(1936) Penser avec les mains « Première partie. La commune mesure — Le problème de la culture » pp. 7-19

I
Le problème de la culture

Qu’est-ce qu’un problème ?

Je me propose d’envisager dans cet ouvrage le problème de la culture.

Lorsque l’on entreprend de lire un livre qui traite d’un « problème » précis, il est prudent de se demander d’abord si vraiment ce problème se pose — ou si l’auteur tout simplement s’est amusé à le poser. Il ne serait pas mauvais non plus de savoir si l’on cherche, en lisant, un passe-temps, un vertige ou une réponse. Mais l’invention de l’imprimerie a multiplié les problèmes dans une telle proportion qu’il n’est pas raisonnable d’espérer qu’un lecteur d’aujourd’hui soit bien au clair sur ses besoins quand il entre chez son libraire pour acheter « le livre dont on parle ». Et voilà, par exemple, une situation qui nous pose un problème réel ! Mais après tout, qu’est-ce qu’un problème ?

Est-il sûr que tout le monde le sache bien, et qu’il soit superflu de commencer par définir ce premier mot ?

Allons tout de suite à un exemple extrême.

Pour le croyant, Dieu n’est pas un problème, ni la solution d’un problème, mais il est la présence réelle qu’on connaît avec assurance dès l’instant qu’on lui obéit. C’est lorsque la foi disparaît que le problème de Dieu se pose — éternellement insoluble. Ou bien Dieu est présent, et c’est un ordre souverain ; ou bien il se retire, et devient un problème.

Problème signifie donc absence, recherche anxieuse d’une réalité qui se dérobe et qui ne commande plus rien à l’homme.

Multitude des problèmes

Les choses humaines ne comportent pas cette alternative absolue. Ni totalement souveraines, ni totalement problématiques, même au faîte de leur pouvoir, même au comble de leur présence, quand elles font leur plein dans nos vies, elles laissent toujours une petite place à notre doute, à nos questions, à notre sentiment privé. Il ne faut donc pas s’étonner de la multitude des problèmes que nous sommes en état de poser, sinon de résoudre du tout. (Mais la vie ne s’arrête pas pour si peu.) La nature des choses humaines permet qu’au sein de l’ordre le plus ferme, notre esprit trouve lieu de s’ébattre autour des forces et des faits qui l’animent, et qui le soutiennent. Nous avons tout loisir de jouer le jeu de grandes questions métaphysiques sans ébranler l’autorité spirituelle ou politique qui nous commande — tant qu’elle nous commande vraiment.

Mais autre chose est de poser des questions au sein d’un ordre solidement bâti, autre chose est de découvrir que soudain des problèmes se posent, qui débordent l’ordre établi et qui minent ses fondements. À plusieurs moments de l’histoire, les hommes ont éprouvé ce phénomène : soudain ce n’est plus eux qui posent des questions en vertu de la pétulance naturelle de leur pensée, mais voilà qu’au contraire certaines questions s’imposent à eux, avec une très grande violence, et dans des termes tout nouveaux. (Ce qui fait dire à certains écrivains, prisonniers des catégories traditionnelles, que le monde devient « impensable ».)

Ce renversement d’équilibre n’est pas facile à définir, ni surtout à localiser. Il me semble qu’il est d’abord éprouvé par le sentiment, comme une espèce de tragique dont on distingue mal les causes, la naissance, et l’ampleur véritable. Ainsi la nuit surprend les hommes, ainsi les crises et les paniques s’installent. Métamorphose imperceptible au plus grand nombre, qui n’en perçoit que les effets, quand c’est trop tard. Il ne s’agit que d’un plus ou d’un moins, d’un glissement de la confiance à la méfiance, mais bien des choses et bien des actes en dépendent.

Entre autres, la révolution.

Moment de la révolution

On abuse pas mal de ce mot, trop souvent et trop aisément défini comme une utopie. Je ne veux en garder ici que le sens le plus général, celui de changement d’autorité. Et pour marquer le point de la durée où sa réalité entre en vigueur, je me borne à constater ceci : la révolution est ouverte quand se pose soudain la question du uhlan de la guerre de Bohême : il s’arrête au milieu de la campagne et demande : « De quoi s’agit-il ? » Or, c’était justement la question qu’on avait décidé de ne pas poser, en vertu de cette confiance sans laquelle on ne peut gouverner. Qu’un homme en vienne à poser cette question, c’est que la confiance a cessé de régner. Et c’est le signe indubitable d’une décadence des lieux communs qui jusqu’alors avaient régi l’action.

Quand la masse des problèmes qui se posent se révèle soudain plus pesante que les forces qui sont encore vives dans l’ordre social par exemple, les chances et la nécessité d’une révolution se font jour. Et c’est pourquoi le simple fait qu’un problème se pose, et qu’on l’avoue, est souvent beaucoup plus important que les solutions qu’on lui propose. Ainsi le problème de la culture. (Quelqu’un demande : à quoi sert-elle ? et déjà la crise est ouverte.)

Critiquer pour construire

Il faut insister tout d’abord sur l’existence parmi nous de ce problème, sur l’inquiétude qu’il trahit, sur la crise de confiance qu’il révèle.

Mais en même temps, et non moins fortement, il faut dire que cette inquiétude ne peut être avouée aujourd’hui qu’en vertu d’une vision nouvelle, d’une confiance déjà restaurée dans le cœur et l’esprit de plusieurs. Si j’entreprends d’écrire ce livre, ce n’est pas pour la joie mauvaise d’inventorier les vices d’une culture : tant d’autres ont su décrire avant moi notre crise. Au travers des critiques qu’à mon tour il me faudra bien formuler, je voudrais que ceux qui me lisent distinguent ou pressentent une grande affirmation, une raison nouvelle d’espérer. Si je n’en avais pas, je me tairais. Ou bien j’écrirais des histoires pour distraire mes contemporains. Mais je crois qu’il est encore temps de dévisager le péril : il ne prendra la force d’un destin que le jour où nous refuserons de connaître sa vraie nature.

Insuffisance de nos refus

Si la culture nous pose un problème, c’est donc, et tout d’abord, qu’elle est en décadence.

Or, on n’arrête pas une décadence en essayant de résoudre les faux problèmes ou les problèmes sans issue qu’elle a fait naître. C’est ce que la sagesse populaire traduit à sa manière en affirmant qu’on n’améliore pas la peste. On n’arrête pas non plus une décadence, en décrivant minutieusement tous ses méfaits avec une amertume voilée de complaisance.

Au point où nous voici, la seule chose possible, c’est de repartir avec une grande passion sévère dans une direction toute nouvelle. Il importe qu’on entende bien le sens complet de ce mot : repartir. Il faut le sauver de la banalité. Repartir, ce n’est pas réformer, ni redresser, ni accélérer le cours des choses ; c’est changer de but, et mettre en œuvre au service d’un but nouveau une force intacte, endormie jusqu’ici. Ce n’est pas renouveler de vieux combats qui traînent, mais déclarer une guerre nouvelle au nom d’une ambition plus vaste. C’est donner dès maintenant au futur une prépondérance active sur le passé. Toute renaissance paraît prendre son élan dans la constatation d’un mal actuel, mais ce mal n’a pu être révélé que par la connaissance d’un bien nouveau, d’un bien qui, lui, ne pose pas de problèmes, mais qui donne des ordres, et la force, et la joie de les accomplir. Les critiques perspicaces et pessimistes de notre état social et culturel en plein déclin n’aboutissent, on l’a remarqué, qu’à précipiter le cours du mal. Ils semblent n’avoir d’autre rôle que d’attiser notre mauvaise conscience. Ce sont les hommes les plus intelligents du siècle, mais aussi les moins créateurs au sens absolu de ce mot : un Spengler, un Huxley, un Joyce, un Proust, un Gide et d’une manière générale, tous nos romanciers à la mode, bourgeois confus de l’être encore, habiles dans l’analyse du désordre, fascinés par les subversions prochaines, mais incapables de concevoir ou de créer les germes d’un ordre nouveau. Certains d’entre eux se posent en révolutionnaires : c’est par un abus de langage. Préparer la révolution, ce n’est pas simplement « refuser » ce qui subsiste encore tant bien que mal du vieil ordre. C’est avant tout fonder un pouvoir neuf. Bien entendu, cela suppose une critique radicale du pouvoir décadent. Mais cette critique n’a pas de sens en soi, elle n’a de sens et de réalité qu’en tant que lutte du pouvoir neuf contre celui qui se survit. La critique révolutionnaire est liée d’une façon immédiate à l’affirmation créatrice : elle n’est en somme que l’aspect accidentellement négateur de cette affirmation centrale. Mais la critique des auteurs que j’ai dit ne veut être qu’une pure critique1 ; elle veut être valable en soi, elle prétend ne rien préjuger de cet avenir qu’il faut pourtant former ! ou alors qui s’en chargera ? À l’élite bourgeoise avancée qui se complaît dans le tableau d’une décadence dont elle vit encore, adressons ce rappel élémentaire : il est dangereux de confondre goût du désordre avec révolution ; goût du suicide avec libération ; pénitence avec obéissance à une nouvelle vocation créatrice.

Parti pris de ce livre

Cette mise au point me paraît nécessaire pour situer la critique qui va suivre. Il est nécessaire de marquer que cette critique ne se fonde pas dans l’humeur d’un clerc que la crise aurait rendu neurasthénique, ni dans la nostalgie d’un amateur de paradis perdu. Il est nécessaire de marquer qu’elle procède au contraire d’un parti pris de création dont j’espère bien que le lecteur éprouvera çà et là la poussée, le coup de pouce simplificateur. Méfions-nous des critiques « impartiales », des « je vous parle en toute sincérité » : l’homme n’est pas un point de vue abstrait, mais un animal créateur ; et ce n’est pas ce qu’il pense de sa sincérité qui m’intéresse, mais ce qu’il veut, et pourquoi il le veut.

Ce que je veux faire, en écrivant ce livre, c’est chercher les moyens d’action dont l’esprit de l’homme dispose ; c’est montrer que l’esprit n’est réel et ne mérite que l’on s’inquiète à son sujet que lorsqu’il s’abaisse au niveau des hommes concrets, des ouvriers au sens premier du mot : ceux qui ont prise sur les choses et qui « étreignent la réalité rugueuse », comme dit Rimbaud, ceux qui œuvrent ; et ceux qui ouvrent. L’esprit n’est vrai que lorsqu’il manifeste sa présence, et dans le mot manifester il y a main. L’esprit n’est vrai que dans son acte, que nos clercs qualifient d’abaissement. C’est en effet un abaissement pour l’esprit pur que de descendre à la portée des hommes, mais c’est là qu’il cesse d’être un mensonge. L’amour est le comble de l’esprit, et l’amour du prochain est un acte, c’est-à-dire une main tendue, non pas un sentiment drapé, non pas un idéal qui passe sur le chemin de Jéricho, devant l’homme dépouillé par les brigands.

Décadence ou abaissement ?

Mais je m’avise d’une espèce d’équivoque, sait-on jamais, qui pourrait s’insinuer dans l’esprit du lecteur. C’est une occupation pénible à laquelle sont soumis ceux qui écrivent au xxe siècle que de faire la chasse aux gros malentendus qui parcourent en tous sens la jungle du vocabulaire. J’ai dit que la culture est en pleine décadence. Et maintenant je demande qu’elle s’abaisse ! Guérir une décadence par un abaissement, voilà qui peut paraître une opération délicate. Je voudrais prudemment insister.

La décadence de notre culture provient à mon avis d’un ensemble de causes économiques, politiques et morales, dont les « intellectuels » m’apparaissent responsables pour une part qui n’est pas la moindre : j’essaierai de la mesurer. La faute que je leur impute, n’est pas d’avoir mal conduit l’opinion, mais d’avoir refusé de la conduire, et cela sous l’éternel prétexte invoqué par toutes nos lâchetés : le prétexte de l’impuissance. « Une aussi sotte race que l’espèce humaine » (Renan) ne mérite pas le sacrifice de l’esprit pur. Sacrifice inutile au reste : la science ne nous apprend-elle pas que les lois de l’histoire sont des lois, et que l’esprit ne peut rien y changer ? Que l’esprit plane donc, sublime et décanté. Apportez-moi de quoi écrire et de quoi me laver les mains. Voilà nos clercs.

C’est pour avoir refusé de s’abaisser à hauteur d’homme, au niveau du réel, que notre culture se défait. Immortalité académique2, faux sublime officiel, envolées à la gloire d’un Descartes symbolique, on renonce à la comparaison trop belle du vol d’Icare. Il suffira de dire tout simplement que la culture, faute de s’être montrée « à la hauteur » d’une tâche humaine a voulu se hisser au sublime, où le siècle bien trop heureux d’être débarrassé de son contrôle, la laisse poliment dépérir, en attendant de lui bâtir un mausolée3. Au mythe d’Icare, je ne vais pas opposer le mythe d’Antée, remède matérialiste. Mais à l’une et à l’autre erreur, au fait du prince et au fait de l’esclave, j’opposerai le fait de l’homme. Voilà le sens et la limite de l’abaissement que je demande.

D’un symptôme de décadence

Pour mesurer la décadence de la culture, considérons d’abord le train banal des choses. Tâchons de prendre sur le fait le clerc qui ne se croit pas observé, le laïque adonné à ses superstitions laïques les plus grossières. Tout ceci dans un seul exemple.

L’homme politique, l’industriel, le meneur et le journaliste n’ont pas coutume d’admettre la légère ironie qu’on pourrait opposer à leurs affaires sous prétexte que le vrai tragique est de l’ordre du spirituel. Qu’un intellectuel refuse absolument de s’intéresser à quelque loi fiscale ou militaire dont le projet surexcite l’opinion ; qu’il dise au financier : « Entre nous, cher monsieur, tout cela n’a guère d’importance, c’est une simple question d’argent ! » — ou qu’il écrive de la loi de deux ans : « vaine querelle de défense nationale » — l’opinion unanime l’accusera de démence, ou au contraire d’intelligence avec l’ennemi. (À moins qu’il n’ait laissé entendre qu’il faisait de la fantaisie.) Et je ne dis pas que cela ne soit dans l’ordre. Mais je remarque d’autre part que les clercs admettent fort bien qu’un politique ou qu’un brasseur d’actions traite les problèmes spirituels les plus graves de « simples questions de mots », et les écarte avec la fumée de son cigare. Et c’est cela qui n’est pas dans l’ordre.

Cette tolérance serait-elle d’aventure une sorte d’ironie philosophique ? « Parle toujours, tu as la force pour toi, mais moi je sais le sens des mots et leur valeur ! » — Non, non, nulle ironie dans la politesse de ces clercs. Preuve en soit la manière dont ils usent entre eux, sans éveiller la méfiance de leurs pairs, de l’argument « simple question de mots ». Et cela dans des débats où, cependant, le sens des mots devrait primer tout autre souci plus médiat. Comment ne voient-ils pas que si les mots n’ont plus de sens, que si la convention qui fixe leur valeur se voit tacitement dénoncée, et que si l’on convient de mettre au second plan le débat des définitions, considéré comme byzantin — on met du coup au second plan le travail spécifique de la pensée, on la prive de ses résistances, on sabote ses instruments qui sont les mots, on réduit la mission de l’écrivain à celle du propagandiste, chargé de ressasser les à-peu-près du jour ?

Importance des « questions de mots »

Que ceux qui doutent de la portée d’une aussi quotidienne observation acceptent, ne fût-ce qu’un instant, de se demander si leur doute ne fournit pas une preuve supplémentaire de la décadence que j’affirme. Douter de l’importance des « questions de mots », c’est en effet le premier moment de cette décadence. Mais avec lui la catastrophe est déjà virtuellement consommée.

Car si l’on doute de l’importance des mots, c’est que l’on doute en réalité de la commune mesure de la culture et de l’importance qu’il y aurait à la traduire avec fidélité. En d’autres termes, si l’on néglige le langage, on néglige la culture elle-même. Et l’on néglige surtout ses avertissements.

Comment les entendrait-on, en effet, si l’on a privé le langage de ce qui fait sa poignante saveur : la rigoureuse et passionnée définition du sens des mots, en vue de leur emploi le plus précis ? Que sert de parler à des sourds ? Et ne sont-ils pas sourds, ces hommes qui ne savent plus entendre exactement le nom « propre » des choses dont on parle ? Ces hommes pour qui les mots ne sont plus que des à-peu-près, — conventions à la mode ou étiquettes vagues ? (« Révolution », « amour », « esprit » pour ne citer que les plus courants.) À quoi sert encore de parler, quand on ne sait plus très bien ce que parler veut dire ? J’entends : quand tout le monde lit les journaux et prend au sérieux ce qu’ils impriment, sans remarquer que leur langage est la négation du langage, la négation de la culture, la négation de sa mesure vivante et de la dignité de ses grands prêtres, les « clercs », dit-on, que je voudrais comparer à des vestales ? Mais où sont encore ces vestales, gardiennes du sens et de l’usage du discours ? Mariées, vendues, traîtresses à leurs vœux, ou bien, qu’on me pardonne, violées par des politiciens, houspillées de vulgaire façon par certains vieux coquins auteurs de manuels classiques, momifiées par l’Académie, mises en boîte par des journalistes, pire encore, honorées sous forme de statues allégoriques, à l’entrée du « Palais de l’Esprit », par des députés égrillards !

Mais je vais sans doute un peu vite. Et le lecteur soucieux de juger à son aise de l’honnêteté d’une déduction, même subversive, me saura gré de reprendre un à un ces tumultueux considérants, dans un rythme plus détendu.

J’ai constaté l’existence d’un problème : le problème de la culture. J’ai dit que tout problème réel se pose à nous à partir du moment où son objet (Dieu, la culture, l’amour, la nation, le travail, etc.) s’éloigne ou s’affaiblit, ou même cesse d’être présent et actif. Ensuite, que l’aveu même de l’existence d’un problème est déjà un essai de le résoudre, et la preuve qu’on pressent sa solution. Et qu’ainsi toute critique réelle suppose une intention de construction.

Ces constatations préalables vont nous guider dans l’examen du concept de culture en soi — de ses apparitions les plus considérables dans l’histoire —, de sa décadence actuelle, — enfin des grands essais de restauration que le premier tiers de ce siècle aura vus naître en Russie et en Allemagne.