(1932) Le Paysan du Danube et autres textes « Suite neuchâteloise — III » pp. 138-142

III

C’est l’un des traits les moins connus de notre pays que la continuité de ses familles, ailleurs rompue par des révolutions ou de fréquents changements de condition sociale. Nos archives sont intactes, minutieusement tenues par les communes les plus modestes, et tenues depuis plusieurs siècles pour une beaucoup plus grande proportion d’habitants que dans d’autres nations de l’Europe. La plupart des citoyens suisses, qu’ils soient bourgeois, ouvriers ou paysans, pourraient sans peine reconstituer leur ascendance jusqu’à des époques où n’atteignent, chez nos voisins, que les familles de la noblesse. La Suisse n’est pas démocratique pour avoir tardivement aboli ce que l’on nomme les privilèges, mais pour les avoir étendus, dès l’origine, au plus grand nombre.

Le « Rôle des Bourgeois » de Neuchâtel illustre cette continuité jusqu’au xvie siècle. Au-delà tout devient fort étrange. Voyez plutôt ces noms relevés au hasard dans le rôle de 1353 : Malifer, Conoz Bazin, Rollin d’Orouse, Perrod Tornarre, Jeannin Estorcy, Williermo Sacrement, Perrod Budivilie, Conier Civylin, Rolin Wavra, Cassiour, Boncrossare, Chocrus, Malsain, Viczo, Ellurdy, Escoferat, Moschauz, Cristin de Pomer, Quiquyrily, Quicu…

On dirait des injures en patois ! De tous ces noms, tantôt si proches du latin populaire et tantôt du dialecte burgonde, un seul subsistera cent ans plus tard, tandis que la grande majorité des patronymes de consonance moderne et francisée, qui figurent sur le rôle de 1580, ont subsisté jusqu’à nos jours. Beaucoup d’autres s’y sont ajoutés dans le cours du xixe siècle. Sur les trois-cent-soixante familles nouvellement agrégées à notre bourgeoisie dans les douze ans précédant 1900, deux tiers portent des noms allemands. Elles nous ont apporté un dynamisme neuf, et un accent qui défie la pudeur…

Le gouvernement et la structure sociale de la Principauté de Neuchâtel, du xve siècle jusqu’aux débuts du xixe , ne manquent pas d’évoquer un mouvement d’horlogerie par leur extrême complication dans un espace aussi réduit que possible.

William Coxe, voyageur anglais, auteur de Lettres sur l’état politique, civil et naturel de la Suisse, écrit en 1776 : « La constitution de Neuchâtel est une monarchie limitée, dont la machine est mise en mouvement par des ressorts si déliés, et des rouages si compliqués, qu’il est difficile de distinguer avec quelque exactitude les prérogatives du Souverain des franchises du Peuple. » Voici ce qu’il a cru démêler, en une vingtaine de pages où perce l’étonnement.

Le Prince se fait représenter en son absence [car en fait il vit à Berlin] par un Gouverneur qui jouit d’une très-grande considération, et d’une très-petite autorité… Les Trois États de Neuchâtel sont le tribunal suprême du pays. Il est composé de douze Juges partagés en trois divisions… Les quatre conseillers d’État les plus anciens forment la première division ; ces conseillers sont nobles. La seconde comprend les quatre Châtelains de Landeron, Boudry, Valtravers et Thielle… Enfin la troisième division est composée de quatre conseillers de la ville de Neuchâtel. Ce Tribunal n’est, à parler régulièrement, qu’une cour suprême de Justice…

Le Conseil d’État saisi de l’administration ordinaire du gouvernement, a l’exercice de la Puissance exécutrice. Ses membres sont à la nomination du Prince…

Nulle ordonnance émanée de ce Conseil ne peut acquérir force de loi, avant d’avoir été soumise à l’examen d’un Comité composé du Conseil de Ville et des Députés de Vallengin…

La ville de Neuchâtel jouit de privilèges très considérables. Elle a la police de son territoire, et n’est gouvernée que par ses propres magistrats, divisés en un Grand et un Petit Conseil. Je ne vous occuperai point du détail des diverses subdivisions de ces deux Tribunaux, mais je ne puis m’empêcher de faire mention du corps des Ministraux qui forme le Tiers État toutes les fois qu’il s’agit d’établir quelque loi nouvelle, ou de faire des changements aux anciennes. Ce corps est une sorte de Comité chargé de l’administration de la police, et dont les membres sont choisis dans le Conseil de Ville. Il est composé de deux présidents de ce conseil, de quatre Maîtres-Bourgeois fournis par le petit Sénat, et du Banneret ou Gardien des libertés du Peuple… [Ce dernier] est élu par l’assemblée générale des Citoyens, et demeure six ans en office.

La Puissance législative est divisée et répartie d’une manière si compliquée qu’il serait très difficile de dire précisément où elle réside. Le détail suivant… servira peut-être à débrouiller ce chaos.

Passons le détail, qui tient deux pages. Coxe en conclut, non sans hésitation, que l’autorité législative semble résider « à la fois dans le Prince, le Conseil d’État, et la ville de Neuchâtel, conjointement considérés ; que le Vallengin a une sorte de voix négative ; et enfin, que c’est aux Trois États qu’il appartient de proposer et de promulguer une loi ».

Quant à l’esprit des lois pénales, Coxe l’estime « d’une extrême douceur », et les peines sont appliquées aux différents délits avec une telle précision « qu’il ne reste rien à la détermination des Juges… En un mot, et pour m’exprimer sur l’esprit de cette législation dans les termes qui l’honorent le plus, je vous dirai que la liberté des individus est protégée par les lois de ce pays avec autant de sollicitude et d’efficacité que par celles de notre inestimable constitution. »

Qu’attendre de plus d’un Anglais ?

N’oublions pas que les Trois États, le Conseil d’État, le Grand Conseil, le Petit Conseil, les Quatre-Ministraux, les Maîtres-Bourgeois, le Banneret, le Chancelier, le Procureur Général et le Gouverneur, « conjointement considérés » avec les Trois États et les députés de Valangin, les vingt et une Cours de justice locales, les Châtelains et les Maires de districts, et cent autres emplois ou dignités, exerçaient leurs pouvoirs, infiniment enchevêtrés mais jalousement distincts, dans une capitale de trois-mille habitants, un pays de quarante mille bons et fidèles sujets…

« En 1818 déjà — écrit M. Arthur Piaget dans sa remarquable Histoire de la révolution neuchâteloise — le Procureur général de Rougemont… considérait la monarchie comme fatalement condamnée » (II. 242). « Il jugeait ridicule et dangereux l’esprit de caste et de famille qui régnait à Neuchâtel. Dieu nous préserve, écrivait-il, des parvenus par droit de naissance et de fortune qui clabaudent contre ceux qui parviennent par droits de talents et de vertus. Il estimait ces prétentions déplacées dans un pays où la plus ancienne noblesse n’est pas chapitrale, où les trois quarts de la noblesse trouvent des paysans aux quatrième et cinquième échelons en remontant » (II. 63). Et il avait été, en 1814, l’un des principaux artisans du « cantonnement » de Neuchâtel, c’est-à-dire de son inclusion, mais sans changer de régime, dans le Corps helvétique.

Dès la chute de Napoléon, et malgré la Restauration, l’on s’aperçut que ce beau mouvement d’horlogerie fine retardait sans espoir sur l’heure du siècle, avancée pour le reste de l’Europe par la Révolution, puis par l’Empire, dans le sens des droits individuels et de la tyrannie collective. La population s’accroissait, le commerce prospérait, l’industrie naissait, les radicaux triomphaient partout. Il était temps d’adopter l’heure de Berne. Et ce fut 1848.