(1938) Articles divers (1936-1938) « Max Brod, Le Royaume enchanté de l’amour (1936) » pp. 9-12

Max Brod, Le Royaume enchanté de l’amour (1936)c

Aucun ouvrage ne se passe mieux de préface qu’un bon roman. Pourtant la réussite de Max Brod n’est pas seulement de l’ordre romanesque : elle est d’avoir mêlé à un beau drame d’amour le souvenir et davantage, la présence d’un être vrai, qui apporte à toute l’œuvre une émouvante précision. Le personnage de Garta, dont le lecteur ne tardera pas à voir qu’il figure la conscience exigeante, et comme le juge incorruptible et amical du héros et de son débat, ce personnage a vécu dans ce siècle, où son nom ne cessera de grandir : Franz Kafka.

De cet esprit incomparable — qu’on l’entende aux deux sens du terme —, un seul ouvrage a paru en français22. Ce serait assez pour donner une idée de l’ordre de grandeur spirituelle et de la singularité de l’œuvre entière. Mais bien peu en ont eu connaissance, et moins encore se sont risqués à en parler. Rien d’étonnant d’ailleurs à cette réserve. Une sorte de stupéfaction respectueuse ; le mutisme de l’homme qui s’est senti touché dans une région de l’être dont il ignorait presque l’existence, et qui demande un peu de temps pour formuler sa réaction, voilà sans doute l’explication qu’il faut donner à l’espèce de résistance que rencontre Kafka parmi nous.

Rien ne me paraît plus propre à la réduire que le détour auquel a recouru Max Brod ; la biographie romanesque, l’approche vivante de la personne même de Kafka dans ce qu’elle eut de quotidien et de très simplement communicable. Encore faut-il montrer que ce détour n’est pas un artifice gratuit.

Vieux Pragoislui aussi, Brod fut l’ami le plus intime de Franz Kafka. C’est lui qui s’est chargé de publier ses œuvres, pour une très grande part inédites, et que Kafka lui-même, par l’excès d’un scrupule à la fois artistique et religieux, souhaitait que l’on détruisît. Max Brod s’est expliqué sur ce point délicat dans une note jointe à l’édition posthume du Procès : je doute que les lecteurs de ce livre étonnant, le plus profond qu’on puisse imaginer, aient le courage de le lui reprocher. La piété même que voue Max Brod à la mémoire de son ami le retint d’entreprendre au lendemain de la mort de Kafka sa biographie objective. Mais par une sorte de compensation tout inconsciente, c’est au désir de prolonger le merveilleux dialogue interrompu que l’auteur du Royaume enchanté attribue aujourd’hui l’inspiration de ce roman. Sachons-lui gré d’accorder par là même, à un public plus étendu, l’avance nécessaire, le gage tout humain dont certains lecteurs ont besoin, pour se risquer à découvrir un génie tellement « étranger »…

Le récit de Max Brod est librement imaginé. Toutefois le personnage de Garta, ses propos, sa vision du monde, ses expériences et préoccupations sociales, les lectures qu’il fait à son ami, la brève idylle de Weimar… tout cela compose une description exacte de la jeunesse de Kafka. Quelques faits et deux ou trois dates suffiront désormais à situer ce fragment de biographie.

Franz Kafka naquit à Prague en 1883. Il passa dans cette ville la plus grande partie de sa vie. Docteur en droit, il travailla d’abord au service d’une compagnie d’assurances générales, puis d’une compagnie d’assurances ouvrières. Le travail manuel l’attirait ; il s’essaya dans un atelier de menuiserie, puis dans une entreprise de jardinage. Lorsque enfin il voulut émigrer à Berlin pour s’y vouer totalement à son œuvre, il était déjà condamné par une tuberculose du larynx dont il mourut à Vienne en 1924. Il n’avait publié de son vivant qu’un petit nombre de récits. Mais on trouva dans ses papiers les manuscrits presque complets de trois romans : Le Procès, Le Château, et Amérique. Le regard qu’il y porte sur le monde est d’une précision proprement angoissante. Il considère notre vie quotidienne, mais avec une minutie telle qu’on ne tarde pas à pressentir que la plupart de nos démarches sous-entendent et masquent à peine une foncière absurdité. L’état d’extrême lucidité que suscite en nous cette vision ressemble à s’y méprendre à un cauchemar. Mais alors que tant de poètes s’efforçaient à la même époque de délirer méthodiquement, et de brouiller tous les plans du réel à seule fin de s’en évader — durant le temps de leur ivresse tout au moins — Kafka nous ramène sans cesse, avec une sorte d’humour inflexible, à la conscience la plus sobre de notre humaine condition. On dirait qu’il incite ses héros à pratiquer contre la vie bourgeoise une espèce de « grève perlée » : c’est à force de conscience, de naturel, d’exactitude dans l’exercice de leurs tâches banales et de leurs relations sociales, qu’ils en découvrent et en dénoncent l’impossibilité foncière. À serrer de si près le réel, on le convainc rapidement de monstruosité et de scandale métaphysique. Et dès lors tout devient étrangement signifiant, le fait divers s’agrandit peu à peu aux proportions d’une parabole de l’existence. Ou bien c’est le contraire : partant d’un fait inexplicable et monstrueux23 survenu dans la vie de son héros, Kafka nous amène à penser que le détail de l’existence banale, et le sentiment d’étrangeté qui parfois l’accompagne en sourdine s’expliquent de la manière la plus logique sitôt qu’on les rapporte à un fait initial mystérieux et d’apparence extravagante. Derrière cette psychologie de l’angoisse quotidienne, l’on pressent chez Kafka des intentions morales, une philosophie, et la recherche au moins d’une théologie. Tout cela, qui n’est pas exprimé mais voilé et seulement trahi par certaines bizarreries du récit, donne à l’œuvre une grandeur poétique, un pouvoir d’inquiéter presque morbide au jugement de certains, mais aussi, pour qui sait comprendre, salutaire…

Les lectures favorites et les préoccupations sociales de « Garta », telles que nous les décrit Max Brod, aideront à deviner la nature assez rare du dessein secret de Kafka. Sa passion de l’absolu moral et religieux, sa psychologie de l’angoisse dérivent sans doute de Kierkegaard, qu’il fut l’un des premiers à découvrir au xxe siècle. D’autre part, sa volonté de sobriété, d’utilité, d’éducation des forces spirituelles par l’activité pratique et sociale, volonté qui se manifeste tout au long de son existence, et qui devait l’amener entre autres, à son projet de participation au jeune mouvement sioniste, se rattache non moins certainement à son admiration pour Goethe. Rien n’est plus suggestif que cette rencontre en un seul homme de deux influences aussi contradictoires et à tant d’égards exclusives… Il y aurait fort à dire là-dessus…

Mais en voilà sans doute assez pour faire entrevoir au lecteur l’arrière-plan et les prolongements de l’aventure du « vieux Pragois », héros non tout à fait imaginaire, lui aussi, du Royaume enchanté de l’amour.