(1961) La Nouvelle Revue française, articles (1931–1961) « L’Art poétique ou Qu’il faut penser avec les mains (décembre 1936) » pp. 992-997

L’Art poétique ou Qu’il faut penser avec les mains (décembre 1936)aa

De l’Art poétique de Claudel, qui domine de son poids les écritures du siècle, je retiendrai d’abord deux mots : « poétique » dans le titre ; et « connaissance », qui s’inscrit à chaque page.

La rumeur quotidienne tend à faire de « poète » une circonstance atténuante, au bénéfice du maladroit, s’il est aimable. Ou bien c’est l’ornement de nos loisirs. Mais Claudel dit : l’art poétique est art de faire.

Un gémissement célèbre, chez les clercs, déplore l’antipathie tragique de la connaissance et de la Vie. Ceci tuerait cela. Et de cette dialectique, on a tiré quelques rayons d’in-octavos. Mais Claudel : « Vivre, c’est connaître », « Se connaître, c’est faire naître avec soi »…

Il ne s’agit évidemment, ici et là, ni de la même poésie ni de la même connaissance.

Claudel choisit, contre le sens banal, le sens qu’indiquent les étymologies. C’est-à-dire qu’il choisit de choisir, car l’étymologie est trop loin d’être une science pour que l’adoption même d’une « origine » soit autre chose qu’un choix délibéré, quand ce n’est pas un profond calembour.

« Il est permis à chacun de se servir de tel son qu’il lui plaît pour exprimer ses idées, pourvu qu’il en avertisse. » Cette phrase de la Logique de Port-Royal, dont Claudel, s’il est réaliste, doit récuser la principale40, peut néanmoins servir à préciser ce qui oppose la langue d’un poète aux divers jargons de son temps : c’est que l’une est une langue « avertie », posant un perpétuel avertissement, tandis que les autres ont plutôt l’air de résulter d’une série d’oublis d’avertir, d’une série de contraventions dans l’impunité générale.

Claudel montre partout son parti pris, qui est de s’en tenir aux origines, et à cette origine, entre plusieurs probables, qui lui paraît la plus concrète, la plus active, la plus proche de la chose et du geste. Poésie, de poiein, ce sera : faire. Connaître, de cognoscere, sera : co-naître. Il faut savoir ce que parler veut dire. (D’où l’on vient, où l’on va : tel est le sens.) Car le langage, parmi d’autres fonctions, a celle-là de permettre à nos pensées de circuler. Claudel se donne un règlement, et il observe les signaux. Les autres (voyez leurs journaux) se sont jetés dans un énorme embouteillage, il n’y a plus qu’à se laisser pousser dans le sens incertain de la masse.

Or ce sens, tellement incertain qu’il en devient presque indéfinissable (plus rien n’avance, c’est un sur-place exaspérant, tous les moteurs sont débrayés) ce sens partout évanouissant n’en est pas moins le sens « commun » — voire même, par antiphrase, le sens « courant ». Dans cette affaire, celui qui sait où il va risque encore d’augmenter l’embarras, et de se faire copieusement houspiller. Et pourtant, c’est lui seul qui détient la méthode efficace pour en sortir. Mais quittons là cette métaphore avant qu’elle n’aille aussi s’embouteiller41. Ou encore essayons de la traduire.

Les modes, l’usage, l’usure des mots aggravés par la presse et par la politique, ont peu à peu fait passer pour communes des significations qui à vrai dire, et dans le fait, ruinent les bases de la communauté. On convient de s’entendre sur des malentendus42. À ce prix, l’on nourrit une paix sans racines. (Alors que toute communauté réelle naît d’une entente passionnée sur le sens de certains maîtres-mots : esprit, nation, révolution, salut…) Et, comme pour protéger ces conventions précaires, on les rend aussi vagues et abstraites qu’on le peut. Opération inverse de celle du poète : on s’arrête à l’acception neutre, la moins active, la plus anecdotique — rompant ainsi le contact immédiat entre le nom et la chose qu’il exprime, entre le verbe et l’acte qu’il commande43, entre le parler et le faire, — entre la pensée et la main.

Cependant que l’effort d’un Claudel, restituant à chaque mot son sens le plus poignant, par là même le plus apte à ranimer une communion vivante entre les hommes, se trouve produire exactement l’effet contraire : son succès même va s’inscrire dans une œuvre incommunicable au très grand nombre. Rendre au mot sa valeur d’appel, appeler sans cesse à grands cris l’univers (cette « version à l’unité »), la plénitude, le rassemblement de tous les êtres, le branle-bas de toute la création vers son achèvement intelligible, c’est là vraiment « poétiser », collaborer à l’ouvrage de Dieu, et recréer la catholicité. Mais c’est aussi, dans le monde d’aujourd’hui, se condamner à n’être pas compris. Paradoxe d’un génie catholique, isolé de la foule des hommes, par ce qui manifeste, justement, sa volonté de catholicité !

Non qu’il soit « méconnu », bien sûr. Mais parmi tant d’admirateurs, combien co-naissent à la raison de ses beautés, énoncée dans l’Art poétique ? De cet ouvrage très sévère, et sublime en tant de passages, combien accepteraient l’inquisition ? Qu’on ne dise pas que la philosophie d’un grand poète importe moins que son humanité, que son lyrisme, ou que ce je ne sais quoi de bouleversant, obscurément, qui saisit l’auditeur le plus profane de Tête d’Or ou de l’Annonce. Ce serait aggraver d’une sottise cette Séparation, notre péché, contre laquelle toute l’œuvre de Claudel se soulève à l’appel de la Joie.

Le monde qu’interprète l’Art poétique ne connaît pas Descartes le diviseur, ne connaît pas de localisation du spirituel, ne connaît pas de lois mais seulement des formes. C’est un monde en recréation perpétuelle, et tout s’y tient parce que chaque être y agit pour tout ce qu’il n’est pas. « Tout cherche partout sa fin, complément ou efférence, sa part dans la composition de l’image, le mot qui profère son sens. » C’est un univers du discours, où les objets qui « veulent dire » s’assemblent en propositions (à l’homme), seul discours proprement cohérent, puisqu’il ne tire ses règles et sa nécessité que de la fin totale qu’il glorifie. Ce n’est pas notre monde tel qu’il est, mais notre monde tel qu’il est sauvé, relié solidement par la Promesse et remis en marche vers elle, — le monde de la poésie.

Diviser, séparer, isoler, faire scission, ce n’est pas seulement cartésien ; et Descartes n’a fait que constater les effets antipoétiques d’un relâchement originel. Rompre le lien de l’homme avec son origine, c’est rompre aussi sa communion avec la fin universelle. Alors l’homme se complaît dans une fin qu’il fait sienne, c’est-à-dire qu’il s’isole et s’abstrait du mouvement de la Création. « Et c’est pourquoi une fin lui fut en effet donnée » — qui est sa mort. Mais l’œuvre du poète, la vocation de l’homme, la charité cosmique du chrétien (identiquement), c’est alors d’embrasser d’un seul geste, de réunir, de relancer vers sa vraie fin tout ce qu’une durée mauvaise a disjoint et altéré. « Car l’attente ardente de la création attend la révélation des enfants de Dieu, parce que ce n’est pas de son propre gré qu’elle a été assujettie à vanité » (Rom. 8, 19-20).

Ne fût-ce que par son style, et l’intention, partout, qu’il manifeste avec puissance, Claudel répond à la proposition universelle.

Qu’on parle alors de procédé, si l’on y tient, mais il faut en comprendre l’office. Traiter chaque mot selon la chose qu’il re-présente tout d’abord, rendre un corps et refaire des racines matérielles aux dérivés les plus exsangues, c’est rénover l’action cosmique de la parole. Comment cela ? « Le mot appelle, provoque en nous l’état de co-naissance qui répond à la présence sensible des choses mêmes. » Le nom, qui désigne la chose, appelle un geste de l’homme pour cette chose. Le verbe, désignant ce geste, appelle une phrase, un rythme d’actes concertés. Ainsi l’homme se trouve mis « en communication avec la source continue qu’il contient en lui dans son être : son geste n’est plus que la traduction, dans l’univers matériel, du sanglot de l’origine ». En même temps que la chose qui le provoque, le verbe exprime ainsi la vocation de l’homme qui le profère. « L’acte par lequel l’homme atteste la permanence des choses, par lequel, en dehors du temps, en dehors des circonstances et causes secondes, il formule l’ensemble des conditions permanentes dont la réunion donne à chaque chose son droit de devenir présente à l’esprit, par lequel il la conçoit dans son cœur, et répète l’ordre qui l’a créée, s’appelle la parole. »

Nous voici donc « chargés du rôle d’origine ». L’homme est « le sceau de l’authenticité ». Il est, par son action recréatrice, une étymologie vivante de tout ce qui est. Et maintenant, pour se connaître, il lui suffit d’agir sa vocation. Dans l’acte conscient de la fin qui l’englobe, il n’y a plus de distinction du matériel et du spirituel. L’homme « se connaît donc à son pas et à l’extension de ses mains, à la facilité plus ou moindre grande qu’il éprouve à se servir des instruments dont il a la propriété ». Et son corps lui est comme « un document où il suit les œuvres de l’esprit qui le remue ».

Penser dans le train de la création, reformer sans cesse toutes les formes selon l’intention qu’elles expriment, c’est proprement penser avec les mains.

Au sixième jour de sa Semaine, Du Bartas parlant de ses mains les appelle, assez curieusement, d’abord : « Singes de l’Éternel » et aussitôt… « Ministres de l’esprit ». Ô singerie géniale et ministère manifeste ! Art poétique, art de refaire le monde — tel que Dieu l’a connu de toute éternité !