(1942) La Part du diable (1982) « Postface après quarante ans » pp. 217-251

Postface après quarante ans

I

J’ai écrit ce livre à New York. C’était la guerre, pour moi l’exil, et depuis plusieurs mois je vivais seul. Dans mon journal du temps, je trouve quelques fragments qui évoquent assez bien, pour moi du moins, le cadre et l’atmosphère de mon travail :

5 West 16th Street, New York Fin décembre 1941

Trouvé un petit atelier, près de Greenwich Village, au haut d’une vieille maison de pierre brune, et quitté non sans soulagement mon hôtel.

Un plancher bleu foncé, les murs d’un blanc rosé, et la moitié du plafond incliné est en vitrage, noir la nuit, strié de joints blancs. Deux larges et basses fenêtres sur la cour. Juste en face, le haut building d’une imprimerie. Plus à droite, je domine le toit plat, formant terrasse, d’une maison de trois étages qui est un couvent. Les nonnes deux par deux vont et viennent sur ce toit en lisant. Comme il n’y a pas de barrière, il faut craindre à chaque fois qu’elles fassent un pas de trop et tombent dans le vide, pour peu que leur lecture les passionne.

Mercredi des Cendres, 18 février

Depuis des mois, j’essayais de m’y mettre39. Mais je fuyais partout, dans la rue, dans le monde, au cinéma, sous le moindre prétexte.

À deux heures aujourd’hui, je me suis enfermé sans plus bouger, entre mon fauteuil et ma table — les deux bras du fauteuil touchant le bord de la table — devant un bloc de papier blanc. Des heures ont passé, immobiles. Le téléphone a sonné plusieurs fois, près de mon lit, sans que je bouge. J’ai lentement relu ma conférence de Buenos Aires40, des notes éparses. À sept heures, je me suis mis à écrire. Il est dix heures et j’ai devant moi l’introduction et les trois premiers chapitres terminés. J’ai faim, j’ai froid, je suis heureux et cours dîner pour 50 cents à la cafétéria du coin.

22 février

Après trois jours et nuits de travail acharné, j’ai tenté hier soir une sortie. Deux signes m’ont prouvé que jusqu’à nouvel ordre je suis le prisonnier de mon livre et ferais bien de ne plus m’en échapper.

Je devais aller chez des amis après le dîner. J’entre au hasard dans un petit restaurant, au bas de Madison Avenue. La salle étroite et profonde paraît vide. Il doit être environ neuf heures et demie. J’hésite sur le seuil : va-t-on me servir encore ? Au fond de la salle, deux hommes et une femme attablés causent et boivent. L’un des hommes m’ayant remarqué, je l’entends dire : « Voilà le diable ! » Ils se retournent à demi et rient. J’ai fui. Pas d’autre restaurant dans ce quartier. Je suis monté sans dîner chez mes amis.

Je n’en ai pas de plus charmants dans toute la ville, et je les ai vus presque chaque jour le mois dernier. Mais ce soir-là, je n’avais rien à dire, et me demandais non sans angoisse ce que l’on peut bien avoir à dire, en général, quand on se trouve à huit dans un salon. Rentré tôt, mais n’ai rien fait qui vaille de toute la nuit. Voilà qui est clair : ou écrire, ou sortir.

26 février

À Town Hall, Wanda Landowska jouait cet après-midi les Variations Goldberg. Pendant une heure et demie, les nerfs aussi vibrants que les cordes du clavecin, combien de fois cette mathématique vierge et vivace comme la sainteté même ne m’a-t-elle pas conduit au bord des larmes ! Parfois aussi mes yeux se fermaient malgré moi, car j’avais travaillé toute la nuit et l’émotion me fait dormir. Je suis sorti pénétré d’une ivresse dont j’imagine qu’elle est l’état normal des anges, et décidé à tout recommencer.

Je ne puis entendre Bach sans avoir honte d’écrire. Comment frapper les mots d’une touche aussi allègre ? Comment les faire danser de cette joie de dire vrai ? Et comment les séduire au rythme sans défaut, sans relâche et sans repentir, d’une pensée qui soit digne encore d’être pensée, d’être reçue, dans le monde établi par une seule fugue de Bach ?

1er mars

Je constate que de quarante-huit heures je n’ai pas dit un mot à âme qui vive. (À la cafétéria, il me suffit de désigner les plats d’un geste.) Cela ne se peut que dans une très grande ville.

Travail nocturne. Je dors un peu le matin ou l’après-midi. La femme de ménage n’est plus venue. Suie sur les meubles, dans les tasses.

5 mars

Quand je me suis endormi au matin, si le téléphone appelle un peu plus tard et que je fais effort pour reprendre mes esprits en quelques secondes, je comprends bien pourquoi l’on dit : je me réveille, et qu’il s’agit vraiment d’un verbe réfléchi.

7 mars

Donné à taper les cinquante premières pages. Puis erré sur Fifth Avenue dans la foule ralentie du samedi.

Ce n’est pas encore le printemps, mais la saison s’émeut obscurément. Un vent doux, venu de la mer, remontait les avenues infinies, très légèrement dorées par le couchant là où elles s’ouvrent sur le ciel. Suffit-il d’un vent doux, d’un peu d’or au lointain, d’un beau ciel de nuées atlantiques, pour que le monde soit de nouveau plus grand que la guerre, et le cœur plus libre d’aimer ? Oui, ce soir.

14 mars

Promenade autour d’un square terne et boueux du bas de la ville, avec Ernst Erich Noth, romancier allemand. Je lui parlais de mon livre en train. « Comment, me dit-il, vous pouvez encore vous passionner pour des idées ? Vous avez encore une vie intérieure ? Moi je suis mort depuis deux ans. Je me sens posthume. » Bien que nous soyons à peu près du même âge, voilà un homme plus moderne que moi.

16 mars

Réveillé il y a quelques minutes, il est onze heures du matin, je me suis dit : « Pourquoi cette lettre est-elle pliée en deux ? Ma boîte est bien assez profonde pour ce format, le facteur devrait le savoir ! » Je voyais une mince enveloppe grise pliée en V derrière la porte sans jour de la boîte métallique. J’ai passé ma robe de chambre et suis descendu les trois étages jusqu’au vestibule : oui, c’est cela, l’enveloppe grise est là, pliée. (Une facture de blanchisseur !) Il me semble que la chose ne m’était plus arrivée depuis douze ou treize ans, depuis Calw41. Ma faculté de petite voyance (voyance de détails sans intérêt) ne m’a jamais servi à rien, sinon à vérifier précisément, chaque fois qu’elle se manifestait, que j’étais déconnecté du monde de l’utile.

20 mars

Pluie torrentielle et fonte des neiges. Les nonnes ne sortent plus, ou sont peut-être tombées dans la cour. Des gouttes chargées de suie s’écrasent sur mon papier, la verrière doit être fendue ou mal jointe. Raccommodé avec un ligament de ficelle verte le pied cassé de mon petit fauteuil. Bonheur d’écrire et de me sentir libre nuit et jour.

21 mars

Terminé le chapitre sur saint Michel. Cela paraîtra délirant aux « intellectuels libéraux » de New York.

Premier jour de printemps, annoncé par un fort coup de tonnerre à cinq heures du matin. José Bergamin assure que le printemps est la saison du diable. Mais j’aurai terminé dans peu.

23 mars

Une lettre du propriétaire m’apprend qu’on va démolir mon étage. Je louais cet atelier au mois et n’ai donc plus qu’à déguerpir sans insister.

25 mars

Écrit finis à six heures du matin. Église Saint-Marc à l’aube froide, quelques bonnes femmes et un jeune homme devant le vieux prêtre anglican, dans une crypte de pierre nue. Exorciser en moi la part du diable, celle qu’il a sans doute prise à mon ouvrage.

Idée bizarre : si j’ai si vite bouclé ce livre, c’était pour essayer de le prendre de vitesse.

À ces notes de 1941, il me plaît d’ajouter le récit d’une soirée où nous fûmes « visités », dans notre maison de Ferney, le 29 juin 1954. Après le dîner, sentant l’atmosphère favorable, nous étions six, heureusement accordés, je suggérai que l’on joue aux questions et réponses. Ce jeu, purement télépathique et poétique, se joue par paires, dans le plus grand silence. L’un écrit trois questions et l’autre en même temps trois réponses ; puis l’inverse ; et cela fait, chacun lit à haute voix, l’un ses questions, et l’autre ses réponses.

De cette soirée, je retiens trois échanges remarquables.

Il y avait là Jean-Paul de Dadelsen, mon collaborateur le plus proche au Centre européen de la culture, et que j’ai appelé, au lendemain de sa mort prématurée en 1957, « le seul grand poète luthérien de langue française ». L’une des questions était : « Qu’arriverait-il si Jean-Paul devenait pape ? » Réponse : « Le pape serait luthérien. »

Deuxième échange : « Qu’est-ce que la mystique ? » Réponse : « C’est un petit jardin fermé qui s’ouvrira à Pâques. » (On sait que le hortus clausus est un symbole fondamental du mysticisme, flamand et rhénan notamment.)

Mais c’est le troisième échange qui m’amène à rappeler ici cette soirée mémorable. L’un de nous avait écrit : « Qu’arriverait-il si le diable entrait dans cette pièce ? » Le partenaire lut sa réponse : « Toutes les lumières s’éteindraient. » Et toutes les lumières s’éteignirent.

II

Invité par mon éditeur américain à me resituer aujourd’hui par rapport à ce texte âgé d’un quart de siècle, la première question que je me pose est celle de son sujet et de sa réalité. Est-ce que je crois encore à l’existence du diable ?

Je crains bien de ne pouvoir donner à cette question directe une réponse sans détour, et cela tient à la nature même du sujet, ambiguë jusqu’à la contradiction, jusqu’au sophisme logiquement inévitable.

En effet, si je dis que je ne crois plus au diable, c’est qu’il m’a eu, selon le premier chapitre de ce livre ; et s’il m’a eu, c’est qu’il agit ; or rien ne peut agir sans exister, sinon peut-être le Néant qui, par non-être, néantit42. Mon scepticisme, ainsi, serait une preuve de l’existence précisément qu’il met en doute ? En revanche, si je dis que je crois au diable, ce n’est nullement une preuve qu’il existe, ou qu’il n’ait plus ni rien de moi ni rien en moi. Par où l’on voit qu’il est presque impossible de parler de lui d’une manière innocente ou détachée, ni sans une sorte d’indirect acte de foi ou d’athéisme.

J’essaierai cependant de m’expliquer à moi-même et de dire aux lecteurs de cette réédition, ce que le diable signifie pour moi dans la conjoncture actuelle.

Projection ?

L’un des procédés favoris du Malin consiste à convaincre les intellectuels qu’il n’est que l’expression mythique des terreurs intimes d’hommes simples et qui n’ont pas lu Freud. Ainsi le diable ne serait rien qu’une projection. Si vous voulez savoir le sens du terme, consultez l’excellent Vocabulaire psychanalytique de J. Laplanche et J.-B. Pontalis : vous y lirez à la page 348 :

Deux acceptions de la projection :

a) Dans un sens comparable au sens cinématographique : le sujet envoie au-dehors l’image de ce qui existe en lui de façon inconsciente. Ici la projection se définit comme un mode de méconnaissance, avec, en contrepartie, la connaissance en autrui de ce qui, précisément, est méconnu dans le sujet.

b) Comme un processus d’expulsion quasi réelle : le sujet jette hors de lui ce dont il ne veut pas et le retrouve ensuite dans le monde extérieur. Ici, pourrait-on dire schématiquement, la projection ne se définit pas comme « ne pas vouloir connaître », mais « ne pas vouloir être ».

La première perspective ramène la projection à une illusion, la seconde l’enracine dans la bipartition originaire du sujet et du monde extérieur.

Pour illustrer le premier sens, la chronique m’offrirait cent exemples, mais bien peu qui surpassent en précision celui de Jean de Roma, dominicain, chargé dès 1528, comme « inquisiteur de la foi », de procéder contre les luthériens et les vaudois de la Provence. Un texte de l’époque fournit quelques détails sur ses méthodes :

Le dit de Roma fit prendre prisonnier un nommé Jehan Gignoulx et, parce que ce dernier ne voulait pas déposer comme il (Roma) voulait, le prit et le lia sur la table et lui engraissa les pieds puis les lui fit brusler, lui disant : « Tu diras que Lucifer a mené Notre-Dame sept ans et qu’il avait engendré Jésus-Christ. » Et quand le pauvre homme était dans le feu, il criait à l’aide et toujours disait qu’il n’était rien de tout cela. Par quoi le dit Roma le mit cinq fois sur le feu, et fut le pauvre homme tellement brûlé que jamais depuis ne se soutint sur ses pieds et est mort en prison pour les pieds et les nerfs qu’il avait brûlés.43

Un disciple orthodoxe de Freud aura raison de traiter d’« illusion » cette projection : car il est clair que le moine se trompait sur lui-même plus encore que sur sa victime et sur la location de Lucifer. Mais ce serait une illusion au second degré que de croire que le diable n’est rien parce que Jean de Roma se trompait, alors que son erreur témoigne du contraire, révèle le diable, est typiquement œuvre du diable.

La projection est illusion, dit-on. Si le diable est projection, il est donc illusoire. Mais cette illusion-là opère ; elle est, par suite, réalité… Réalité de quoi, sinon de ce qui n’est pas ? Réalité du diable, donc.

Quant à la seconde forme de projection, on ne peut dire qu’elle soit trompeuse : elle n’est pas illusion sur moi-même mais action, elle est refus délibéré de ce que mon vrai moi désavoue tout en sachant que c’est réel et que c’est en moi.

Que le mal est en nous, non de nous, voilà ce qu’implique la croyance au diable. Il est à l’œuvre dans l’intimité la mieux gardée de mon individu, mais non pas dans le libre projet de ma personne — projet qui me permet de prendre mes distances avec mon être naturel, de le juger, et d’abord de le voir. Je me vois mauvais, qu’est-ce à dire ? Sinon que le mal que je vois agit en moi sans être moi. C’est un personnage étranger qui parasite mon individu. Je l’expulse et le « rends » à son Maître, c’est-à-dire à son vrai possesseur dont je refuse qu’il me possède. Il ne s’agit donc plus ici de « méconnaissance » : je sais très bien que le diable est en moi et que c’est là que je puis l’attraper. Il s’agit encore moins d’un « refoulement » mais au contraire d’une volonté on ne peut plus consciente de rejet, à proprement parler d’un vomissement, c’est-à-dire d’une action curative.

Baptiser projection le mécanisme de cette conjuration du mal qui est en moi, n’autorise pas à nier la réalité du mal, mais ne suffit pas davantage à établir la réalité de l’être spirituel qui en serait le fauteur. Un processus psychologique ne prouve rien que l’efficacité de sa structure. Mais il n’en est pas moins indispensable à toute saisie d’une éventuelle transcendance. En d’autres termes :

— Un être spirituel n’est rien pour l’homme qui n’en a jamais fait l’expérience. Même si cet être existe en soi dans ce monde ou dans l’anti-monde, dans l’immanence ou dans la transcendance, il restera pour moi un nom dépourvu d’intérêt et qui ne m’importe en rien, si je n’ai jamais pu produire en moi sa forme.

— Il faut avoir fait l’expérience de sa présence et du style spécifique de son action pour le reconnaître dans ses avatars les plus divers, mais cette expérience vécue ne prouve pas l’existence « objective » d’une entité correspondante : elle est seulement la condition sine qua non d’une ouverture à sa réalité hypothétique.

— Je n’ai donc nullement établi l’existence « objective » du diable en décrivant le mécanisme de la projection, mais j’ai montré comment peut se manifester « le Lucifer latent installé dans tout cœur humain »44. Ni le diable ni Dieu n’existeraient pour nous si nous n’avions aucun moyen de les faire exister subjectivement en nous, d’en vivre ou pour le moins d’en mimer l’expérience — même « négative » dans le désert mystique.

— La question de l’existence du diable (ou de l’existence de Dieu) n’est donc pas une question détachée, détachable d’une expérience, fût-elle l’éclair de la Révélation.

— Mais jamais l’expérience n’a tranché la question qui se pose ensuite : à savoir si « Dieu » ou « le diable », produits en nous et projetés par nous, coïncident avec Dieu ou le diable tels qu’ils agissent hors de nous.

Autocritique

Je n’ai donc pas encore répondu à ma propre question sur l’existence du diable : j’ai fait sentir seulement que ce n’est pas si simple… En ce point, une méthode négative peut aider : je vais tenter de dire ce qui m’étonne, m’inquiète, me choque ou me paraît inexact dans mon livre, tel que je viens de le relire.

Une facilité trompeuse. — J’ai écrit ce livre comme s’il était plus facile, ou moins radicalement impossible de connaître le diable que Dieu. Comme si j’étais donc dans l’idée que nous avons tous une expérience plus concrète et plus convaincante du mal et de l’erreur que du bien et de la vérité. Ceci n’est guère défendable en logique, mais correspond à quelque chose que le mot illusion ou le signal d’erreur ne suffisent pas à rendre nulle à mes yeux. Est-ce la logique qui est insuffisante ? Ou disposerais-je d’une connaissance du Bien assez immunisée contre le « péché » pour me faire concevoir et même dire, sans trop de crainte d’en être atteint, ce qui pèche ?

Or je sais que l’homme n’est pas bon. Il naît tel que l’a fait son programme génétique, lequel ne saurait être « bon », que par une chance sur, mettons, dix milliards. Mais cette chance se verrait aussitôt compromise par l’activité divergente ou antagoniste de 1010_ 1 combinaisons réalisées et réalisables : ce nombre représentant le Mal. (Le diable est Légion.) Mal est ce qui empêche le bien de s’épanouir. Je me forme ainsi une connaissance virtuelle et négative du mal, aussitôt exemplifiée par les conséquences de n’importe quel geste, comme de peser sur le bouton de mon transistor.

L’homme a peu de chances contre le diable. L’intervention d’un agent différent (qu’on appelle transcendance, en théologie) paraît indispensable dans cette conjoncture. Sinon tout est absurde, et mon livre d’abord dans toute la mesure où il est cohérent et ne traite que de son sujet. C’est le plus grave reproche qu’on puisse lui faire, et je m’étonne que si peu de critiques s’en soient avisés jusqu’ici…

diable et Invention. — À Madrid, dans le parc du Retiro, on peut voir une statue du diable Créateur. C’est une espèce de Prométhée. J’ai cru voir la même à Catane, au pied de l’Etna : mais j’avais l’esprit plein d’Empédocle, qui, dit-on, se jeta dans le volcan pour se prouver qu’il était dieu et n’en revint pas.

Je parlais d’un ordre du monde, voulu par Dieu, auquel le diable nous incite à contrevenir. Mais aujourd’hui je ne suis plus sûr du tout que cet ordre du monde, par hypothèse, soit nécessairement immuable ou éternel, et qu’il ne prévoie pas l’action libre des hommes non seulement en lui, dans son cadre, mais pour lui, comme agent de son évolution — soit vers une progressive transfiguration, ou vers une lente dégradation des énergies.

Ai-je assez montré l’efficacité du diable en tant que dénonciateur, contestateur, semeur de doute et négateur, censeur et juge ? (Étant maintenu que cette efficacité ne devient telle qu’à travers nous et par nos mains, comme je le rappelais au chapitre VIII. Méphisto ne peut rien que par Faust.)

Il est clair que le diable inspire les techniques, c’est-à-dire les moyens de changer la Création pour la mieux adapter à nos désirs de liberté ou de puissance, pour la mieux asservir à nos passions. Non seulement l’infernal marteau piqueur et la Bombe H procèdent évidemment du diable, mais aussi tous les remèdes, instruments de chirurgie, avions, lasers, high-fi, organes artificiels, moyens de faire tomber la pluie ou d’aller en week-end sur la Lune.

De proche en proche, il devient manifeste que presque tout, dans la vie culturelle, dépend de Lui, de la poésie pure au journalisme, en passant par les arts et la philosophie, les sciences et les sciences humaines. Presque aucune de leurs œuvres, affirmations, formulations ou certitudes provisoires qui ne soit née de la mise en question, voire de la négation de celles qui précédaient. Le doute est le premier temps de toute recherche, la première condition de l’invention — la seconde étant la passion de s’exposer à l’inconnu — comme un film s’expose à la lumière, mais aussi comme un enfant perdu s’expose aux balles.

Mais cette passion qui anime le jeu de massacre qu’est la vie intellectuelle, c’est celle d’un meilleur bien, d’une qualité plus forte, obscurément appelés et pressentis. En fin de compte, le Négateur, ayant tué nos illusions de vérité, nous laissera nus devant la Vérité. Cela se passe dans chacune de nos vies, quoique à doses infinitésimales, et cela se verra dans la Fin. Le douteur cherche une certitude, le négateur crée malgré lui, dans le sens où il est écrit que « le méchant fait une œuvre qui le trompe » : s’il fait œuvre vraiment, il trompe la méchanceté qui avait incité son entreprise.

L’Administrateur. — Cioran écrit que le diable n’est « qu’un administrateur, qu’un préposé aux basses besognes, à l’histoire ».

Peut-être aurais-je dû consacrer un bref chapitre au diable bureaucrate, fonctionnaire de l’État, impeccable jusqu’au sadisme. Cette omission, qui m’étonne aujourd’hui, s’explique par le fait que j’écrivais ce livre aux USA, où seuls les fonctionnaires de douanes en uniforme m’ont paru dignes de leurs confrères européens et leurs émules dans le zèle imbécile. Mais nous étions en guerre, tout voyage interdit.

Ce chapitre eût alors introduit celui que méritait déjà le Sens de l’Histoire, qui allait devenir si cher aux suiveurs du marxisme, en France surtout, et qui a « justifié » en URSS les génocides que l’on sait.

Le Prince de ce monde, traduit en tribunal, affirme qu’il n’a rien fait d’autre qu’obéir aux ordres d’En Haut : il n’était qu’un exécutant, qu’un fonctionnaire, qu’un administrateur des « dures nécessités » (ce sont les seules qu’il admette), un agent du Sens de l’Histoire et de ses catastrophes moralisantes.

C’est le rôle qu’il tenait déjà dans l’affaire Job.

Plus malin que démon. — Au total, ce qui peut surprendre dans ce livre, c’est qu’il n’essaie pas un instant de faire peur ni d’évoquer les terreurs de l’Enfer, le rictus effrayant du démon, et les horreurs du péché rendues sensibles par celles du châtiment. Je ne me suis attaché qu’aux ruses du Malin, dans leurs versions contemporaines. On dira que mon diable est « bien intellectuel »… Mais ma seule crainte est d’avoir laissé croire qu’il pourrait être, s’il existe, autre chose qu’un intellectuel, et j’entends bien, un intellectuel d’opposition ! (Ils le sont tous, en tant que tels, même s’ils servent ou croient servir les Banques, la Production, ou un social-fascisme.) L’action du diable est le modèle de l’action des intellectuels : ils n’ont jamais le pouvoir, mais ils l’exercent à travers les partis au pouvoir, lesquels n’existeraient pas sans eux ou perdraient vite leur prestige. Si les intellectuels n’ont jamais le pouvoir, et s’il n’est pas question qu’ils le prennent, ce n’est point par accident mais par définition. Que servirait à une opposition de gagner le pouvoir, si elle y perdait sa raison d’être, qui est d’être contre ? C’est sa manière à elle de le créer. (Ou tout au moins d’y contribuer.)

Prédictions. — Quand j’écrivais en 1942 que l’avenir politique, pour des siècles, aurait toutes chances d’être déterminé par le camp qui avait le plus d’avions, j’oubliais sans doute que Hegel avait cru pouvoir démontrer que Napoléon mettrait fin à l’Histoire, parce qu’il avait le plus grand nombre de canons. Trois ans plus tard, la Bombe pulvérisait Hiroshima et les prophètes de mon espèce. Aujourd’hui que chacun la possède et cherche les moyens de ne pas s’en servir, l’humanité se conduit dans l’ensemble avec une incroyable balourdise. Cet affrontement de géants imbéciles et plus qu’à demi paralysés déprime tout sens simplement prospectif.

— « Si Staline persévère dans sa ligne actuelle » (p. 77) est une de ces erreurs inévitables quand on veut illustrer des prévisions d’ensemble sur le mouvement d’une société, ici l’Europe ou le monde occidental : on a recours à l’imagerie courante, or c’est elle qui sera la première démodée, à coup sûr.

Mais je puis aussi marquer un point : je prévoyais la venue, « après Hitler » d’une « ère des religions aberrantes ». Si l’on me dit qu’elle n’est pas en vue, c’est qu’on ignore à peu près tout du phénomène religieux.

Ce que j’annonçais avant la guerre déjà et dans ce livre (au chapitre XXIII) se réalise dans le monde entier : « L’Ère des religions s’ouvre à nous, chargée de promesses équivoques. » Par suite des reculs apparents du christianisme en Occident, sans parler de sa quasi-interdiction en URSS, de sa suppression en Chine, et en dépit de Vatican II et des progrès de l’œcuménisme, il est patent que les Églises organisées ont perdu le contrôle des instincts religieux, au nom desquels elles se voient rejetées comme répressives et frustratrices. Je songe aux stupéfiantes épidémies de ferveur et d’austérité qui se multiplient avec les sectes des USA ou du Brésil, du Chili ou de la Sicile, au retour massif du fétichisme en Afrique noire, aux provos, aux beatniks et aux hippies partout, aux voyages psychédéliques, et même à la passion des gardes rouges déchaînée sur la mère-patrie du marxisme-confucianisme, doctrine qui se voulait pourtant et se croyait si méticuleusement athée… Au-delà de ces symptômes, je persiste à prévoir l’universelle mais souterraine propagation de toutes espèces de religions gnostiques, dont la fonction sera de libérer l’esprit des horaires de travail et des loisirs conditionnés. « L’ennui naquit un jour de l’uniformité », mais c’est la multiplicité des distractions qui l’entretient et le rend immuable. L’ennui sera le produit principal de la régulation de nos vies par l’État. Il sera la mesure morale de l’accroissement de l’entropie sur la planète. Les religions qui viennent seront donc subversives, violemment négatives, irrationnelles, anarchisantes et poétiques. Dénoncées et persécutées par les polices du monde entier, mais surtout en pays communistes, elles déclencheront des formes nouvelles de la chasse aux sorcières et de l’exorcisme. On n’enverra plus au bûcher mais à l’usine de lavage des cerveaux, et pour les riches, le divan remplacera le lit de torture. Mais le diable sera, comme avant, chez les Inquisiteurs et non chez leurs victimes — ces « névrosés » qui sont le sel de la Terre !

Très curieuse omission. — À l’époque où j’écrivais ce livre, on parlait déjà beaucoup de la « mort de Dieu », on en parlait depuis un peu plus d’un demi-siècle. Malraux avait repris le thème de Nietzsche, Sartre allait lui emboîter le pas. Mais personne n’a parlé — même pas moi ! — de la mort du diable. Et pourquoi cette étrange omission ? Parce que le diable était mort depuis longtemps déjà, et qu’on n’avait même plus l’idée de le rappeler ? Ou parce qu’il avait réussi mieux que jamais, s’était fait oublier totalement, ou encore s’était fait passer pour communiste chez les libéraux et pour fasciste chez tout le monde : champ libre à la faveur de pareilles projections !

Il n’empêche que je me sens honteux de n’avoir pas été le premier à proclamer : « Le diable est mort ! »

Ou bien devrais-je m’en féliciter ? Et d’avoir été le premier à dire que c’eût été son triomphe majeur ?

Se garder de haïr le diable. — La plus grave, peut-être, des critiques que je me fais, c’est d’avoir pu donner l’impression que je me croyais radicalement contre le diable et le condamnais sans rémission, mais surtout que je le haïssais comme un bourgeois hait l’anarchiste, ou un communiste le bourgeois, l’un étant le cauchemar de l’autre, c’est-à-dire une projection de la part honteuse de lui-même, celle qui lui fait d’autant plus peur qu’il n’a osé ni l’assumer ni l’écarter de soi en connaissance de cause.

Or, en dépit du grand précepte évangélique qui nous ordonne d’aimer nos ennemis, dont il est sans conteste le premier — Satan signifiant en hébreu l’Adversaire par excellence —, je me sens incapable non seulement de souhaiter son pardon et son salut, mais encore d’éprouver pour lui cette sorte d’attrait qui peut tourner en haine. Personnification du mal que je récuse, mais qui agit en moi dès que j’imagine ou crée, je me sens plus près de lui que de la plupart des saints, plus en complicité native qu’en guerre ouverte, et s’il m’arrive d’admirer sa technique, je n’ai jamais pu mépriser foncièrement que ses agents. Non qu’il soit à mes yeux ce personnage « grandiose » ou ce profond génie mélancolique que nous peint la littérature depuis Milton. Mais haïr est sentimental, par suite inadéquat à la situation qu’il a créée et à sa fonction spirituelle. Satan, c’est l’animal au sang froid, plus « monstre froid » que l’État même selon Nietzsche. Jamais distrait par la pitié, la peur, l’indignation ou la fatigue, sa vigilance est presque sans défaut, et nous ne pourrons que la rendre plus parfaite encore en la tenant en éveil par de vaines insultes au lieu de songer plutôt aux moyens de l’endormir, comme par exemple de mettre au point une tactique de la vérité habile et libérale sur laquelle il perde ses prises, ou encore d’ordonner notre morale personnelle à un but qu’il ne puisse concevoir.

Non moins futile que de se fouetter pour le haïr serait de condamner ce diable sans lequel nous n’irions pas loin. Car en fait nous ne pouvons le tuer ni l’accepter, réussir sans sa connivence ni flancher et nous effondrer sans son agrément dédaigneux. Tant que le monde est ce qu’il est — et n’est rien d’autre — le diable en est le Prince inéluctable.

Une longue patience et une maîtrise intime des sources mêmes de la révolte contre le mensonge peuvent nous faire concevoir une tactique d’espérance ; mais il faut accepter qu’elle paraisse tendre asymptotiquement vers cette limite : elle escompte l’extinction finale des raisons d’être du démon par l’effet de sa propre action.

Par la dégradation des énergies qu’il stimule et qu’il brasse en nous, il nous entraîne irréversiblement vers ce plus bas niveau d’indifférenciation, d’insignifiance et d’inertie finale où les déchets de l’être lentement se consument — dans ce ravin de la Géhenne dont nous parlent les évangiles, et qui était en réalité le lieu de la décharge municipale aux portes de Jérusalem.

Gé-Hinnom ou val de Hinnom était en effet le nom de l’une des trois vallées qui entourent Jérusalem. En exécration de ce lieu jadis voué au culte de Moloch, le roi Josias ordonna de le souiller, et l’on en fit dès lors le dépôt des ordures et des charognes, que l’on détruisait, comme ailleurs, par combustion lente : « le feu qui ne s’éteint point », devenu le feu éternel de l’Enfer, au Moyen Âge. Dans la Géhenne on ne brûlait que des cadavres et des déchets, non ces vivants, ou survivants des plus conscients, avec lesquels s’entretient Dante !

Mais par cette action même de consumer les ambitions qu’il ne cesse d’attiser, et nos égoïsmes avec elles, il contribue à notre ultime délivrance. Par son œuvre épuisante et qui l’aura trompé à la consommation de tous les temps, il nous libérera des tentations qu’il a pour fonction d’entretenir, c’est-à-dire du défi créateur dont nous vivons, nous et toute la culture, défi qui nous amuse et nous passionne, mais en même temps nous ronge, nous persécute, et nous angoisse dans l’insomnie, jusqu’à ce que naisse au sein de l’être dénudé l’invocation, l’élan, le soulèvement vers le loisir profond des Bienheureux, vers une patrie fraîche et riante où la ruse, l’astuce et l’effort épuisants s’éteindront enfin dans la grâce — et Satan oubliera d’exister !

III

Je n’ai pas encore répondu… Mais je me suis repris au jeu, on vient de le voir : dès que j’essaie de serrer de plus près son action supposée dans ma vie — fût-ce dans l’idée de la « démystifier » —, l’Hypothèse reprend consistance.

Henri Matisse à qui l’on demandait s’il croyait en Dieu répondit : — Oui, quand je travaille.

Je répondrai maintenant d’une manière analogue : oui, je suis bien forcé de croire au diable quand j’éprouve son action dans la nôtre et que j’en souffre dans mon œuvre même. (Mais sans lui, l’eussè-je entreprise ?)

De quoi je donnerai deux exemples, développant des indications qui étaient restées trop elliptiques dans mon petit livre.

La décréation

Je rappelais dans ma première version que le diable, selon l’Évangile, est « le père de son propre mensonge ». Et j’ajoutais : « Par ici nous entrons au mystère du mal… Monstrueuse création du mensonge, car le mensonge, par essence, n’est pas ! C’est une espèce de décréation. C’est le trompe-l’œil et le sonne-creux-de l’invention bâtarde et de l’art inauthentique. » (Chapitre IX.)

Comme le livre venait de paraître à New York, Saint-Exupéry, un beau soir, avec sa véhémence coutumière, me fit reproche d’avoir jeté ce mot « décréation » sans commentaires ni développement : j’avais touché quelque chose d’important, disait-il, sans faire le moindre effort pour étayer et exploiter ma découverte. À mesure que la soirée s’avançait, cette négligence devenait coupable légèreté, faute professionnelle, que dis-je, faute morale, finalement bluff impardonnable !

Je ne suis plus très sûr de ce que je lui répondis, mais comme nos entretiens de New York — entrecoupés de parties d’échecs — roulaient souvent sur des thèmes scientifiques, je suppose que j’ai dû invoquer l’entropie… Reprenons cela, après coup, et discutons comme j’aurais dû le faire en ces temps lointains, soudain proches…

Par le terme de « décréation », je tentais d’évoquer conjointement, d’un seul mot, plusieurs opérations de l’esprit opposées et complémentaires, telles qu’invention et négation critique, synthèse instantanée et analyse par la durée ; mais aussi leurs résultats concrets : records locaux et usure générale, condensations d’énergies acquises au prix de l’uniformisation du milieu et de l’accroissement des déchets ; et enfin un certain état du dosage des forces contraires toujours mobilisées par l’acte unique de création, à savoir : la prédominance, ici morbide, du nécessaire principe de négation. « Décréation » signifiait donc pour moi : prolifération des mécanismes inhumains aux dépens de notre liberté, ou encore, en langage psychologique : prédominance de l’agressivité et de l’instinct de mort sur le désir et sur l’instinct vital.

Freud avait publié quelques années plus tôt (1930) son étude sur Le Malaise de la civilisation, où il arrivait à la conclusion « qu’à côté de l’instinct de conservation de la substance vivante qui tend à la composer en unités toujours plus grandes, il doit exister un autre instinct, antagoniste, qui tend à dissoudre ces unités et à les ramener à leur état originel, inorganique. Autrement dit : avec Éros coexiste un instinct de mort. Le phénomène de la vie peut être expliqué par la convergence ou par l’action antinomique de ces deux instincts ».

Ici, Freud citait des vers du Faust de Goethe dans lesquels le diable lui-même désigne son adversaire : ce n’est pas ce qui est saint et bon, mais c’est le pouvoir qu’a la Nature de créer, de multiplier le vivant :

Car toutes choses tirées du Vide
Méritent d’être détruites…
Et tout ce que vous nommez péché
— Destruction — bref, le mal tout court
C’est mon véritable élément.
Si je ne m’étais pas réservé la flamme.
Vraiment, qu’aurais-je encore en propre ?45

Tout cela éveille, dans l’esprit d’un usager de la civilisation scientifico-technique en ce dernier tiers du xxe siècle, les plus précises analogies physiques. (Freud n’invoquait que la biologie.) Le Second principe de la Thermodynamique ou Principe de Carnot formule la loi de la dégradation irréversible de l’énergie, et Clausius nommera entropie ce qui permet de mesurer l’augmentation du degré de dissolution, désorganisation, désordre et uniformité finale dans un système indépendant. Les formes supérieures de l’énergie — lumineuse, nucléaire, électrique — évoluent fatalement vers la forme inférieure de l’énergie calorifique. Eddington, dans les années 1930, avait calculé la venue de « la mort tiède de l’Univers ».

Ainsi trouvons-nous établi, dans l’esprit de l’homme d’aujourd’hui, un principe qu’on ne peut aimer ni accepter, mais qu’il n’est pas question de ne point subir : l’instinct de mort, qui n’est sans doute que l’aspect psycho-somatique de l’entropie. Il nous mène d’une main sûre à notre perte, celle des personnes, celle de l’espèce. Le diable est là.

On craignait l’incendie, on attendait l’éruption volcanique, on espérait quelque fléau spectaculaire, et l’on a l’insensible accroissement d’un concept négatif, lentement déprimant. Non pas le crime, qui passionne, mais la vertu qui perd sa virtù et qui ennuie.

En arrêtant le criminel, vous ne tiendrez jamais le diable. Pas plus qu’en brûlant le martyr vous n’atteindrez la foi ni l’hérésie. L’action finale, à très long terme, de l’entropie aussi bien spirituelle que physique conduit en toute rigueur à l’anéantissement de la personne humaine dotée d’une vocation — autant dire de la liberté, d’un homme ou de toute une cité.

Vous me direz que ce diable-là devient étrangement fuyant, trop difficile à reconnaître, et je sens bien que vous pensez que j’en ai fait une espèce d’abstraction. Mais ce sont là ses voies et ses déguisements. Il ne laisse pas d’empreintes, de traces d’un pied fourchu, mais seulement une sorte de dévastation plus sensible que mesurable, un principe de mort lente et sûre au plus intime de la vie, quelque chose d’imperceptiblement irrémédiable.

Saint Augustin croyait que le Mal n’est que le non-être. Pour Goethe, il est « celui qui toujours nie ». Mais encore faut-il être pour dire non, un peu, du moins. Le diable augustinien serait forcément muet, le méphistophélique est négateur. Dans le Livre de Job, il est bavard, un peu rhéteur à l’athénienne. Mais l’important, c’est que selon l’Évangile, il ait tenté la Parole même — en vain — dans l’idée de la dénaturer. Par où l’on voit que l’entropie n’est pas seulement la dégradation de l’énergie, mais la disqualification de la vertu, de la vérité et de la vie.

Le diable est le Néantissant, le devenir du Rien, pôle d’anti-Esprit.

Dieu sujet pur personnalise, le diable dépersonnalise, agent de la dissolution des structures créatrices, donc de l’établissement de cette vaste unité — uniformité imposée à la limite de la trituration des formes — que Baudelaire prévoyait « immense comme l’ennui et le néant ».

Comment lutter contre cet authentique « sens de l’Histoire », cette flèche du temps que toute la science de naguère voulait nous démontrer irréversible ? trois procédures se proposent ici.

1. Définir le bien ou le vrai est toujours une victoire sur l’entropie.

L’amour actif et créateur46, l’élan d’admiration, la position d’une métaphore affective, sont facteurs d’organisation aux niveaux les plus élevés et au prix d’une dépense d’énergie négligeable. Donc facteurs de néguentropie.

Rien de moins diabolique que la désignation, la spécification du mal et sa fiche anthropométrique. Le mal décrit comme tel cesse d’être diabolique. Il peut encore détruire, tuer ou torturer, mais il ne peut plus « décréer ». Il s’est avoué, s’est fait reconnaître et du même coup, il a perdu son pouvoir de séduire et de dénaturer le mouvement même de toute création, qui est amour. Le diable se retire du crime admis pour tel, et il renie le criminel : il abandonne cette dépouille qui va mourir sans lui sur la chaise électrique.

Ce qui est proprement diabolique, c’est la dépravation du bien lui-même chez les juges et chez les bourreaux au moins autant que chez les criminels.

2. Consumer le mal par son excès fut la recette du salut dans la secte des carpocratiens47 (ive siècle). Irénée nous apprend que ces gnostiques faisaient du diable leur instrument pour exténuer les vices à force d’y céder. L’orgie leur tenait lieu d’ascèse et la communauté des femmes de remède contre l’adultère.

Jean Paulhan, préfacier d’une Justine de Sade, m’écrivait dans sa dédicace : « Le pire est l’ennemi du mal. » Retournement carpocratien du vieux proverbe qui dit que « le mieux est l’ennemi du bien ».

3. Pardonner. G. Papini, dans un bon livre sur le diable paru quelques années après le mien (comme sa formule le prouve plus encore que sa date), soutient la thèse du salut final de Lucifer. Je n’ai rien contre cela, qui est généreux et se trouvait être scandaleux aux yeux de l’Église d’alors, qui condamna le livre. Mais enfin, pour pouvoir être sauvé, le diable devrait exister en tant que personne. Or on a vu qu’il n’est qu’un ange déchu, réduit à une fonction relative à l’homme. En tant que force de néantisation de ce qui existe, et pas seulement d’inspirateur d’actions néfastes au regard de l’ordre établi, il ne peut que s’anéantir avec tout ce qui choisit le Néant en chacun de nous, et l’on ne voit pas comment sa salvation ne serait pas ipso facto sa suppression.

Le pacte avec le diable

Newton a toute une théorie sur la position géographique de l’Enfer. C’est sa position psychologique qui seule importe à l’homme de notre siècle. Et peut-être, un peu plus sérieusement, sa position spirituelle.

Qui peut croire un instant, aujourd’hui, à l’Enfer cave centrale de la planète Terre, sinon celui qui pourrait croire encore au Dieu barbu de la Sixtine, flottant dans l’espace intersidéral.

Mais j’ai rappelé ce qu’était la Géhenne dont Jésus parle à mainte reprise. Je ne connais pas de meilleure définition de l’Enfer : le lieu de la permanente réduction des déchets de ce qui n’a plus de raison d’être. L’homme qui n’a pas de vocation — c’est-à-dire qui refuse de chercher, de découvrir et d’assumer celle qu’il peut recevoir, et qu’il a peut-être reçue —, sa punition sera donc d’être jeté « là où le feu ne s’éteint point ». Le néant retourne au néant. Plutôt qu’une punition, c’est l’apurement d’un compte, une « constatation objective ».

Conception satanique, me dira-t-on, puisque exclusive du pardon. Mais comment pardonner à l’absence d’être ?

Le mal est ce qui m’empêche de voir ma fin, de distinguer ma vocation, et d’y tendre de toutes mes vraies forces. Le mal est ce qui s’oppose à mon utilité en tant que personne distincte aux yeux du Créateur ; le péché est ce qui me fait rebut, à rejeter dans le feu perpétuel du ravin Gé-Hinnom, où se consument les détritus de la ville sainte.

« Deviens ce que tu es ! » dit la parole orphique répercutée par les philosophes grecs, et près de nous par Goethe, par Kierkegaard, par Nietzsche, par la sagesse mystique mise en pratique, par l’humilité devant Dieu et la fierté de la personne devant l’espèce et l’uniforme.

Mais le diable nous dit : Et d’abord qui es-tu ? Es-tu sûr d’être ? Vas-tu passer ta vie trop courte à te chercher dans l’inconnu quand il n’y a de certain que les pouvoirs d’un homme sur d’autres hommes, ou sur la nature et le temps ? Laisse ton âme, cette fumée si elle existe, libère-toi du souci d’être en soi et d’être toi, possiblement… (Rien n’est moins sûr.) Tu auras en échange la force et la richesse, le prestige, la jeunesse, la connaissance utile.

L’arrangement décrit dans ces termes est la figuration plus ou moins dramatique, condensée en un seul événement décisif, d’un phénomène qui se produit et se reproduit à tout moment au long d’une vie : le fameux « pacte avec le diable ».

Chaque fois que m’échoit un « succès » qui ne répond à rien de ce qu’attendait ma vocation, l’avantage immédiat et concret n’est qu’une prime publicitaire destinée à me convaincre de signer avec celui qui dit que l’avoir est tout : je gagne ce qui n’est pas moi.

Le pouvoir d’asservir autrui m’asservirait, comme toute richesse non méritée, non exigée par ma personne, et que mon être même rejetterait comme une greffe. Le désir même de traiter avec le diable dans l’espoir mal dissimulé de le rouler, traduit toujours une certaine jobardise comme l’a très bien marqué Georges Bataille dans son livre sur Gilles de Rais. Ce grand seigneur breton dont l’histoire vraie devint la légende de Barbe-Bleue, avait eu recours aux bons offices d’un jeune et beau sorcier venu d’Italie pour évoquer le diable et traiter avec lui. Il se flattait d’obtenir du démon la puissance absolue et les moyens de refaire son immense fortune dilapidée, tout en « réservant pour Dieu son âme et sa vie ». Pareille « niaiserie » existe même chez Faust : toute l’intelligence du Docteur ne suffit pas à le mettre à l’abri de la fascination qu’exerce Méphisto à coups de promesses impossibles.

Tous ces calculs sont faux, quoi qu’il advienne. Car je ne puis garder mon âme intacte si je l’accorde à une puissance, à des amours, à des richesses qui me sont attribuées de l’extérieur par quelque hasard du destin. Mais si je refuse d’accorder mon âme au don accidentel qui m’échoit, si je la garde pour moi et « pour Dieu », que me sont alors cette puissance, et ces amours et ces richesses que je ne puis posséder vraiment ? C’est un autre que moi qui en ferait usage, ayant pris mon nom et ma forme. Autant rêver, lire ou écrire toutes ces belles choses, et quelles m’arrivent par procuration grâce aux héros auxquels il m’est possible de m’identifier le temps de mon rêve, sans qu’aucun pacte m’interdise de me reprendre quand il me plaira.

Mais si mon « âme » est ce qui m’est propre absolument, si elle est en moi ce qui relève immédiatement de ma vocation, et si le « péché » est cela qui me détourne de l’œuvre essentielle qu’est ma vie, tout ce qui vient me tenter d’accepter du tout-fait — us et coutumes, décrets et modes, dogmes et rites —, comment me garder pur de toute aliénation sans perdre du même coup mes moyens de vivre ?

On voit ici que le pacte avec le diable est non seulement inévitable mais vital, et de fait, presque universel. Une part de chacune de nos vies est nécessairement aliénée, et c’est tout ce qu’il faut faire pour un salaire au détriment d’une vocation ; ou pour gagner sa vie au prix de ses raisons d’être ; tout ce qui est induit en nous par la publicité, la mode, l’imitation des « bons » modèles ; tout ce qui nous attache donc bon gré mal gré à ce que l’on nomme la « société de consommation » — inaugurée par Ève lorsqu’elle croqua la Pomme. C’est en somme le contrat social selon Rousseau, dans toute la mesure où il se doit de demeurer coercitif par crainte (après tout légitime) du jeu de l’Éros impérialiste.

Le pacte avec le diable résume en un seul acte un procès perpétuel, qui semble continu, mais qui est fait de milliards de retraits presque imperceptibles à l’œil nu dans nos existences quotidiennes, de milliards de « péchés » microscopiques, de trahisons infinitésimales de notre aventure singulière. Procès tout à fait comparable à l’accroissement de l’entropie qui travaille toutes nos vies et la société même : déperdition, dégradation continuelle de l’énergie produite en nous par les visions instantanées du But ultime, cause de l’Attrait universel.

L’irréductible part du diable est en fin de compte celle de la dure nécessité de prolonger dans le temps nos existences — « persévérer est diabolique » — de regarder l’élan des forces qui, par grâce, nous soulèvent et nous portent vers l’ultime transfiguration de notre individu en personne pure, telle que la foi, par éclairs, l’anticipe.

La néguentropie, c’est l’amour

Après un tiers de siècle, une relecture sévère, et ces gloses, repentirs et contre-attaques où se trahissent des doutes qu’il fallait bien que j’affronte un jour, voilà qui est fait, si je me demande non pas ce que j’ai voulu dire mais ce que ce livre dit en somme, je trouve ceci : qu’il dirige l’attention sur le diable non pas imaginé en Enfer ou au Ciel, c’est-à-dire refoulé dans l’inconscient ou projeté dans la transcendance, mais pris sur le fait dans nos vies.

J’ai montré le diable à l’œuvre dans nos créations — c’est la part de « l’esprit qui toujours nie » et sans lequel nous serions comme les singes — mais aussi dans la décréation, qui est l’accroissement du règne des fatalités par la seule faute de nos libertés défaillantes. Je l’ai montré nous détournant de nos raisons de vivre et de leur quête sans fin, par l’offre de mieux vivre selon le monde : dans la série, l’imitation, la mode ; dans le vent, dans le sens de l’Histoire (mais faite par d’autres), dans le tout-fait et le prêt-à-porter des morales non assumées, des jugements non délibérés, des dogmes non réinventés intérieurement.

Ce n’est pas dans le crime pendable, dans la profanation ou le blasphème, ni dans le vice catalogué que j’ai cherché la trace du diable, mais dans l’immense, lente et sûre dégradation des énergies humaines qui s’accomplit à la faveur d’un Progrès matériel incontestable, de la Démocratie de jouissance qu’il permet, et des régimes totalitaires qui en résultent.

L’illimité, l’omniprésence, la prescience et la totalité, ces attributs majeurs que les grandes religions avaient conçus comme ceux du Dieu suprême, la physique et la mathématique peuvent les transférer au Cosmos — illimité-fini interdit d’au-delà, voué à l’autarcie, et donc à l’accroissement de l’entropie jusqu’à l’évanouissement final de tout attrait.

Mais le Dieu que l’on prie en vérité est celui qui s’est fait connaître par cela justement que la science ne connaît pas et ne peut intégrer ni réfuter. Et c’est la seule définition de Dieu donnée par sa révélation en Jésus-Christ : « Dieu est Amour. »