(1930) Articles divers (1924–1930) « Soir de Florence (13 novembre 1926) » pp. 547-548

Soir de Florence (13 novembre 1926)h

Des cris mouraient vers les berges du fleuve jaune, entre les deux façades longues que la ville présente au couchant, dans ce corridor de lumière où elle accueille le ciel — et derrière, elle devient plus secrète.

Vers l’est, des collines fluides et roses. De l’autre côté, c’est le vide, où s’en vont lentement les eaux et les lueurs, vers la mer.

Sur le Lungarno trop vaste et nu, les voitures revenaient au pas des Cascine. Vers sept heures, il n’y en eut presque plus. Nous étions seuls sur le pavé qui exhalait sa chaleur, au long des quais sans bancs pour notre lassitude. Florence s’éloignait derrière nous qui suivions maintenant le sentier du bord du fleuve, plus bas que la Promenade désertée.

Sur les eaux, comme immobiles, des nuages rouges et le vert dur des berges : un malaise montait dans l’air plus frais, avec l’odeur du limon. Nous marchions vers ces hauts arbres clairs, au tournant du fleuve, parmi les dissonances mélancoliques des lumières et des odeurs, espérant entrer là-bas dans je ne sais quelle harmonie plus reposante. Cette imparfaite accoutumance au monde de sensations inconnues où nous étions baignés nous promettait pourtant une connaissance plus intime de certaine tristesse.

Seule une maison blanche est arrêtée tout près de l’eau. Mais ce n’est pas d’elle que vient cette chanson jamais entendue qui nous accompagne depuis un moment sur le chemin de l’autre rive. Il y a un homme debout à l’avant d’un char tiré par des bœufs blancs. Comme une apparition. (Tu parlais de chromos, de romantisme… nous voici dans une réalité bien plus étrange.) Une atmosphère de triste volupté emplit notre monde à ce chant. L’odeur du fleuve est son parfum, le soleil rouge sa douleur. Les bœufs blancs, les roues peintes du char, l’Italie des poètes… Mais ce pays tout entier pâmé dans une beauté que saluent tant de souvenirs n’a d’autre nom que celui de l’instant, ô mélodieuse lassitude. Vivre ainsi simplement. Sans pensée, perdus dans un soir de n’importe où, un soir de la Nature…

L’homme chante une plainte inouïe de pureté. Deux phrases rapides ondulent dans l’air lourd. Le chant descend très doucement la berge, les bœufs s’engagent dans le marais, cherchant le gué. Plus proches, les syllabes nous parviennent au ras du fleuve sombre. Nul désir en nous de comprendre ce lamento. Le ciel est un silence qui s’impose à nos pensées. Ici la vie n’a presque plus de sens, comme le fleuve. Elle n’est qu’odeurs, formes mouvantes, remous dans l’air et musiques sourdes. Penser serait sacrilège, comme une barre droite au travers d’un tableau. Nos yeux ont regardé longtemps — où va l’âme durant ces minutes ? — jusqu’à ce que les bœufs ruisselants remontent sur notre rive. Fraîcheur humide, parfums à peine sensibles, bruissement vague des roseaux aux feuilles sèches…

Puis la brume est venue comme une envie de sommeil. Une lampe dans la maison blanche nous a révélé proche la nuit. Nous nous sommes retournés vers la ville.


Fleurs de lumières sur les champs sombres du ciel de l’est, et une façade parfaite répond encore au couchant. San Miniato sur sa colline. Derrière nous, les arbres se brouillent dans une buée sans couleurs, nous quittons un mystère à jamais impénétrable pour l’homme, nous fuyons ces bords où conspirent des ombres informes et des harmonies troubles de parfums et de courbes compliquées. Nous secouons un sortilège pénétrant comme cette brume, une vie étrangère, une paix qui n’est pas humaine, et qui nous laisse gourds et faibles, caressant en nous la lâche volupté de sentir l’esprit se défaire et couler sans fin vers un sommeil à l’odeur fade de fleuve, un sommeil de plante vaguement heureuse d’être pliée au vent qui ne parle jamais.

Nous fûmes si près de choir dans ton silence. Nature ! qui nous enivrait, promettant à nos sens, fatigués de l’esprit qui les exerce, des voluptés plus faciles — pour infuser dans nos corps charmés d’un repos sans rêves une langueur dont on ne voudrait plus guérir…

Mais nous voyons la ville debout dans ses lumières. Architectures ! langage des dieux, ô joies pour notre joie mesurées, courbes qu’épousent nos ferveurs, angles purs, repos de l’esprit qui s’appuie sur son œuvre ! La sérénité de cette façade élevée lumineuse sur le ciel fut le signe d’un équilibre retrouvé.

Un grand pont de fer, près de nous, érigeait l’image de la lutte et des forces humaines, et rendait sous des coups un son qui nous évoqua les rumeurs de villes d’usines. Il y avait la vie des hommes pour demain, et il était beau d’y songer un peu avant de nous abandonner à l’oubli luxueux des rues.

Le long de l’Arno, les façades sont jaunes et roses près de l’eau, puis perdent dans la nuit leurs lignes graves. Toutes ces formes devinées dans l’espace nous environnent d’une obscure confiance. Livrons-nous aux jeux des hommes-qui-font-des-gestes. Les autos répètent sans fin les notes mêlées d’une symphonie qui va peut-être composer tous les bruits de la ville en un chant immense. Il passe une possibilité de bonheur par personne et les devantures ne cherchent qu’à vous plaire. Chaque ruelle croisée propose un mystère qu’on oublie pour celui des regards étrangers. Et voici la place régulière, les galeries, les cafés, les musiques, Donizetti qui pleure délicieusement jusque dans les gestes des passantes. Sous cette agitation aimable et monotone nous allons voir courir l’arabesque des sentiments et le mouvement perpétuel de l’amour. Plaisir de se sentir engagé dans un système d’ondes de forces qui tisse la nuit vibrante, intérêts, politesses, politiques, regards, musiques — cette vie rapide dans un décor qui est le rêve éternisé des plus voluptueuses intelligences — tous les tableaux dans le noir des musées ! — et si tu veux soudain le son grave de l’infini, pour être seul parmi la foule, lève les yeux, au plus beau ciel du monde.