(1979) Rapport au peuple européen sur l’état de l’union de l’Europe « La défense de l’Europe » pp. 136-148

V.
La défense de l’Europe

1.
État de la question

1. La défense de l’Europe est un sujet que l’on évite dans le débat public de ces dernières années, et sur lequel personne ne semble prêt à se prononcer franchement. Soit par scrupule humanitaire, ou par orgueil nationaliste, par calcul partisan31, ou simplement par répugnance à faire face à cet « impensable » que serait une troisième guerre mondiale, et vraiment la dernière cette fois-ci, à cause de la puissance des armes dont dispose aujourd’hui contre elle-même l’humanité.

C’est pourtant l’aspect du problème européen qui préoccupe le plus nos populations, si l’on en croit les sondages d’opinion.

D’où vient cette contradiction entre le souci réel des peuples et le discours pour le moins ambigu des politiciens ?

2. L’échec du projet de « Communauté européenne de défense » a fait un tort incalculable à la cause de l’union des Européens. Proposée par des hommes d’État français, la CED avait été acceptée par tous les autres pays du Marché commun. Elle fut finalement refusée par le seul Parlement français, à la suite de la coalition entre gaullistes et communistes, au nom de la crainte alléguée d’un contingent allemand intégré dans les forces européennes, et de la nécessité de sauvegarder « la souveraineté et l’indépendance nationale » face à l’« aide intéressée des Américains ».

Le résultat du rejet de la CED fut double :

— renaissance immédiate d’une armée allemande indépendante (c’est-à-dire non intégrée) ;

— dépendance accrue des États-Unis pour une éventuelle protection nucléaire.

C’est-à-dire, très exactement ce que les fédéralistes avaient voulu éviter en proposant la CED, et les nationalistes en la rejetant.

3. Depuis lors, les plans européens proposés par des hommes politiques (plans Fouchet, Harmel, Davignon, Tindemans) ainsi que par l’OTAN et par l’Eurogroup ont tous été rejetés par les Conseils de ministres européens, au nom des États-nations membres de la CEE.

Cela n’eût pas été possible sans la croyance inébranlable de l’immense majorité des Européens (gaullistes et eurocommunistes compris) dans l’ouverture automatique du « parapluie américain », quoi qu’il advienne, si insolents que croient devoir s’afficher certains leaders politiques à l’égard de Jimmy Carter, persuadés qu’ils sont que ce président ne fera pas attention à leurs discours de matamores, ou qu’il saura comprendre qu’il ne s’agit en réalité que de se faire applaudir aux congrès du parti.

Si ces leaders, et surtout si leurs troupes réalisaient la précarité de nos forces nationales non intégrées, la supériorité rapidement croissante des forces russes, et tout l’aléatoire d’une intervention nucléaire américaine, ils ne se contenteraient plus de l’alibi du « parapluie », ils verraient à l’évidence la nécessité de s’unir au moins assez pour organiser une défense commune dans toute la profondeur du continent — et le reste viendrait par la suite à condition que l’on ait fait en sorte qu’il y en ait une.

4. Restent les raisons de la dépendance par rapport aux USA d’une Europe des États manifestement incapable d’envisager sa propre défense par ses propres moyens. Ces raisons sont en gros les suivantes.

a) La supériorité écrasante de l’URSS sur l’ensemble non intégré de nos pays quant aux seules forces nucléaires engagées dans la région Europe : les potentiels sont de 1 (France et Grande-Bretagne) à 15 (URSS).

b) La supériorité écrasante du pacte de Varsovie (imposé par Moscou à ses satellites) sur l’Europe des Neuf et même sur l’OTAN (dont la France est sortie librement) quant aux forces conventionnelles :

OTAN Pacte de Varsovie
Effectifs 626 000 h.
(dont 285 000 Américains)
943 000 h.
Chars 7 000 21 000
Pièces d’artillerie 2 700 10 000
Avions 2 375 4 055

Et cela, en dépit du fait que les populations sont sensiblement égales de part et d’autre du rideau de fer32.

c) La désunion flagrante des Européens face aux problèmes non seulement de leur défense, mais de ce qu’il y aurait lieu de défendre par priorité : souveraineté nationale ? système capitaliste ? ou libertés civiques, telles que droit d’opposition, droit de grève, mobilité professionnelle, libre circulation internationale, propriété individuelle, etc. ?

5. La question de la défense de l’Europe ne doit pas rester plus longtemps affaire de chiffres : nombre de fusées sol-sol ou sol-air, de bombes de divers types, de vecteurs. Les peuples n’y comprennent rien et s’en désintéressent d’ailleurs à juste titre : que sont les armes par elles-mêmes si manque la volonté de s’en servir ?

Pourquoi (se demandent-ils vaguement) dépense-t-on dans le monde pour les armements 375 milliards de dollars par an ? Les uns ont déjà de quoi tuer les autres 33 000 fois ; les autres les uns, 30 000 fois seulement. Quel est le sens de cette compétition ?

D’où la faiblesse frappante des motivations que l’on observe dans nos populations quant à une éventuelle défense commune d’on ne sait trop quelle Europe ; cependant que la défense isolée d’un de nos pays par lui tout seul apparaît comme une prétention dérisoire, qu’il s’agisse de la RFA, du Luxembourg, voire de la France ou de la Grande-Bretagne.

2.
La crise

Les auteurs militaires d’une compétence et d’une indépendance d’esprit généralement reconnues qui ont traité le problème de la défense globale de l’Europe contre une attaque massive venant de l’Est (seul cas sérieusement imaginable aujourd’hui, toute agression d’un de nos pays contre l’URSS étant exclue pour raisons de taille, de même que serait exclue pour raisons politiques toute agression d’une Europe fédérée) ont déposé des conclusions radicalement pessimistes, en cas de non-union persistante des Européens.

Parmi les nombreux scénarios imaginés, citons d’abord ceux de deux généraux, qui ont revêtu tous les deux d’importantes fonctions dans l’OTAN. Celui du général Robert Close, commandant d’une division blindée belge, et qui fut directeur des études au Collège de la défense de l’OTAN. Et celui du général allemand Johannes Steinhoff, qui fut président du comité militaire de l’Alliance atlantique à Bruxelles.

a) Le premier, dans L’Europe sans défense ?33, décrit l’attaque surprise des Russes, qui effectuent d’abord en quelques heures la jonction de leurs troupes héliportées et de leurs colonnes blindées en RFA À partir de quoi, échanges de messages et de menaces entre Pentagone et Kremlin, ce dernier prêt à tout arrêter si l’autre cède. Menaces mutuelles, confusion, consultations, à la faveur desquelles les Russes sont sur le Rhin en quarante-huit heures : c’est le délai nécessaire pour que le président des USA décide s’il y a lieu ou non de recourir à l’arme nucléaire. Les Russes détiennent le principal des forces de production de l’Europe : la partie n’est-elle pas déjà jouée ?

Ce qui est certain, c’est qu’à ce moment, « la destruction ou le salut de l’Europe repose entièrement entre les mains d’un chef d’État qui, pour favorable qu’il puisse être aux vues occidentales, n’est pas européen et représente des intérêts mondiaux dont certains peuvent s’écarter sensiblement des nôtres » (R. Close, op. cit., p. 283).

b) Le général Steinhoff, contrairement au général français P. Gallois, ne croit pas que « chaque nation, à l’instar de la France, puisse assurer sa propre défense ». (Que ferait le Luxembourg ? demande-t-il.) Surtout il ne croit pas que « les Américains voleraient au secours des Européens incapables de s’unir : “Pourquoi irions-nous mourir pour Francfort ou Düsseldorf, alors que les Européens ne feraient pas grand-chose pour leur propre sécurité ?” »34.

Les Américains ne protégeront les Européens que si ces derniers manifestent leur volonté commune de se défendre. « Démographie, héritage culturel commun, puissance industrielle et technologique », tout les y pousse. Mais s’ils ne veulent pas s’unir, « je suis cette fois d’accord avec Close ». (Les Russes sur le Rhin en quarante-huit heures.)

c) On a proposé comme parade les « forces atomiques de dissuasion » britannique et française. Réponse de la majorité des auteurs et critiques militaires : l’arme atomique d’une nation européenne serait inutilisable :

— contre un autre pays du continent ou contre des troupes étrangères qui l’envahiraient : celui qui la fait tomber chez son voisin est à la merci d’une saute de vent ;

— contre une invasion par surprise venant de l’Est, car « la rapidité de l’action, la pénétration en profondeur des forces adverses — intimement mêlées à la population civile — rendraient illusoire l’usage des moyens nucléaires qui occasionneraient plus de pertes aux populations civiles qu’à l’agresseur » (général Close) ;

— enfin pour « dissuader » l’URSS, dont l’arsenal nucléaire total est cent fois supérieur au nôtre.

Mais voici l’évidence majeure : même à égalité nucléaire, l’Europe serait perdante, car l’extrême densité de sa population, de ses villes, de ses usines, de ses trésors et monuments, de ses réseaux de communications, etc., la rendent infiniment plus vulnérable que l’URSS avec ses immenses plaines vides35. Quelques bombes russes sur la capitale et sur les centres de production d’énergie suffiraient à paralyser un de nos pays européens, alors que toutes les bombes produites par ce pays ou mises à sa disposition par les USA ne feraient qu’irriter l’URSS, à supposer qu’elles n’aient pas été neutralisées dès les premières minutes du conflit, ou juste avant…

En caricaturant à peine la situation, on pourrait dire qu’il n’est même pas sûr que si l’Europe unie disposait de l’immense force nucléaire russe, elle pourrait faire autant de mal à l’URSS que celle-ci ne lui en ferait avec la petite force nucléaire française et anglaise.

Il semble bien qu’une force de frappe nationale ne puisse mener qu’à l’écrasement inutile et définitif d’un pays à forte densité de civilisation industrielle, après avoir servi de mauvais prétexte aux nationalistes de ce pays pour refuser la communauté européenne de défense, seule à la taille du danger.

Si donc nous refusons que « la destruction ou le salut de l’Europe repose entre les mains d’un chef d’État américain », nous voilà condamnés à inventer un avenir différent, dans le domaine de la défense plus encore qu’en tout autre.

Et là encore, nous ne trouverons la solution que dans l’union, à condition qu’elle soit de nature fédérale.

3.
La défense de l’Europe sera l’œuvre des Européens eux-mêmes

Quels que soient les scénarios imaginés ou imaginables, avec ou sans les « Américains », avec ou sans les armes nucléaires, rien ne résiste aux évidences que voici :

— les armes nucléaires sont offensives par nature et ne peuvent servir qu’à porter la guerre chez l’Autre — l’attaque fût-elle qualifiée de préventive. Les armes nucléaires sont par nature inaptes à défendre nos campagnes, nos villes, nos populations, nos soldats aux prises avec l’envahisseur, et en général la civilisation du continent européen, que leur mise en jeu détruirait36 ;

— les « Américains » ne risqueront pas une guerre nucléaire si les Européens ne prouvent pas leur volonté de se défendre par leur volonté de s’unir.

Une réelle défense de l’Europe consisterait à sauvegarder nos cités, nos paysages, nos coutumes, nos cultures. Il faudrait les aimer d’abord. Pas de défense efficace et valable sans une conscience de ce que l’Europe signifie pour nos vies quotidiennes.

Mais défendre un pays sans détruire les raisons qu’on a de l’aimer, c’est défendre d’abord son lieu natal — non des frontières invisibles ni un pouvoir qu’on ne connaît que par ses contraintes. C’est affaire de régions, non d’État.

Or, la tactique qui correspond à la défense des réalités humaines, non des mythes nationaux-étatiques, c’est ce qu’on appelle en termes militaires la défense en hérisson. Défense locale, village par village. Combat sur place, seul vraiment motivé. Chacun défend sa terre, les siens, ses biens concrets et affectifs. Chacun défend ses libertés et avec combien plus de conviction que ceux qui les attaquent parce qu’on les y a forcés.

C’est cette forme de défense que le général Close nomme avec justesse « dissuasion populaire », que l’on a vue sous d’autres cieux venir à bout de la plus puissante armée du monde. Elle accule l’adversaire à l’alternative « d’une conquête coûteuse ou d’une destruction vaine » (Raymond Aron).

Conquérir un pays village par village, maison par maison, coûte très cher et rapporte peu. Mais défendre un pays de la même manière, voilà ce qu’on peut imaginer non seulement de plus rentable, ce serait peu, mais surtout de plus énergisant pour le moral d’une population.

Seule adaptée à la topographie, à la démographie, à la sociologie et aux diversités de notre continent, cette tactique suppose et favorise une volonté de défense authentique et spontanée, que rien au monde ne saurait remplacer.

La capacité de défense de l’Europe dépend avant tout de la volonté des Européens de défendre leurs libertés, leurs droits et leurs devoirs civiques. Elle dépend donc des possibilités que les institutions ménageront à la renaissance des régions, c’est-à-dire des unités territoriales dont les dimensions permettent l’exercice réel de ces libertés, de ces droits et de ces devoirs.

La vitalité des régions, à son tour, dépend du respect jaloux de leurs diversités. Respect qui ne peut mener — logiquement et pratiquement — qu’à la neutralité comme refus de recourir à la violence pour résoudre un différend.

La fédération européenne sera neutre par impossibilité — due à ses trop grandes diversités — de décider une politique d’agression contre quelque voisin que ce soit, russe ou maghrébin, arabe ou africain.

Une Europe fédérée dans et pour ses diversités régionales, une Europe neutre, aurait pour intérêt vital de préconiser et d’initier le désarmement mondial37.

Le problème de la défense est inséparable de celui du désarmement, comme celui de l’Énergie est inséparable de celui de la réduction du gaspillage.

Il y a aujourd’hui gaspillage des armements (à quoi sert de pouvoir tuer 3000 fois ou 33 000 fois tous les êtres humains ?) et surarmement énergétique en Europe.

Et de même que réduire le gaspillage énergétique sera bientôt la principale source d’énergie disponible (selon le directeur de l’Agence internationale de l’énergie, ONU, à Vienne), de même le désarmement sera le principal renfort apporté à notre défense.

Mais l’Europe ne peut contribuer au désarmement général que si elle se présente unie, et que son union la montre capable de donner au monde autre chose que des conseils intéressés, à savoir : un exemple vécu de désarmement atomique (à quoi d’ailleurs toutes les raisons du monde la poussent).

L’Europe unie peut seule inaugurer la désescalade des armements, sans laquelle il n’y a guère d’avenir pour notre Histoire.