(1982) Journal de Genève, articles (1926–1982) « Les journalistes sportifs ? On dirait qu’ils aiment les tyrans (31 mai-1er juin 1980) » p. 24

Les journalistes sportifs ? On dirait qu’ils aiment les tyrans (31 mai-1er juin 1980)af

Dans ma jeunesse, j’ai longtemps joué comme gardien de but dans les équipes de football du gymnase puis de l’Université de Neuchâtel. Ce que j’aimais tout particulièrement dans ce rôle, c’était le moment de crise où je devais intervenir ; cet instant presque lyrique, d’une gravité extrême. Curieusement, d’ailleurs, mon premier article, qui fut publié dans une revue — j’avais alors un peu plus de 17 ans — était une critique d’un livre de Montherlant intitulé Le Paradis à l’ombre des épées et dont le thème principal était justement le football. J’avais beaucoup aimé ce recueil d’essais : autant pour la manière dont Montherlant parlait du football que pour son style. Mon article fut donc publié dans La semaine littéraire, seule revue paraissant alors en Suisse romande, une semaine à peine après que je l’aie écrit. Il s’intitulait « Monsieur de Montherlant, le sport et les jésuites » et fut pour moi à l’origine d’un échange de lettres assez nourri avec Montherlant. Ce dernier alla même jusqu’à m’envoyer une photo où on le voyait habillé comme un gardien de but, en train de bloquer un ballon. Au dos de celle-ci, il avait écrit de sa grande écriture, impériale. « À Denis de Rougemont, colonne de la défense, son camarade, Montherlant. » J’étais bien entendu très fier de recevoir des lettres de celui que je considérais comme un merveilleux écrivain. Mes débuts littéraires ont donc coïncidé avec ma passion pour le football. Par la suite, j’ai eu l’occasion de rencontrer à maintes reprises Albert Camus avec qui j’ai beaucoup parlé football. Il jouait, lui aussi, au poste de gardien de but dans une équipe. Nous étions donc trois écrivains de la même génération, passionnés de football et jouant, tous trois, en qualité de gardiens de but. C’est tout de même étonnant.

Si vous deviez définir le rôle du sport…

Je crois que le sport doit être pour l’individu une sorte de morale ; celle de la tolérance, du fair-play, du respect de l’autre. Mais force est de constater qu’à l’heure actuelle cette morale est en train de fortement se dégrader en raison, selon moi, de deux facteurs particulièrement néfastes : la commercialisation à outrance de certains sports, dont certains méritent à peine ce nom, et bien évidemment le nationalisme, lequel s’est désormais emparé de la grande majorité des compétitions internationales, des JO en particulier.

Précisément, que pensez-vous des Jeux olympiques ?

Je suis violemment opposé à tout ce qui exalte le nationalisme lors des JO : hymnes nationaux, drapeaux, bref le protocole. Tout cela est, à mon sens, une effroyable caricature de l’esprit olympique et de la morale sportive en général. De toute façon, je ne vois vraiment pas le rapport qui existe entre la performance de l’athlète et le pays d’où il vient.

Certains tirent des parallèles entre les JO de Berlin de 1936 et ceux qui vont se dérouler à Moscou.

Je pense qu’en 1936, les démocraties occidentales ont eu le plus grand tort de participer aux JO. Si elles avaient refusé d’y aller tout en exprimant clairement leurs raisons, à savoir qu’elles ne voulaient pas servir la publicité d’un régime scandaleux, la guerre n’aurait pas été évitée certes, mais se serait sans doute engagée dans des conditions bien différentes. Le peuple allemand aurait en effet commencé à remettre en cause très sérieusement la valeur de la politique menée par son gouvernement. Pour les mêmes raisons, j’approuve totalement ceux qui refusent d’aller à Moscou tant que le régime soviétique continue à faire ce que l’on sait. D’autant que le gouvernement russe a largement diffusé une brochure, contre laquelle Lord Killanin a d’ailleurs vivement protesté, disant clairement que le fait que Moscou ait été choisi comme siège des JO est un témoignage d’admiration du monde entier à l’égard du régime communiste soviétique.

Le fait de supprimer les hymnes et les drapeaux serait-il selon vous suffisant pour sauver les JO ?

Non. Il faut repartir sur un autre pied, rédiger une charte olympique totalement nouvelle, qui élimine expressément toute forme de nationalisme. Mais certains ne seraient sans doute pas du tout d’accord avec ce changement radical. D’ailleurs je voyais l’autre jour à la TV des membres de nombreux comités olympiques se réjouir à l’idée de voir disparaître à jamais les hymnes et les drapeaux des JO. Un des dirigeants du Comité olympique français s’est alors rebiffé avec virulence en déclarant « Quoi ! On veut m’arracher mon drapeau, on en veut à l’honneur de mon pays ! » Quand on en arrive là, je crois qu’il n’est plus question de sport mais de délire nationaliste.

Et la presse sportive dans tout cela…

Je pense que les mass médias, dans leur ensemble, sont en grande partie responsables de la dégradation du sport. Voyez les pages sportives des journaux : le langage y est féroce. Beaucoup de journalistes vont même jusqu’à écrire des phrases telles que « Tartampion ne fait pas de quartier, il écrase ses adversaires, dicte sa loi », un peu comme si les grands sportifs imposaient leurs volontés les plus arbitraires à leurs adversaires. Les pages sportives ont donc l’air de glorifier d’affreux tyrans comme on en a plus vu depuis Gengis Khan. Et tout cela fait bien entendu régner autour du sport un climat de violence, où les pires instincts, l’agressivité peuvent se déchaîner. Ne serait-il donc pas temps de revenir à une vraie morale du sport telle que je l’admirais comme adolescent dans les premiers livres de Montherlant ?