(1934) Politique de la personne « Appendice — Liberté ou chômage ? » pp. 219-225

1.
Liberté ou chômage ?

Nous entendions l’autre jour, en buvant un café sur le zinc : « Le travail, c’est la liberté, — pour celui qui ne travaille pas ! »

Qu’il exprime la religion du travail, ou la superstition du loisir — c’est affaire d’accent mis sur le premier ou sur le second membre de la phrase —, ce cri est significatif de l’étrange équivoque cultivée par la bourgeoisie capitaliste. De cette équivoque, sans doute pensa-t-elle jusqu’à la guerre pouvoir rester longtemps la dernière à souffrir. Elle risque cependant de se voir bientôt réveillée par une brutalité dont elle est entièrement responsable. Droit au travail, droit au loisir, on sait en 1933 à quel morne cauchemar aux sursauts de mitraille conduisent ces deux revendications confusément mêlées dans les pauvres cervelles citadines.

Nous ne manquerons aucune occasion de critiquer dans cette revue68 la morale du travail sur laquelle le monde bourgeois prétend fonder la dignité humaine. Nous dénoncerons sans cesse l’hypocrisie plus ou moins consciente de cette morale, que le soviétisme est en train de rajeunir, Staline prenant glorieusement la suite de Benjamin Franklin.

Pour cette fois, utilisant un exemple que l’angoisse de l’heure rend particulièrement concret, celui du chômage, bornons-nous à montrer les conséquences fatales d’une erreur à peu près universelle.

Le terme de « travailleur » est devenu dans le monde moderne à peu près synonyme de travailleur industriel. Le « travailleur » des réunions électorales, c’est l’ouvrier d’usine, l’homme lié à la machine. Cette assimilation en dit long sur la conception du travail qui domine aujourd’hui. Elle en fait d’ailleurs immédiatement ressortir le paradoxe. En effet, quel est le but de la machine ? Une économie de travail. Le machinisme est, en principe, destiné à créer du loisir, dans une société dont la religion dominante est la religion du travail mécanique. Cette société n’accorde pas au loisir, but secret69 de la plupart de ses membres, la dignité morale qu’elle attribue au travail ; mais son effort réel consiste d’autre part à créer des possibilités toujours plus grandes de loisir. C’est pourquoi elle est condamnée à une espèce de dégradation, dans la mesure même où son effort pratique aboutit : au lieu de créer de la liberté, le machinisme crée du chômage.

Ce paradoxe est lié à l’essence même de la société capitaliste-bourgeoise. On pouvait prévoir ses effets dès l’origine. Cependant ils n’ont éclaté que récemment, à la suite de circonstances que nous préciserons tout à l’heure. Durant plusieurs décades, la production a pu s’accroître dans des proportions telles que les loisirs créés théoriquement par le machinisme se trouvaient aussitôt absorbés par des activités nouvelles. À la faveur de l’optimisme puéril qui caractérise le xixe siècle, capitalistes et industriels s’imaginaient — comme se l’imaginent aujourd’hui les brigadiers de choc — que, le domaine de la production étant illimité, il n’y avait pas lieu de prévoir sérieusement le moment où, une certaine limite d’absorption étant atteinte, le machinisme développerait son pouvoir réel de « libération ».

La liberté fait plus peur qu’envie au commun des mortels. Ils n’osent pas la considérer en face. Tant qu’elle restait purement théorique, on la célébrait, sous le nom de Progrès, comme une possibilité perpétuellement future. Le jour où elle a cessé d’être illusoire, on s’est vu forcé de la baptiser chômage. Le chômage, telle est la véritable fin, tel est le véritable nom du Progrès, dans un monde dont le matérialisme foncier ne pourra plus être longtemps masqué par le moralisme bourgeois ou « quinquennal ». Il n’y aura jamais de liberté possible, efficace, pratique, que dans un monde où le spirituel détiendra la primauté.

Voyons maintenant quelles contingences imprévisibles ont précipité brusquement les conséquences nécessaires du machinisme en régime capitaliste. Si nous examinons les courbes d’accroissement de la productivité par homme de 1899 à 1919, nous voyons que leur ascension est relativement lente et passe, par exemple, pour les États-Unis, de l’index 100 en 1899 à l’index 104 en 191970. Durant toute cette période, la courbe de la production poursuit une ascension à peu près parallèle, de même que la courbe indiquant le nombre des employés. Il n’y a pas lieu de douter du Progrès. Il y a plutôt lieu d’augmenter les salaires, preuves grossières et démagogiques de l’excellence d’un système dont il importe que les victimes ne mettent jamais en question les buts réels : le capitalisme a ses tabous.

Nul ne pouvait prévoir ce que réservait l’année 1921. Reprenons notre courbe de productivité. À partir de 1921, et sans qu’aucun fait nouveau puisse en rendre un compte suffisant, la productivité par homme se met à croître avec une rapidité qui tient du fantastique. L’index général passe de 104 en 1919 à 125 en 1923. Si l’on considère l’une après l’autre les diverses industries, on constate des chiffres plus significatifs encore. En prenant pour base l’année la plus favorable de la période précédente, c’est-à-dire 1914, on passe ainsi pour la métallurgie, de 100 en 1914 à 159 en 1925 ; pour le pétrole, de 100 à 183 ; enfin pour le caoutchouc, de 100 à 311.

D’un tel fait, qu’on peut bien dire sans précédent dans l’histoire de notre civilisation, et que son apparence irrationnelle devrait contribuer à rendre plus frappant, nous comptons tirer, dans nos prochains numéros, les conclusions pratiques et les significations révolutionnaires. Je ne voudrais insister maintenant que sur son caractère de jugement du système. Les circonstances actuelles y prêtent, il faut le dire plus qu’il ne serait nécessaire pour la clarté de la démonstration. Car si le chômage technologique provoqué par l’augmentation folle du pouvoir productif se manifeste dès l’année 1923, il est neutralisé jusque vers 1929-1930, dans une mesure à vrai dire décroissante, par de multiples facteurs temporaires71 qui en masquent les effets statistiques, sinon réels. Ce n’est donc guère que depuis trois ou quatre ans que le saut de 1921 déploie tout son pouvoir « libérateur ».

Et voici le capitalisme industriel, placé soudain devant le succès inespéré de ses efforts techniques, qui prend peur et porte lui-même les premières atteintes réelles à sa religion du progrès. Il freine partout la rationalisation et rachète les brevets d’invention comme autant d’emplâtres à coller sur sa jambe de bois. On se demande, non sans scepticisme d’ailleurs, s’il admettra un jour qu’il conviendrait aussi, par exemple, de faire sauter le tabou du profit, lequel ne tarderait pas à entraîner dans la ruine le tabou du crédit. Mais il faudrait auparavant qu’il ait pris une conscience vraiment révolutionnaire de son vice interne, vice qui affecte dès l’origine sa conception de la valeur du travail et, conséquemment, du loisir.

Il ne semble pas que rien l’y aide, dans l’époque. C’est qu’il a tout infecté, ou presque. La mystique bourgeoise du travail-vertu, associée à une conception purement quantitative de l’activité, n’est plus une mystique de classe : elle est devenue quasi universelle. Que le « travailleur » soit considéré comme une matière inerte, une quantité calculable, justiciable de la statistique, qu’on puisse en couper (ou en remettre si l’on est en URSS) selon les seules nécessités internes de la production machiniste, et comme s’il s’agissait d’une espèce de macaroni informe, voilà qui ne scandalise les masses qu’à partir du jour où elles constatent que « ça ne rend plus ». Et pour cette seule raison 72. On ne voit pas en quoi la mystique quinquennale porterait remède à cette perversion. L’engouement que provoque le constructivisme stalinien constitue au contraire la contre-épreuve éclatante de ce que nous venons d’avancer : parce que le champ d’absorption est loin d’être couvert en Russie, parce qu’on peut mettre tout le monde aux machines, et rationaliser au maximum73, bref, parce que de nouveau, et pour un temps, « ça rend », les voilà tous bouche bée devant la plus inhumaine erreur de l’Histoire.

Tout a commencé par les philosophes, le jour où, à la personne créatrice, ils ont substitué pour les besoins de leurs systèmes l’individu abstrait, l’atome désigné par un chiffre et dépourvu de résistance active. Alors le travail créateur, seul travail qui n’implique pas la négation du loisir, qui ne vide pas le loisir de toute signification positive mais bien au contraire en figure la plénitude, ce travail véritable a fait place dans les desseins de l’homme au labeur qu’on mesure et tarife. Et l’on s’est mis à calculer avec les hommes, comme s’ils n’étaient plus des hommes. On les a pris d’ici pour les poser là, côte à côte, additionnés, soustraits, multipliés et divisés à l’infini. Du peuple on a fait une masse, — comme de la personne un numéro. De la patrie on a fait la nation, — et des attachements humains, des chaînes sociales. Du travailleur on a fait un salarié, — et de sa liberté on a fait le chômage.

Mais la misère présente est un appel à l’homme. Seuls sauront y répondre en pleine efficacité ceux pour lesquels il n’est pas de salut hors de cette réalité perpétuellement réparatrice et proprement humaine : la personne.