(1962) Esprit, articles (1932–1962) « Vues sur C. F. Ramuz (mai 1936) » pp. 154-168

Vues sur C. F. Ramuz (mai 1936)r

Die Tiefe muss man verstecken.
Wo ? An der Oberfläche. 
(Ce qui est profond doit être caché. Où donc ?
À la surface.)

Hofmannsthal.

1. Ramuz mythologue

Toute méthode féconde est basée sur une intuition des faits qu’elle veut appréhender ; dans cette mesure, il est exact de dire qu’elle s’ordonne par avance à sa fin. On n’imagine pas d’aborder l’œuvre et la personne de Ramuz d’une façon systématique. Non que cette œuvre et cette personne ne comportent aucun système : mais il est si totalement exprimé qu’on ne peut plus le distinguer des formes qu’il propose à notre vue. Il s’est transformé en domaine. Il faut le lire comme un visage.

Qu’est-ce qu’un domaine, qu’est-ce qu’une propriété réelle, sinon l’extension dans l’espace d’une loi personnelle, de la loi du propriétaire ? (Toute autre forme de propriété demeurant justiciable de la critique de Proudhon.) Décrire le « domaine » d’un auteur authentique, c’est aussi décrire sa personne, à la manière du physiognomoniste plutôt qu’à celle du psychologue. Méthode qui paraîtra d’autant plus opportune, appliquée à l’auteur de cette phrase : « Authenticité, réalité, vérité, matière : autant de synonymes ou presque.42 »

« Qu’on n’aille pas chercher derrière les phénomènes : ils sont eux-mêmes enseignement », dit Goethe. Il n’y a rien à voir sous les apparences. Car rien n’existe, hors de ce qui se manifeste ; rien ne se manifeste hors d’un mouvement. Et tout mouvement provient de la lumière qui crée les formes en même temps que notre œil. « La vérité est une pensée matérialisée, la vérité doit exister non seulement en nous, mais devant nous. Non seulement elle doit avoir un commencement et une fin, mais des contours, et non seulement des contours, mais un relief et un volume. Elle doit non seulement être vue, mais touchée, et puis embrassée, puis finalement soulevée, ayant un poids à elle et une densité », écrit Ramuz. Le peuple dit, encore plus simplement : « Si c’était vrai, ça se verrait. »

Telle est la loi nouvelle et la réalité d’une ère dominée par ce fait historique : l’Incarnation de la Parole. Les grands docteurs chrétiens l’ont su ; et Paracelse ; et les poètes du xvie siècle ; puis Goethe et certains romantiques allemands ; puis Rimbaud qui voulait « posséder la vérité dans une âme et un corps ». Aujourd’hui, c’est un Rilke, un Claudel, un Ramuz qui détiennent les simples par quoi nous guérirons du platonisme et du cartésianisme.

Les clercs s’écrient : Esprit ! Esprit43 ! Mais je regarde leur visage. « Si c’était vrai, ça se verrait »…

Ainsi la clé de toute création est dans le visage de l’homme. Qu’un homme détienne un pouvoir créateur, c’est-à-dire un pouvoir d’incarnation, vous le lirez toujours sur les traits de sa face. (Encore faut-il avoir des yeux pour voir. Encore faut-il en croire ses yeux…) Il n’est d’art que physionomique. Il n’est d’esprit que dans l’action qui saisit une forme pour la transformer. L’esprit n’a pas son siège dans la cervelle. Ni dans le ciel. L’esprit n’a pas de siège. Il est passage, prise, saisissement.

L’esprit se manifeste dans la main qui réalise une vision. Et dans le visage qui conditionne le regard, et se modèle selon les prises du regard. (En allemand, le seul mot Gesicht signifie à la fois visage, vision, et vue au sens d’idée.)

Ouvrez un livre de Ramuz : les choses « viennent », le monde « vient » (à nous), le ciel, le lac et les montagnes « viennent » : et on les voit venir ainsi à la rencontre d’un regard qui les invente et les dénombre et les connaît dans leur sens primitif, dans le sens de la création qui tout entière advient à l’homme. Ainsi l’Adam d’avant le Temps, d’avant la chute dans le Temps, vit « venir à lui » toutes les bêtes : elles s’approchaient pour recevoir leur nom et leur emploi. Il faut toujours remonter à ce mythe si l’on veut saisir la genèse et l’ambition secrète de l’art de Ramuz.

Un personnage de Ramuz, c’est d’abord une apparition, — une image venant à nous. « … on les voit sortir des bois dans le rose du lever du jour et ils sont roses dans le ciel rose, avec des gouttes de rosée qui leur pendent à chaque poil et des souliers qui brillent. » Il y en a dans presque tous les livres de Ramuz, de ces taupiers qui portent des bonnets de poil de lapin. On pourrait s’amuser à recomposer le pays autour d’eux44. Et l’on verrait alors que ces bonshommes ne sont point décrits « de l’extérieur » — comme le voudrait certaine formule naturaliste — mais qu’ils sont décrits dans leur forme, ce qui n’est pas du tout la même chose. La forme humaine, si l’homme est « authentique », est microcosme d’un pays, d’un paysage et d’un ensemble de coutumes. Les rythmes du temps s’y inscrivent aussi bien que l’allure des pentes. « D’où cette démarche qu’ils ont, d’où encore la nécessité quelquefois de refaire son pas, parce que la pente vous porte en arrière, parce qu’on l’a mal calculé et il faut d’abord qu’on le corrige. » Et Ramuz ajoute : « C’est comme moi. » C’est comme lui quand il écrit. Car sa vision est harmonie avec ces formes, et son langage avec les rythmes qu’elles traduisent.

Une forme, une image vivante : est-ce extérieur ou intérieur ? L’artiste répondra : ni l’un ni l’autre. Car il se tient, avec son imagination, dans cette région qui n’est ni du dedans ni du dehors, qui est contact, et littéralement drame entre la vision et l’objet, entre la position de l’homme et la proposition du monde. C’est la région de la rencontre et de la forme. Et non point de la forme toute faite, cadre imposé aux jeux d’une invention prévue, mais de la forme en devenir, expressive du dedans et du dehors en même temps, dans le temps de leur lutte. Ici le spirituel devient tangible, le matériel lisible et significatif. Nous sommes ici au lieu de l’incarnation des images — ou de la création imaginée. Il faut rendre à ce mot d’imagination son sens fort : c’est la natura naturans. (Nous pourrons dire aussi, un peu plus tard, que c’est la faculté du concret chez un homme.)

« Car le phénomène de l’art est un phénomène d’incarnation (ce que l’école ne comprend pas). » Toute l’esthétique de Ramuz me paraît centrée sur cette phrase.

Son vocabulaire tout d’abord. Cette abondance de noms de choses ! Comment ne point penser à ce Livre de Job — dont Ramuz nous a retraduit quelques passages — où toute une théologie s’exprime entièrement par des choses (s’agît-il du profond mystère de la liberté des humains en présence de « l’absurdité » du Tout-Puissant).

Entre deux mots possibles, choisir le moins savant, le moins « lyrique » et le plus matériel, parler d’un ciel au bleu de lessive, plutôt que de l’azur du firmament, c’est, à vrai dire, le parti pris de tout poète, au sens littéral de ce nom : mais c’est aussi ce qu’une certaine critique ne veut point pardonner à Ramuz. Un écrivain français de la tradition des classiques, comme ils le sont tous plus ou moins, paraît toujours s’excuser de l’emploi qu’il fait, par occasion, d’un terme roturier, commun, non littéraire. Ramuz, c’est le contraire : s’il écrit « Autarchie », il ajoute aussitôt : — « comme ils disent ». Il ne manque jamais de s’excuser des mots abstraits, des termes nobles auxquels il faut bien recourir lorsqu’on veut dénoncer les duperies qu’ils couvrent.

Les mots abstraits sont nécessaires à une certaine circulation d’idées qui « représentent » les choses et le concret, comme les billets représentent l’or de la réserve. Le mot n’est rien qu’un droit aux choses. Mais s’il n’y a plus de choses, c’est une tromperie. C’est pourquoi nos journaux contiennent tant de mensonges, surtout lorsqu’ils essaient de dire la vérité.

Contre cette inflation nominaliste, il n’est pas de défense plus sûre que le recours à l’étymologie. Car le sens étymologique est toujours lié à une chose (ou à une action sur les choses). Utiliser les mots dans leur sens étymologique, c’est toujours revenir au phénomène de l’incarnation, c’est retrouver la langue à cet état naissant dont la chimie nous dit qu’il est l’état de virulence extrême des corps. Les journalistes ont décontenancé le langage des hommes de ce temps, et par là même, ils nous démoralisent plus sûrement que ne le font les scandales qu’ils dénoncent.

Il me semble parfois que la meilleure éducation du genre humain consisterait en une éducation de son langage. Un tribunal muni des pleins pouvoirs, institué pour juger des cas de langage délictueux, inactuel, erroné ou inutilement abstrait, ferait un bien meilleur travail — il faudrait qu’il donnât de fortes peines ! — qu’une cour d’assises occupée à juger des meurtres dont le vol est le mobile. Je dis qu’il ferait un meilleur travail éducatif. Car il porterait l’attention des hommes sur le concret de l’existence, les détournant de ce fameux « pratique » dont ils s’occupent si mal, et de plus en plus mal à mesure que le « pratique » s’éloigne davantage du concret pour se confondre avec l’artificiel créé par la publicité. (On pousse les gens au crime en les hypnotisant sur la possession de l’argent et les bienfaits qui en découlent.) Si j’étais dictateur, je nommerais Ramuz président de ce tribunal. Et nous aurions enfin un langage « châtié », comme on disait dans les salons, au temps où le seul tribunal était celui du goût (c’est-à-dire des poncifs imposés par la cour de Louis XIV).

La même volonté d’incarnation se manifeste dans l’allure de la phrase chez Ramuz. On a pu croire qu’il n’avait pas le sens du rythme : c’est qu’il veut le rythme formé sur la nature des choses qu’il évoque, non point sur les modèles rhétoriques que l’école nous a mis dans la tête. Presque toutes les singularités de son style s’expliquent par cette seule intention, de concentrer notre vision sur l’objet brut, le sentiment élémentaire. Ainsi les changements de temps à l’intérieur d’une même phrase. Je ne crois pas qu’il soit possible de les ramener à une loi, ni même à un usage régulier ; ou plutôt ils n’ont pas d’autre loi que cette volonté de plier l’attention aux phases d’un geste, d’une action ou d’une pensée.

Il reste la fameuse psychologie des personnages. Que peut-elle signifier dans ce monde physionomique, et par quoi va-t-elle s’exprimer dans une vision qui ne veut rien connaître hors de la forme ?

La psychologie d’école, qui domina et qui domine encore tous les romans à la Bourget, consiste à rattacher par convention, presque par accident, une série d’attitudes et de causes « morales » à une série parallèle d’attitudes et de faits visibles ; l’accent étant porté sur la causalité, et les faits se réduisant peu à peu au rôle de simples vérifications d’une algèbre conventionnelle. À mesure que cette psychologie s’assure davantage de ses lois, elle tend à les substituer à l’imagination concrète du réel. Les faits se raréfient : anecdotes ou exemples à l’appui d’une laborieuse et schématique reconstruction des âmes. Il est entendu désormais qu’un auteur qui n’utilise que des faits se range dans la catégorie du roman policier : il n’a pas de psychologie. Et la critique parle beaucoup de subjectivité et d’objectivité.

Dans le monde de Ramuz, ces deux mots n’ont plus aucun sens. Une forme donnée n’a pas à signifier autre chose que ce qu’elle montre. Il n’y a rien à chercher sous la forme, qui ne peut être interprétée que par ses relations organiques à d’autres formes. Et c’est encore l’office de l’imagination c’est-à-dire de l’activité qui préside à la formation du réel. Ici plus de concepts, plus d’idées générales. Tout est images et complexes d’images. Tout est mythes 45.

Ainsi la mythologie, chez Ramuz, déloge l’analyse abstraite des psychologues. Et l’on découvre à chacune de ses œuvres une signification mythologique. C’est en général l’irruption d’une forme d’imagination nouvelle dans un village ou une contrée, plus rarement chez un individu, qui constitue le vrai sujet de ses romans. Passage du Poète — ou du diable (dans le Règne de l’esprit malin), entrée du cinéma (l’Amour du Monde), approche de la fin du monde (Présence de la Mort, Les Signes parmi nous), mythe de l’or (Farinet), mythe du génie racial, mythe de la rédemption par la souffrance (La Guérison des Maladies), etc. Et le roman n’a pas d’autre mouvement que le mouvement même des images propagées par l’apparition du mythe au sein d’une communauté.

Le bourgeois reste justiciable de la seule psychologie, en tant qu’on peut le définir par le divorce de ses idées et de ses actes. D’où naît une certaine littérature d’intrigues pour laquelle il est clair que Ramuz n’est pas doué. La forme même que revêt chez Ramuz la faculté d’imaginer et de penser dans l’ordre de l’incarnation, devait le conduire à créer un milieu où tout « être » se traduisît immédiatement par un « paraître » ; en sorte qu’on pût faire l’économie des relations abstraites inventées par les psychologues, et dans lesquelles vit le bourgeois46. Ce milieu, c’est le peuple ramuzien, peuple créé d’abord à l’image du Ramuz créateur, avec des éléments tirés du caractère vaudois.

On a, non sans comique, loué cet « artiste raffiné » d’avoir su se « ravaler au niveau des simples ». Non, Ramuz ne descend pas au peuple, on devrait dire plutôt qu’il y remonte. Son art vient de plus bas, des origines créatrices de sa race. Il a cette lenteur qu’impose la nature du pays. Il participe de cette lourdeur originelle et unanime d’un peuple en communion avec les éléments. Ce n’est point là un art « d’après le peuple », mais on dirait plus justement : d’avant. Un art qui vient du fonds mythologique de la race. (Si Ramuz par exemple nous parle d’une Antiquité, il faut entendre qu’il s’agit de celle du pays de Vaud : non pas la grecque, qui est scolaire — pour eux — mais la biblique, qui est vivante.) Ainsi tous parlent un même langage, qu’ils l’inscrivent sur le papier ou dans la terre qu’ils travaillent. Tous participent de l’incarnation du mythe.

Voyez Les Signes parmi nous. Dans la simplicité de son sujet, ce récit réalise d’une manière exemplaire l’accord des éléments dont se nourrit l’art de Ramuz. Voici Caille, le colporteur biblique, qui s’avance dès le matin à travers le pays, et offre à tous la Parole « ayant l’aspect d’une brochure à couverture bleue » où les événements actuels — cela se passe un jour d’été de 1918 — sont expliqués à la lumière des Écritures. La Fin des temps est proche, il faut en témoigner. Caille pénètre dans les cours de ferme, dans les cafés. À tous il tend la Parole « morte aux pages » ; mais voici que de toutes parts les signes paraissent sur la terre, les maladies, la famine, la révolte, la guerre et la mortalité. Caille s’avance dans la journée, et l’angoisse grandit autour de lui. De partout l’orage s’amasse. Vers le soir il éclate tragiquement. Est-ce la Fin ? Grande heure de terreur et de prière… Puis, « la page du ciel a été tournée », ils se relèvent : « Il paraît bien qu’on n’est pas morts ! » Le monde renaît dans une soirée pure et le baiser d’un couple heureux.

Rarement la forme authentique de Ramuz atteignit une autorité comparable à celle qui éclate dans cet ouvrage entièrement créé, entièrement « autorisé ». Un art, qui rend les choses à l’état naissant, rugueux, décapé de toute rhétorique47 et de toute explication intellectuelle, atteignant par là une unité de style tellement têtue qu’elle évoque peu à peu on ne sait quelle puissance naturelle, dans sa fascinante monotonie. Un art dont la mesure ne doit pas être cherchée dans le pittoresque, ni dans l’ingéniosité, ni dans l’harmonie des sons, mais bien dans la pesée. Tous les procédés ramuziens : juxtapositions brusques, interférences du récit, surimpressions, changements de temps, sont ici largement mis en œuvre ; mais avec une probité particulière. La surimpression par exemple n’est jamais pour Ramuz un moyen de créer du mystère en brouillant les plans du réel, mais un moyen de rendre plus totale la vision. Tout, par ailleurs, indique chez Ramuz la volonté de ne pas faire prendre une chose pour une autre, ni certain aspect convenu de la chose pour toute la chose. C’est pourquoi il s’attarde à décrire le concret d’une façon concrète ; ainsi le maniement d’un outil. D’où le reproche de puérilité que lui adressent ceux qui par exemple n’hésitent pas à prendre au sérieux l’intrigue d’un roman bourgeois. On s’est trop arrêté à l’insolite du style chez Ramuz. Ce qu’il a d’insolite, ce n’est pas tant sa forme que les vertus qu’elle suppose : la sobriété, la solidité, le refus de l’ironie, la bonhomie sérieuse, l’absence de toute complaisance à soi, le « dévouement à l’objet ». Certes, je vois les défauts de cette forme, et le poncif qu’elle peut instituer ; ces détails parfois trop volontairement détaillés. Mais l’important, je pense, c’est qu’une page de Ramuz — même pas très réussie, et il y en a, il faut le dire, qui ont un air raté, un air de pastiche de Ramuz —, c’est qu’une seule page de ce livre lue avec cette lenteur qu’elle impose, nous replace dans la vision grande et efficace des gestes les plus simples de la vie.

2. Formule d’une personne

« Leur poésie ne commence pas pour eux avec le commencement de leur personne ; elle ne commence à vrai dire que là où leur personne prend fin. Elle n’est pas dans le contact aussi direct que possible avec l’objet ; elle est dans la suppression de tout contact avec l’objet. » Ainsi parle Ramuz des faux poètes, des nominalistes.

On croit voir transparaître dans ce passage des Six Cahiers le « négatif », admirablement pris, d’un portrait de Ramuz, dont il est bien facile de tirer une épreuve positive : « Sa poésie commence avec le commencement de sa personne ; elle prend fin là où commence, pour lui, l’impersonnel. Elle est dans le contact aussi direct que possible avec l’objet ; elle est dans la volonté, dans l’amour, dans la création du contact avec l’objet. »

Mais on peut dire cela de Goethe aussi ? Et de bien d’autres réalistes de la forme ? — De Goethe surtout. Il y a pourtant cette différence capitale que chez Goethe le contact n’est jamais « aussi direct que possible ». Goethe sait mal le grec, et connaît les statues par l’estampe. Il lui faut les intermédiaires de la culture, les assurances d’une noblesse entérinée, tout un système délicat de conventions et de prudences…

Ramuz commence là où tous les intermédiaires sont supprimés. Goethe cherche une économie des moyens, qui permette d’aller au-delà de ce que la civilisation lui donne de plus achevé. Le mouvement de Ramuz paraît inverse : par la ligne de plus grande résistance, il fait retour aux origines élémentaires. C’est limiter l’ampleur du fait humain mais aussi garantir son unité concrète, esprit et corps. Les niveaux respectifs auxquels se placent un Goethe et un Ramuz déterminent deux formes d’expérience apparemment incomparables. Tout l’appareil de la culture les sépare. Mais il ne faut pas oublier que la culture de notre temps n’est plus du tout ce qu’elle était au temps de Goethe. Plus encore que sa valeur, c’est sa fin qui est contestable, dès lors que cette fin n’est plus la plénitude de l’humain. Il se peut que l’effort réactionnaire de Ramuz, dans les contingences où nous sommes, soit, plus qu’il n’y paraît, conforme à l’éducation goethéenne. Il se peut qu’en définitive, Ramuz ait fait, pour la culture, en se donnant l’air de l’attaquer, plus que ne font les défenseurs d’une intelligence sans prises, d’une pensée sans risques, et d’un art sans pitié.

Ramuz en veut à l’école, aux journaux, au langage noble, aux objets de vitrine, à la poésie poétique, à nos formes habituées. Il prétend qu’il lui a fallu quinze ans pour découvrir que le « gazouillis » des oiseaux pouvait être et était souvent le plus brutal des tintamarres, fait « d’un bruit de vitres cassées, de grincements pareils à ceux d’un clou sur un caillou, d’un mélange de toux sèches ou rauques et de coups de pioche ou de marteau ». Les glaciers ne sont pas « sublimes » comme on chante dans les écoles suisses. Et il est faux de « chanter » la montagne : les montagnards l’appellent « le mauvais pays ».

On a vite fait d’expliquer cette esthétique de l’objet brut par une mauvaise humeur d’artiste en réaction contre l’académisme. Si puissantes que soient les conventions dans un pays, elles ne peuvent pas nourrir une réaction créatrice. Et ce n’est point en haine de la facilité qu’un homme recherchera jamais l’effort ; mais par goût de l’effort.

Si Ramuz tend à rejeter tous les intermédiaires culturels, s’il critique le machinisme, s’il raille le confort de ses concitoyens, leurs assurances, leur hygiène proprette, leur idéal du bon écolier type, ce n’est jamais au nom d’un naturisme romantique48. C’est parce que toutes ces aides tendent à supprimer ce contact le plus nu et cette condition la plus humaine : ce contact avec la matière résistante et ce risque de l’homme créateur de sa forme. Si Ramuz n’aime pas les machines, s’il refuse l’économie d’efforts qu’elles représentent, c’est que l’effort même, pour lui, garantit la réalité. L’effort est le concret de l’homme49. Saisir les choses et les êtres, tels qu’ils sont et tels qu’ils se montrent, dégradés, désunis, informes ; et par l’effort d’une imagination qui retrouve leur raison d’être, les pousser jusqu’à l’expression de leur nature primitive, produire au jour leur forme restaurée, — c’est le mouvement unique de l’œuvre de Ramuz, et la définition de sa personne en exercice.

« Je ne distingue l’être qu’aux racines de l’élémentaire. » Parce que le critère du réel, c’est l’effort ; parce que la chose brute exige le plus dur effort, parce que l’homme est le plus humain là où les choses et les êtres attendent tout de son pouvoir restaurateur : leur nom, leur nombre et leur emploi. Parce que le sens de tout acte humain, pour autant qu’il est créateur, c’est le retour au Paradis perdu.

Il faut citer ici une page des Souvenirs sur Stravinsky qui me paraît d’une importance extrême, non seulement parce qu’elle est la plus clairvoyante que Ramuz ait écrite sur son art, mais aussi parce qu’elle indique, à peu près seule dans son œuvre, une perspective qui est, je crois, celle de la plénitude de cette œuvre.

Par-delà tous les pays, il y a peut-être le Pays (perdu, puis retrouvé, puis perdu de nouveau, puis retrouvé pour un instant) : où on a en commun un Père et une Mère, où la grande parenté des hommes est entr’aperçue pour un instant. Car c’est à la ré-apercevoir pour un instant que tendent tous les arts, et à nulle autre chose ; à quoi tendent les notes et à nulle autre chose ; tous les mots qu’on écrit, les tableaux qu’on peint, les statues qu’on taille dans la pierre ou qu’on coule en bronze, — à cela, à nulle autre chose. Nous atteignons pour un instant à l’homme des commencements, à l’homme d’avant la malédiction, d’avant la grande première bifurcation dont chacun des embranchements a comporté ensuite une bifurcation nouvelle, et celle-ci une autre, et ainsi de suite à l’infini, de sorte que pour finir on est chacun tout seul sur son petit bout de sentier. Et il y a aussi cette malédiction, où on sent bien qu’on est (car rien autour de nous n’est vraiment éclos, vraiment abouti ; aucune musique n’est parfaite, aucun livre n’est parfait, aucun tableau n’est parfait ; et tout travail d’abord est dur, tout travail difficile, tout travail, toute espèce de travail se fait d’abord contre nous-mêmes et contre Quelqu’un, tout travail est malédiction), jusqu’à ce que tout à coup, par une espèce de renversement, la bénédiction intervienne, tout à coup il y ait cette collaboration avec Quelqu’un, il y ait cette possibilité de retour, ce retour, ce « retrouvement »…

Sobriété, assobrissement faudrait-il dire50, éducation de la vision par l’acte. Instauration de la personne dans la tension entre l’objet et la volonté formatrice. Rédemption par l’effort créateur… Autant de formules d’un art dont la genèse se confond avec celle de la personne. Dans un essai où je crois distinguer l’aveu de soi le plus direct qu’ait jamais consenti Ramuz (c’est Une Main) je lis ceci : « Certains hommes tiennent pour un gain tout ce qui leur apporte une facilité ; moi, je ne tiens pour un gain que ce qui m’apporte un exemple. » Comment, ici encore, ne point songer à Goethe ? Mais à sa seule leçon, à l’équation fondamentale de sa vie, non point certes aux contingences et au décor de son apparition. Aussi bien la suite du passage nous ramène au niveau proprement ramuzien : « J’ai la haine du confort. J’aime que les choses vous résistent et vous contredisent, comme par exemple une maison trop grande, un feu de bois vert qu’on s’ingénie à allumer dans une cheminée qui tire mal. J’aime les choses qui sont à leur façon, tandis que je suis à la mienne. »

Je vois, j’ai tenté de faire voir comment Ramuz existe à sa façon. Je vois que son pouvoir est sa présence active au monde (« Toute résistance, dit-il, nous oblige à être présent »). Je vois ce grand exemple d’une volonté tendue vers l’origine d’où procèdent à la fois les lois d’un art, la coutume d’un peuple, et l’authentique raison d’être, l’identité d’une personne en communion, je vois, j’apprends, j’entends la voix d’un homme. N’est-ce pas assez ? Cette voix n’est-elle pas émouvante ? — Oui, c’est beaucoup, la voix d’un homme. C’est assez rare dans la littérature. Qui voudrait exiger davantage ? — J’imagine parfois davantage. Certaines paroles dites par cette voix.

Celui qui se refuse à poser les questions dernières, s’autorise à borner sa vision à son acte. Voilà l’utile ; et qu’on taise le reste, tout cela qui échappe à nos prises. Ainsi fait Goethe, et c’est là sa vertu. Mais notre siècle pose d’autres questions, des questions que Ramuz ne veut pas esquiver. Voici le temps où tout homme se voit mis en demeure de déclarer ses origines et ses fins. Voici le temps où l’homme est attaqué par des puissances qui veulent son abdication totale, — ou sa révolte, mais au nom d’une vérité qu’il faudrait dire. Maintenant il y va de notre tout. La question dernière est posée : celle de notre destination. Le silence perd alors son pouvoir ; mais la parole n’appartient plus à l’homme. Au comble de nous-mêmes, il s’agit d’autre chose que de nous. « Tout notre embrassement n’est qu’une question51 ».

Mais une question ne peut être sérieuse que si l’on sait que la réponse existe…

Il fallait nous apprendre cet embrassement, cette saisie des choses et des êtres, cette présence au monde et à soi-même, — l’originalité de l’homme « radical ». Ramuz l’a fait plus qu’aucun de nos maîtres. De lui donc, plus que d’aucun autre, nous attendons qu’il aille jusqu’au terme. Le fondement dernier de la personne est témoignage. Témoigner, c’est peut-être risquer en dépit de tout et de soi, ce qu’aucune sagesse n’a jamais justifié…