(1932) Le Paysan du Danube « Le sentiment de l’Europe centrale » pp. 11-29

Le sentiment de l’Europe centrale

Un accord sans résolution

Il arrive qu’au sortir de Paris le train de banlieue qui emmène son chargement de somnambules énervés de fumée et qui se cachent dans les journaux du soir, soit lentement doublé par le rapide de Bretagne. Ce long passage lumineux des vacances, traînée d’espoirs délivrés qui nous frôle, éveille chez ceux qui restent un sentiment confus d’exil et de plaisir dont souvent j’ai cru distinguer la contagion dans le regard de mes voisins. Ainsi d’autres fois j’ai vibré au passage des rapides de l’Europe centrale ; non pas de cette jubilation nostalgique, mais d’une fièvre brève qui révélait la trouble densité de l’atmosphère. La rumeur de l’express Mitropa dans la vallée d’Innsbruck figure dans mes songeries le passage du « Sturm and Drang » à 100 kilomètres à l’heure.

L’Europe centrale est une de ces réalités qu’on reconnaît d’abord par leur frisson particulier. Mais il n’en faut pas plus pour ébranler le souvenir. Naissent alors des images champêtres, les toits pointus d’un bourg au sein d’une vallée de verdure et de vergers — c’est la Souabe, la Thuringe, la vie bourgeoise sans avarice ; — puis le contraste d’un massif central de sapins et de lacs secrets, cœur noir et tourmenté du continent —, cette région escarpée entre Munich, Salzbourg et Prague, qui forme le décor voluptueux et lugubre de tant de drames nourris de solitude ; et puis des plaines qui se perdent en steppes, — démesure et nostalgie.

Des villes naissent lentement dans ces campagnes qui ne sont nulle part la « province ». Elles condensent la vie de leur contrée, en donnent la visible formule, petites capitales enracinées. Il advint pourtant que certaines, selon l’égarement du temps, tentèrent de vivre par elles-mêmes. Elles retirent les parcs qui les alliaient à la campagne, se ceinturent d’usines, et prennent aussitôt cette fièvre caractéristique des organismes humains isolés de la vie végétale. C’est ainsi que Berlin réglemente la circulation de ses ferments de tristesses intellectuelles, sur une petite superficie minérale où la vie se décompose avec virulence. Mais Stuttgart, plus moderne, plante des arbres, espace des villas sur ses collines, s’aère et redevient une ville à la campagne ; du même coup, un centre spirituel.

Diversités, naissant, vivant les unes des autres, contrastes qui jamais ne s’équilibrent, violence et mélancolie, paysages — états d’âme imposant tour à tour le cynisme ou la bonhomie, tout cela baigne dans une inguérissable nostalgie, celle d’un grand accord complexe qui chercherait en vain sa résolution.

M’attardant à cette géographie sentimentale, j’avais un temps conçu l’idée d’établir une Carte du Tendre de la nouvelle Europe centrale. Il semblait que les noms des traités de 19, Versailles, Trianon, convenaient mieux au rococo des sentiments qu’à l’hypocrite gravité des politiques. Ce projet, d’autre part, flattait un certain goût du graphique et de l’imagerie stylisée qu’à la réflexion je trouvai trop spécifiquement français pour rendre compte d’une réalité qui, justement, m’attirait comme une étrangère. Néanmoins, j’eusse un beau jour cédé à la tentation du pittoresque et défini, au goût du temps, les frontières de certains pays dont on venait à peine de reconnaître l’existence légale… Je préférai soudain monter dans un express.

Pour guérir de Descartes, il n’est que d’aimer en voyage : l’on découvre bientôt que rien n’est comparable. Quel était ce besoin de fixer, de cerner, de localiser dans l’espace des sentiments ou des désirs sans fin, et qui n’ont de réalité qu’en un cœur, lorsqu’il aime1 ? Tout devenait incompréhensible et certain, l’amour n’existait pas ailleurs que dans mes bras, et nul chemin, nulle distance mesurable, ne conduisaient de Tendre-sur-noblesse à Saint-Masoch-en-Démonie, mais tout se mêlait glorieusement dans un humour inénarrable et dans les pleurs… J’étais jeune.

Le titanisme et la métamorphose

« Métamorphose » et « paradoxe », tels sont peut-être les mots-clés de l’Europe sentimentale. Pourquoi faut-il que notre langue les traduise, en vertu d’une convention qu’il serait temps de réviser, par « démesure » et « confusion » ? Car il est trop certain que le mot démesure désigne dans l’esprit d’un bourgeois cartésien quelque chose dont il convient de se gausser sans examen. Mais une exacte traduction ne servirait au fond qu’à déplacer le prétexte d’un malentendu plus tenace. Lorsqu’on parle de paradoxe, Tartempion se souvient du café du Commerce, tandis que le premier des Doktor phil. venu évoque le concept d’ironie selon Jean-Paul, la dialectique selon Hegel, et peut-être la passion de Kierkegaard. Mais alors M. Truc parle des « brumes nordiques » !

Car la métamorphose a pour effet certain de rendre tout légalisme inefficace — il n’y a jugement possible que du même —, et le paradoxe apparaît aux yeux de ceux pour qui la religion n’est qu’assurance, comme une dérision désespérée. Malentendus sans cesse renaissant au contact des éléments inférieurs de deux mondes dont la synthèse constituerait la gloire de ce temps, et, accessoirement, notre salut.

 

Parmi les traits tout quotidiens de la mentalité germanique, les plus frappants apparaissent déterminés par la morale du titanisme. Or elle implique la réalité de la métamorphose. Les autres traits relèvent d’un sentimentalisme particulier, synthèse « paradoxale » et jamais suffisante, du rêve et du réel. Ignorer, méconnaître ces faits spirituels, c’est se condamner à ignorer, à méconnaître une vision du monde qui demain peut se traduire en arguments sanglants. Et s’il est des domaines où de nos jours, l’on peut réclamer à bon droit l’économie de nuances vaines et la décision, même brutale, l’on ne saurait ici serrer de trop près les origines secrètes d’un phénomène qui produit ses effets sur tous les plans, celui de la guerre y compris.

Mais il est bon de préciser, fût-ce à l’aide d’un seul exemple.

L’Allemand, dit-on, est brutal ; le Français malin. Deux traits de caractère dont les manifestations quotidiennes, dans le domaine du sentiment et des rapports sociaux, sont agaçants à l’extrême pour l’autre. Agacement que l’on traduit en s’accusant réciproquement de mensonge chronique.

Et de fait, la brutalité paraît fausse, parce qu’elle impose un ordre arbitraire au prix d’un désordre. Mais à l’Allemand, cette sorte-là de mensonge n’est guère sensible : la vérité pour lui étant ce qui s’impose, il la confond assez naturellement avec ce qu’il impose. Confusion liée au mouvement le plus profond de l’âme allemande, qui la porte à la création volontaire, titanique, du réel.

Son mensonge devient vérité dès qu’elle le veut assez puissamment.

Mais en revanche, l’habileté paraît fausse, parce qu’elle se sert du mensonge comme d’une arme normale. La brutalité du moins est loyale jusque dans ses excès. L’habileté, elle, masque et renie ses mensonges. Mais pour le Français, cela ne saurait présenter que des inconvénients tout pratiques, strictement limités à la victime. Car il reste sous-entendu et bien entendu, qu’en soi, la vérité est immuable, qu’elle n’est nullement atteinte par un mensonge occasionnel ; que ce mensonge, en définitive, ne change rien. En d’autres termes, le mensonge français n’est pas mythique. Il ne crée ni ne fausse rien d’essentiel à la réalité.

Le système D n’est pas un système philosophique.

Ainsi se dessineraient, si nous étendions l’analyse, deux « natures » fondamentalement divergentes, dont il serait facile de suivre les manifestations dans les domaines les plus variés de l’être. Qu’on ne voie pas ici quelque facile généralisation, mais bien plutôt un essai de spécification. Je pense, comme vous, qu’il existe quantité d’Allemands et de Français pour lesquels la distinction que l’on vient d’établir ne vaut rien : il est même probable qu’ils forment la majorité, car peu de gens sont typiques de quoi que ce soit. Il reste que certains tours de pensée ne sont véritablement réalisables qu’au sein d’un ensemble organique de mœurs, de climat et d’ambitions collectives, ensemble que, tout indépendamment des réalités économiques et politiques, l’on peut nommer ici Allemagne, et là, France. Il reste qu’un Empédocle, qu’un Zarathoustra, génies titaniques, sont devenus des mythes germains par excellence, — et que c’est un Français qui, le premier, conçut, pour s’en vanter, l’idée qu’il était né malin.

Paradoxe du sentiment

Une rumeur lointaine et continue, nous l’entendons seulement lorsqu’elle cesse, ou bien lorsqu’elle grandit soudain. Ainsi de la rumeur en nous du sang qui court ; ainsi de la respiration. Il n’y a sensation que du discontinu.

Il n’y a sentiment que de ce qui nous quitte, ou nous surprend, ou bien encore au fond de l’être nous déchire et nous ressuscite. À la naissance du sentiment, nous trouvons invariablement une contradiction interne, une séparation, quelque chose qui fait défaut et quelque chose qui vient combler ce vide. Une angoisse qui est un appel, et qui crée sa réponse — en vain.

Le sentiment mesure une défaillance de l’être. Mais ici, deux interprétations deviennent possibles. Selon l’une, cette déficience est inhérente à toute réalité humaine ; elle est la marque même de sa validité, la preuve d’humanité pourrait-on dire. (On appelle inhumain l’être qui ne sent rien.) Selon l’autre, elle indique seulement un défaut qu’il convient de guérir par des moyens appropriés, par une politique ou par une morale. D’une part l’on tient la déficience pour essentielle ; de l’autre elle apparaît un accident fâcheux.

Telles, peut-être, se délimitent la notion chrétienne et la notion antique de l’homme ; telles, dans une certaine mesure, la notion germanique et la notion latine. Le paradoxe humain revêt aux yeux du philosophe moderne une valeur métaphysique alors qu’il garde pour le moraliste latin la signification d’un accident social réductible à l’ordre imposé. Passant à la limite du sentiment, là où il prend une valeur d’acte ou de jugement, l’on peut symboliser l’opposition des deux visions du monde dans celle, plus précise, de deux notions du tragique. Le monde latin connaît un tragique aux arêtes de pierre taillée : conflits d’actes, de faits ou de droits ; l’Europe centrale, de ces choses « déchirantes » et sans nom qui font dans l’âme un bruit de vent mortel et caressant ; une qualité métaphysique et passionnée de l’« impossible », — qui dans ce sens, vraiment, n’est pas un mot français.

En ceci, le monde de l’Europe centrale est plus chrétien que le monde latin — si l’on considère ses manières de sentir et de penser — qu’il est essentiellement antithétique, déchiré (« déchirant ») et fondé sur cette vision de la réalité humaine : la vie est manque et compensation de ce manque ; contradictions et dépassement de ces contradictions2. Le monde latin, en tant que latin, étant un monde de l’unité (en vérité de l’unification à tout prix) est un monde « sécularisé » jusque dans ses modes les plus intimes de souffrir. Car il n’accepte pas la souffrance comme une condition de la conscience du réel, mais la repousse comme le signe d’un manque à la loi.

Il y a une contrepartie. Celui que hante le sens du péché — c’est-à-dire de la réalité humaine — celui-là résiste rarement à la tentation de cultiver le péché. Car de la sorte, il s’imagine que réalité spirituelle sera plus vive, son âme plus fortement engagée dans le tragique essentiel. Calcul faux, comme tous les calculs de l’âme : le péché n’est réel que pour celui qui veut s’en arracher. Toute délectation détruit son objet, et bientôt détruit jusqu’aux sens sur lesquels elle régnait. Le sentimentalisme, dès qu’il devient délectation des sentiments, donne naissance à une lâcheté singulière devant la vie. Né d’un retard dans l’actualisation, il peut tourner alors en un refus chronique. Et c’est en quoi le monde latin, monde de la spontanéité, est à son tour plus audacieux, et pour tout dire, plus chrétien que le monde de l’Europe centrale.

L’intelligence est sentimentale

Le sentiment : un retard, un regret. Mais c’est aussi un retour amoureux, un regard qui s’appuie sur soi-même : et voici naître la conscience, c’est-à-dire, un état d’intensité mortelle de la vie. Car la conscience de vivre implique une réflexion concrète qui exalte la vie ; et dans le même temps, un jugement abstrait, qui la tue.

Le sentimentalisme n’est pas du tout le contraire du rationalisme (mais nous vivons sur des distinctions de manuels). Il est même étonnant de constater combien exactement ces deux attitudes de l’esprit sont parallèles. Toutes deux ont leur origine dans un perpétuel et anxieux besoin de dire les choses, comme pour s’en assurer à la fois et s’en délecter3. À cette disposition l’on pourrait opposer, plutôt que la taciturne réflexion romaine, la tournure d’esprit sentencieuse et synthétique de l’esprit hindou. Et cela n’est point trop théorique. Que l’on considère en effet le devenir dialectique de la pensée allemande depuis Goethe : c’est à l’Orient, d’instinct, que cette pensée va demander non point seulement sa revanche, mais sa mort et son devenir.

 

Ne pourrait-on pas voir une autre preuve de cette identité formelle dans l’observation suivante : au sortir de l’adolescence, l’homme devient à la fois moins abstrait et moins sentimental ; cela se marque par un trait unique : il devient plus concret dans ses pensées. Il demeure lié au réel, dans ce qu’il imagine ; aussi, dans ce qu’il veut. Il se sent moins porté à généraliser, et borne son désir à l’immédiat. — À la limite de la puissance, c’est la réaction goethéenne. Goethe en ce sens est bien l’antiallemand, ou encore comme le disait Curtius, le premier classique allemand. Bien plus que Nietzsche, type du déchiré, qui glorifie l’instinct perdu, en véritable sentimental.

 

L’instinct mène au plaisir par l’acte ; le sentiment à la mélancolie, par le refus de l’acte. Il en résulte que la sensualité germanique est plus consciente (c’est-à-dire à la fois plus morose et plus débauchée) que la latine. Elle tourne en sentiments dans la mesure où elle refuse de s’accomplir pleinement. L’Italien fait l’amour et n’épilogue pas. L’Allemand ne fait pas l’amour et en tire une métaphysique4. Le plaisir est pour lui rareté, friandise, et devient tout de suite une chose éthérée, déchirante et délicieuse comme les secondes voix de Schumann.

Mais la crainte me prend qu’on aille chercher en ces remarques je ne sais quelle défense d’un Occident latin dont justement nous récusons l’idéal d’orgueilleuse et stérilisante perfection. L’intelligence latine aurait tout à gagner à se laisser berner et houspiller au jeu des sentiments. Elle perd son mordant à n’ordonner que des idées, trop soumises par leur nature et dépourvues de coquetteries. À force de se craindre dupe, elle a perdu le goût de se risquer, de découvrir. Et l’impuissance qui déjà la frappe n’est pas même compensée par une réelle prise de conscience. Car voici bien le triomphe du sentiment : c’est qu’en définitive il détient plus de réalité que la sensation5. Le désir et le regret sont plus certains que le plaisir. Seuls ils supportent dans leur sein la réflexion. Bien plus, ils la provoquent, l’animent et la rendent rayonnante, au lieu que le plaisir ou la fuit, ou la tue.

La sensualité adore la bêtise. Mais l’intelligence véritable est toujours sentimentale.

Europe du sentiment, patrie de la lenteur, — encore un paradis perdu ! C’était bien notre dernier luxe, notre dernière gravité. C’était encore vivre sa vie. Mais ils s’achètent des Bugatti pour brûler les étapes d’un destin qu’ils pressentent absurde. Rien désormais ne pourra plus nous rendre le silence et la lenteur des choses. Derniers refuges, vastes auberges de la Souabe où l’on chantait les chœurs de Schubert après boire — et les hommes parlaient lentement, parlaient peu —, c’est le secret de votre bienveillance que je voudrais rechercher maintenant. Bienveillance — un mot des campagnes…

Et ces prairies où notre adolescence encore « marche, s’arrête et marche, avec le col penché »…

Contribution à l’archéologie des états d’âme.

 

L’Europe du sentiment, c’est notre Europe des adieux. Elle ne vit plus qu’en nous déjà, nous la portons encore comme le souvenir d’un soir d’adolescence sur la prairie où des filles s’éloignent en chantant.

Voici la nuit du souvenir, brève nuit d’août et souvenirs de nos enfances. Ce soir des Signes où des renards sortirent à la lisière de la forêt, des renards qu’on n’avait jamais vus, l’orage s’amassait. Ma mère me dit : « Il va y avoir une averse. Cours à la rencontre de ton père et donne-lui cette pèlerine. » Et quand je le rejoignis dans l’obscurité tombante, il m’embrassa. Les premières gouttes tombaient et le tonnerre roulait au loin mais je n’avais plus peur.

Pourtant je vis des larmes dans ses yeux, c’était la guerre.

Brève nuit d’août, le temps d’un peu se souvenir. Et bientôt paraîtra l’aube dure. Alors nous entrerons dans cette joie sauvage du Grand Jour, où nous irons avec ce qu’il restera de bonté dans notre cœur, plus inutile que jamais, dominatrice et bafouée.