie de l’hydroélectricité et du gaz naturel ; la Hollande a beaucoup de gaz naturel mais pas de charbon, pas d’énergie hydraulique ni d’énergie nucléaire ; la France n’a plus beaucoup de charbon ni de gaz, mais une forte capacité hydraulique, et un programme nucléaire des plus ambitieux ; tout comme la RFA qui, en revanche, possède beaucoup de lignite et de charbon. D’où l’on déduit qu’une politique commune s’impose dans le secteur de l’énergie plus encore que dans n’importe quel autre. Chacun de nos pays se voit contraint de faire face au même problème de politique générale immédiate : celui de la dépendance des pays de l’OPEP pour le pétrole, et/ou des USA, du Canada, de l’Afrique noire, plus tard de l’Afrique du Sud pour l’uranium, et de l’URSS pour l’uranium enrichi.

Cette dépendance ne pourrait qu’augmenter avec l’accroissement de la consommation d’énergie, jusqu’au jour — dans vingt ans, dans trente ans — où la relative pénurie d’énergie primaire (pétrole, puis uranium) à l’échelle mondiale deviendrait pour les Européens une catastrophe économique absolue — si la « logique économique » devait rester ce qu’elle est aujourd’hui.

Critique des données mêmes du problème

Mais cet accroissement de consommation est-il fatal ? Le postulat sur lequel reposent toutes les prévisions citées, selon lequel croissance économique, croissance énergétique et mieux-être sont inséparables, ne peut-il être contesté ? Enfin, est-il exclu que la demande en énergie s’adapte à l’offre en décroissance ?

Les études de prospective conduites aux USA, au Canada, en Grande-Bretagne et en France font prévoir qu’un état de pénurie — c’est-à-dire d’épuisement des réserves exploitables dans des délais et à des coûts supportables — se fera sentir :

— pour le pétrole dès 1985 ou 1995, ou 2000 au plus tard (selon les scénarios élaborés par les différents groupes de recherches) ;

— pour le gaz naturel dès 1985 ;

— pour l’uranium dès 1990.

Toutes ces prévisions supposent, répétons-le, une croissance continue (même freinée) de la consommation d’énergie. Mais le problème est-il bien posé ?

Quelles pourraient être, en effet, les raisons d’augmenter notre consommation d’énergie, dès lors que :

— la croissance démographique des Européens tend vers zéro dans plusieurs pays, voire est déjà négative dans quelques-uns, dont la RFA ;

— le chômage ne cesse de sévir (voir plus haut ses motifs structurels) ;

— la production est partout ralentie (l’OCDE prévoyait en 1974 une croissance de 5,1 %, mais elle a réduit ces taux à 4 % en 1976, à 3,5 % en 1978, quelques pays en sont à 2 %) ;

— les consommations excessives sont partout dénoncées et reconnues, la lutte contre le gaspillage se voit confiée à des départements ministériels ad hoc.

À l’examen, les raisons prétendues évidentes d’accroître sans relâche notre consommation d’énergie se révèlent de mauvaises raisons, non seulement contestables, mais réversibles.

Il y a tout d’abord l’énorme propagande pour le gaspillage : producteurs d’électricité, fabricants d’autos, constructeurs d’autoroutes, de gratte-ciel, de centrales nucléaires, ne parlent que de la « nécessité croissante » de ce qu’ils produisent. Mais il est clair — une fois de plus — qu’ils essaient de nous faire prendre leurs désirs pour nos fatalités !

Il y a ensuite la publicité pour le « tout électrique »11 : un moyen avoué pour faire apparaître « nécessaires » les centrales nucléaires, « seuls substituts au pétrole étranger »12. Il y a enfin les mauvaises habitudes prises par les usagers privés ou publics de l’électricité ou de l’essence ; la construction de « tours » énergivores au maximum ; la mauvaise isolation thermique des bâtiments ; les chauffages et le conditionnement de l’air trop poussés, ces deux excès s’additionnant, loin de se neutraliser ; les éclairages publicitaires ; les forfaits, favorisant les plus gros consommateurs de kilowatts…

En fait, il n’est nullement établi que la demande en énergie ne peut que continuer à croître indéfiniment sans s’adapter à l’offre éventuellement défaillante. Il est certain, en revanche, que les économies d’énergie réalisables à bref délai sur le gaspillage actuel constituent dès maintenant pour l’Europe sa principale source d’énergie autonome. Plusieurs scientifiques ont évalué à 20 %, voire à 30 % les économies possibles sur la consommation actuelle, sans nulle diminution de la production, ni du confort, alors que le nucléaire ne pourrait fournir dans la meilleure hypothèse que 17 % de la consommation totale en 1985, et beaucoup plus probablement 9 % (prévision de la CEE).

2.
Les solutions alternatives

Les gouvernements des Neuf et la Commission elle-même affirment que la seule alternative au pétrole déficient d’ici vingt ou trente ans sera l’énergie nucléaire. Là-dessus trois remarques :

a) Au moment où le pétrole manquera13, la pénurie d’uranium s’annoncera. L’alternative aux centrales actuelles sera donc celle des surgénérateurs au plutonium.

Or il n’est pas sûr, ni même probable, que les surgénérateurs projetés en France, en Grande-Bretagne et en RFA puissent être construits. Mentionnons les principaux obstacles d’ores et déjà connus :

— la résistance populaire, la peur viscérale du nucléaire, le « traumatisme d’Hiroshima », qui est un fait important, quoi qu’en pensent les technocrates qui, eux, n’ont rien senti et ne craignent rien à les en croire ;

— les votes négatifs de plusieurs conseils généraux et régionaux en France, de cantons et de communes en Suisse, de Länder en RFA, de l’Autriche entière fin 1978 ;

— l’opposition déterminée et documentée de milliers de scientifiques dans tous nos pays14 ;

— l’opposition de l’ensemble des associations écologistes et de leurs centaines de milliers de militants ;

— les graves incertitudes techniques quant à la fiabilité des appareils construits, déjà deux fois trouvés en défaut à Creys-Malville ;

— les matières premières requises (uranium ou thorium) épuisables dans les mêmes délais que le pétrole ;

— la dépendance de l’étranger (techniques, licences, approvisionnement d’uranium, retraitement, stations de stockage des déchets, financement) ;

— les coûts astronomiques et sans cesse croissants des centrales nucléaires, qui exigent des investissements disproportionnés en regard de la courte période pendant laquelle elles sont censées être utilisées, et de la période de 24000 à 120000 ans pendant laquelle elles imposeront des charges quotidiennes et continues aux générations futures ;

— le financement international indispensable, en contradiction flagrante avec les déclarations officielles sur l’« indépendance nationale » qui serait assurée par le nucléaire15 ;

— le prix réel de l’énergie nucléaire, bien plus élevé que les prix annoncés, à cause des coûts toujours occultés du démantèlement des centrales après trente ans, et de la gestion des déchets radioactifs et explosifs pendant 120000 ans ;

— enfin, et c’est peut-être l’argument le plus efficace : contrairement à toute la propagande officielle, le chômage est accru par les centrales nucléaires. Chacune d’elles, permettant d’améliorer l’automatisation de la prospection industrielle, permettrait du même coup de supprimer 4000 emplois16.

b) Il existe en fait de nombreuses autres possibilités de remédier à la pénurie du pétrole et de l’uranium, d’autres sources connues d’énergie : solaire avant tout, puis géothermique, éolienne, biologique, sous-estimées jusqu’ici par la recherche officiellement subventionnée par la CEE elle-même, dont le budget pour 1978 prévoyait 66 millions d’unités de compte pour le nucléaire contre 6 millions pour toutes les « autres formes » d’énergie. À quoi s’ajoutent le cycle des oxydes de carbone pour l’industrie des plastiques et des carburants, et enfin le charbon, encore très abondant en Europe.

c) La CEE a lancé un projet de recherche de très grande envergure consacré à la fusion nucléaire, procédé réputé « propre » et ne créant d’autres déchets que H2O = de l’eau. Si jamais cette forme d’énergie devient industrielle, ce qui n’est pas certain, elle n’en présentera pas moins deux inconvénients graves :

— elle semblera dispenser les responsables de se poser la question primordiale de la quantité d’énergie nécessaire au bonheur des hommes, c’est-à-dire à leur équilibre dans la cité et avec la nature.

— elle provoquera une centralisation physique, financière et administrative des ressources énergétiques qui les rendra d’autant plus vulnérables aux attaques aériennes ou par commandos terrestres.

Au lieu de s’hypnotiser sur la croissance indéfinie de la consommation d’énergie, qui ne peut conduire qu’à des impasses dramatiques ; au lieu d’accepter sans examen le dogme du parallélisme entre croissance énergétique, croissance économique et mieux-être, chaque jour à nouveau démenti et moins croyable, il serait temps d’envisager un changement de cap, et de revoir toute la politique européenne de l’énergie — ou pour mieux dire : d’en créer une enfin digne du nom, en fonction de finalités de civilisation qui ne soient pas uniquement le profit en monnaie, la puissance militaire en fusées nucléaires, et l’élévation à tout prix du niveau de vie matérielle, aux dépens de la Nature, du bien-être, des libertés, et du sens de la vie.

3.
Solutions à l’échelle du continent

1. En cas de nouvelle crise du pétrole (guerre au Moyen-Orient), prévoir des mesures de solidarité européenne excluant la pénible situation de 1973, où l’on a vu l’un des Six discriminé, d’autres faisant la cour aux pays producteurs, etc.

2. Prendre conscience de ce que l’énergie nucléaire (pratiquement les surgénérateurs dès 1990) ne pourra s’installer que sous la protection de la police, voire de l’armée17, et d’une nouvelle Inquisition idéologique, donc aux dépens des droits de l’homme et des libertés démocratiques. Alors qu’en revanche, l’énergie solaire, qui est partout, appelle et permet des régimes décentralisés et des autonomies locales, c’est-à-dire les conditions mêmes de la paix.

3. Pousser la recherche des formes non nucléaires d’énergie, jusqu’ici marginalisées par nos États, tous centralisateurs et donc obsédés par l’idée de « grandes centrales ». À cette fin, mettre en pool cerveaux et investissements, comme il fut fait pour le CERN, et plus récemment pour l’étude de la biologie nucléaire, puis de la fusion thermonucléaire ; et cela, au-delà des Neuf, c’est-à-dire pour tous les pays qui se reconnaissent européens, à l’Est comme à l’Ouest.

4. Garantir aux populations concernées à l’échelle locale et régionale le droit de se prononcer sur les implantations d’ouvrages producteurs d’énergie.

5. Élaborer une politique de transports en commun dans les villes et dans les campagnes.

6. Mettre à l’étude de toute urgence — en pool européen — le problème de la société post-pétrolière : que faire, quelle société prévoir une fois que nous serons privés de pétrole ? Comment préparer dès maintenant la transition à une telle société ? Quelles sont les technologies requises ?

7. Diminuer (par décisions communautaires) le taux de croissance de la consommation d’énergie (le plan Carter prévoit de passer de 5 % à 2 %), la consommation d’essence pour les autos (plan Carter : moins 10 %), la température maximale des immeubles chauffés au mazout.

8. Il a été proposé de diminuer de 15 %, par choix volontaire des citoyens, la consommation privée d’électricité, en instituant une journée et une nuit par semaine au feu de bois et aux bougies. C’est raisonnable et plein de charme, mais insuffisant. Il serait préférable, par exemple, d’étudier les moyens d’éliminer, par un accord européen, le chauffage électrique et d’une manière générale les procédés à rendement notoirement insuffisant.

9. Si nos États tiennent à faire de la propagande, que ce soit pour l’utilisation toujours plus fréquente et ingénieuse de l’énergie humaine — celle que l’auto et cent formes de gaspillage nous incitaient à négliger, à ignorer, à condamner !

Ces mesures, parmi tant d’autres déjà proposées par des scientifiques compétents, ou qui peuvent encore être imaginées, supposent toutes soit un consensus des ministres de la Communauté de Bruxelles, aussitôt offert à la co-signature des États européens non membres ; soit l’institution d’un Conseil européen de l’énergie formé de délégués des vingt-deux États de l’Ouest en attendant que ceux de l’Est puissent s’y joindre, s’ils le désirent. Il n’y a qu’une solution au problème énergétique : l’Europe unie.