(1938) Articles divers (1936-1938) « Journal d’un intellectuel en chômage (fragments) (15 avril 1937) » pp. 45-75

Journal d’un intellectuel en chômage (fragments) (15 avril 1937)k

J’étais chômeur depuis trois mois. On m’offrait un abri quelque part, une maison vide, une occasion de solitude désirée en secret dès longtemps. Je voudrais bien n’avoir pas l’air trop romantique : mes dernières années de Paris m’avaient appris que cette ville, au moins pour la jeunesse sans argent, est la ville des gérants ignobles et des concierges, des lieux-sombres-et-populeux où il faut pénétrer l’âme basse et la petite enveloppe à la main. Tant d’autres disent : « Allons-nous-en », et restent faute d’imagination. Et pourtant il suffit de bien peu pour partir : la France a des milliers de maisons vides. Dites autour de vous que vous en cherchez une, et vous en trouverez pour rien, ou pas grand-chose. Encore faut-il savoir comment on y peut « vivre » ? C’est à cette question judicieuse que j’ai voulu répondre. Peut-être mon récit n’a-t-il pas d’autre but que de décrire un précédent, d’affirmer que cela peut se faire, que cela s’est fait, qu’il y a là un bonheur…

Arrivés hier matin, par Nîmes.

Déjà je ne sais plus ce que j’attendais, ni ce que j’ai pu rêver de ce pays. Il est très pauvre, sec et lumineux. Toutes les nuances du gris, herbes, pierres, oliviers, et quelques touches de vert humide au fond des vallons, de vert sombre sur les premières pentes des Cévennes, où commencent les châtaigneraies. Au sud, on voit un coin de plaine entre des collines longues, aux olivettes étagées, quelques cyprès en silhouette sur les crêtes, et des toits de ce rose émouvant des tuiles romaines sous un ciel doux. Au nord, derrière notre maison, c’est le rocher, la montagne brûlée.

La maison : une ancienne magnanerie, très haute, aux murs de gros moellons rougeâtres et gris non revêtus. Il y a trois pièces au premier étage, où l’on entre de plain-pied par-derrière. Au-dessous, c’est une grande remise. Au second quatre petites chambres. Le tout encombré de fauteuils, de chaises de velours, tables rondes et ovaloïdes, guéridons à photos, meubles à musique — sans piano —, bibliothèques vitrées, canapés, sofas, rideaux à franges, tabourets brodés et objets d’art. Aux murs, plusieurs douzaines d’aquarelles, sous-bois et marines. Quelques tapis sur du carreau rouge.

La plupart des fenêtres donnent au midi dans le branchage bleu d’un tilleul. Au bord de la terrasse, une fontaine abondante coule dans un fort grand bassin rectangulaire aux eaux sombres. La maison du jardinier ferme la cour sur la droite, derrière des palmiers et des lauriers. Très haute aussi, blanchie, presque sans fenêtres. Un voile vert clôt la porte d’entrée, où l’on accède par quelques marches et un balcon de pierre.

L’on descend par d’étroits escaliers aux quatre autres terrasses du jardin, étagées sur le versant nord d’un vallon qui vient mourir à notre hauteur sur la droite, tandis que le versant sud, avec ses restanques touffues d’oliviers, ferme l’horizon immédiat. Au sud-est, nous avons une échappée sur la fin de la vallée, la rivière et la plaine. La petite ville reste invisible, massée au pied des rochers, en retrait sur notre gauche. À peine s’il nous en vient quelques rumeurs de gare, un coup de trompe d’auto, des cris de coq.

L’odeur du raisin foulé monte de la cour, et remplit l’ombre bleue sous le tilleul immense et les lauriers. Un grand vase jaune brille au bord du bassin. Le reflet de l’eau tremble au plafond et sur les murs verdâtres de la chambre où j’écris.

Et voilà mon petit exercice de rentrée terminé : « Décrivez la maison de vos vacances… » Ajoutons que le jardinier s’appelle Simard, sa femme Marguerite, son chien basset Pernod. Et qu’il va falloir modifier cette maison pleine de guéridons et d’aquarelles, de telle sorte qu’on puisse y travailler. Nous faisons l’inventaire minutieux et le plan d’arrangement actuel de chacune des pièces du premier, avant de les vider et de transporter leur contenu à l’étage supérieur.

Maintenant les murs sont nus : d’un joli vert bleu très clair. Le carreau rouge a été débarrassé du tapis. J’ai dressé ma table sur des tréteaux. Il ne reste qu’un grand canapé de velours ponceau et des chaises de paille trouvées dans un coin de la remise, où les chaises brodées, les guéridons et le dessus de cheminée — vingt-deux pièces dûment recensées — ont été les remplacer. Seul vestige des splendeurs bourgeoises de ce salon : un lustre formé d’une écaille de tortue polie, agrémenté de porte-bougies inutiles et de pendeloques de verre taillé. Fascinant, ce lustre. Nous sommes éreintés et couverts de poussière. Mais on va pouvoir respirer.

La traduction d’un considérable ouvrage allemand nous permettra de passer trois mois ou quatre sans trop de soucis matériels. La vie paraît assez peu chère. Mais bien trop chère encore pour les gens du pays. Les petites entreprises qui leur donnaient du travail font faillite l’une après l’autre. Il y a 400 chômeurs pour une population de 2300 habitants. Ceux qui travaillent encore gagnent à peine de quoi se nourrir. Et j’entrevois déjà ce qu’ils appellent ici se nourrir : nos voisins n’ont sur leur table, quand on va les voir à midi, que des châtaignes, des olives, des radis et quelques légumes de leurs cultures, qu’ils n’ont pas pu vendre au marché. Cependant, ils se considèrent comme des privilégiés, cela se sent à la manière dont ils nous parlent de quelques familles des environs qui n’ont pas la ressource d’un jardin, ou qui ne « savent pas y faire ». (Légère nuance de supériorité sociale chez Simard). Nos hôtes nous avaient signalé la famille d’un mineur retraité, dont la femme fait des journées. Considérant que richesse oblige — car je gagne à peu près 1.000 francs par mois — nous avons engagé la mère Calixte pour donner un coup de main le matin et faire les lessives.

C’est une toute petite vieille noueuse, à la sagesse sentencieuse et imagée. Étonnamment active. Bonne protestante et qui tient à le dire. Sa cordialité demeure digne, trait notable à partir des Cévennes. Mais bavarde ! De gré ou de force, c’est certain, nous saurons tout sur les gens de la ville…

Petite cité tassée à la base d’une paroi de rocher et le long d’une rivière rapide qui débouche d’une gorge étroite, cité couleur de rocher, de rivière et de vieilles tuiles romaines, A… qui de loin paraît en ruine, prouve sa vie par ses odeurs et la saleté de ses ruelles. Un ruisseau coule au milieu du pavé, charriant des ordures, des papiers, du sang près de la boucherie, du lait verdi. C’est à peine si l’on peut marcher à pied sec dans les passages étroits. Sur les seuils, des groupes de femmes en noir jacassent pendant des heures. Des enfants en sarraus noirs jouent au football dans le ruisseau avec un torchon de papier d’emballage. Pas un de ces petits visages qui ne soit beau et fin mais incroyablement crasseux. Vers la gare, il y a bien un parc municipal, le jardin d’un couvent désaffecté, mais je n’y vois jamais que des vieillards en pantoufles. Devant le parc, un mail couvert d’une épaisse couche de poussière : là, de nouveau, des bandes de joueurs de balle, dans un nuage…

Cela tend à confirmer un soupçon qui m’est venu en maintes autres régions de la France : les provinciaux ignorent obstinément, peut-être même haïssent la couleur verte, le soleil, la nature, la propreté. Ils aiment le noir. Avec fanatisme. J’observe aussi qu’ils s’arrangent pour vivre plus mal que la population des faubourgs des grandes villes. Le goût de « la vie saine » et du grand air, vous ne le trouverez que dans la « banlieue rouge » de Paris, d’ailleurs importé d’URSS, et récemment.

On me dit qu’ici trois maisons seulement, sur 200, ont l’eau courante. Les femmes vont avec des cruches à la fontaine qui coule son filet sur la grande place, juste à côté de la pissotière et de l’arrêt des autocars. Pittoresque, on peut le dire…

Du rôle pratique de la raison. Je vois la misère qui règne dans tous ces foyers, et qui les détruit. Je vois ces enfants sales abandonnés par leurs parents aux hasards de la rue, qui valent bien ceux de la famille, mais aussi aux hasards de l’éducation primaire, bienfaisante en principe il est vrai, mais tristement abstraite, étroite, appauvrissante en fait. Je vois tous les espoirs et toutes les « assurances » de cette population balayée périodiquement par la faillite des entreprises où elle travaille, ou par quelque décret d’État. Je vois le chômage s’étendre et s’installer, comme se sont installés dans ces villages malsains et mal soignés la tuberculose, l’alcoolisme et la misère héréditaire.

Mais je vois d’autre part, en parcourant la feuille locale, qu’il naît encore pas mal d’enfants dans ces foyers que tout menace. Faisons la part des « accidents », des « imprudences ». Il reste encore une marge assez notable d’imprévoyance naïve, d’acceptation des risques, de confiance obscurément accordée à l’instinct ou à « la Vie », ou à la solidarité de l’espèce humaine, malgré tout. Pourtant c’est bien ici le peuple « raisonnable » qu’on donne en exemple aux barbares de l’Europe centrale. Le peuple qui sait calculer, faire son budget, bourrer le bas de laine et nourrir la bouteille aux pièces de dix sous.

Une chose est claire : faire des enfants, dans les conditions actuelles, c’est défier le bon sens et la raison pratique. C’est s’en remettre à quelque espoir vague et profond. Or tout ce que l’État nous apprend, par le moyen de l’école primaire entre autres, ridiculise et ruine ce genre d’espoirs.

Qui voudrait condamner l’usage pratique de la raison ? Simplement je constate qu’en fait, et dans ce pays tel qu’il est, la morale rationnelle et les mesures qu’elle propose, ce n’est guère que le rêve des vieux célibataires assez fortunés, ou ascètes. Ceux qui n’ont plus besoin de calculer, ceux-là calculent. Et les autres acceptent leurs risques, c’est-à-dire acceptent de vivre, malgré l’État laïque qui leur conseille plutôt l’épargne.

On a terminé les vendanges, et la récolte des figues d’été. (Les figues d’hiver apparaissent déjà, plus petites et toujours vertes ; on ne les mange pas).

Simard nous a indiqué une ferme, de l’autre côté de la colline du sud, où nous pourrons acheter une provision d’« œillades ». C’est leur gros raisin bleu. Nous y sommes allés hier au soir. Des hauteurs, on voyait la plaine rose et violacée entre des monticules pointus tout frisés d’oliviers, un paysage de primitifs italiens. Le mas au flanc de la colline, déjà dans l’ombre, paraissait désert. Nous nous sommes assis sur la terrasse, au pied d’un grand micocoulier. Bientôt un chien furieux surgit de la maison, suivi d’une grande femme en noir. C’est la propriétaire, Madame Turc. Elle nous fait entrer. Pour la vente du raisin, il faut attendre sa fille qui va rentrer des champs, où elle travaille jusqu’à la nuit tombée. Nous sommes dans une cuisine de ferme mais la fermière nous reçoit comme une « dame », ou plutôt un peu mieux, avec une politesse pleine de réserve et d’attentions. On parle du domaine. Les deux femmes le dirigent seules depuis la mort de M. Turc. Elles ont un peu de peine avec les ouvriers. Il paraît qu’on en trouve de moins en moins. — « Mais, lui dis-je, et les chômeurs ? On m’a dit qu’il y en a 400 à A ? » La mère, vivement : « Jamais je n’ai engagé de chômeurs, Monsieur, c’est un principe. Nous ne voulons que des ouvriers honnêtes. Pensez donc, deux femmes seules ! — C’est que je suis chômeur moi-même, Madame… » Elle sourit à son tour, de l’air de dire : Oh, vous, ce n’est pas la même chose. Elle a sans doute entendu parler de nous. Rien à faire : je suis un « monsieur ».

La fille rentre : une forte femme, environ 35 ans, un peu masculine. Elle nous conduit à la chambre de conserve des raisins. Pendant qu’elle fait la pesée : « C’est pour qui, Monsieur, sans indiscrétion ? » Je dis mon nom. — Est-ce que vous écrivez des articles ? J’en ai lu signés de ce nom-là. Et elle me cite une revue protestante et une revue littéraire auxquelles je collabore, en effet. — Vous avez le temps de lire beaucoup ? — Oh, on le prend. Comme nous ne voyons jamais personne… (En France, cela étonne.)

Complexité des « Classes ». À quelle classe appartiennent ces deux femmes ? Je résume mes renseignements : famille paysanne, de tout temps. Vie laborieuse, peu ou point de gains depuis des années. Pas de relations. Leur niveau de culture, fort au-dessus de la moyenne, ne m’étonne guère, s’agissant de protestantes. Ce ne sont pas des bourgeoises, certes, et pourtant elles en sont encore à estimer que chômeur est synonyme de vagabond dangereux. Elles font partie des « travailleurs » et pourtant elles sont propriétaires. Je vois en elles un type très classique de Françaises : leur politesse mesurée, leur raison, leur énergie sérieuse, cette façon de ne pas se plaindre de son sort… Pourtant, il y en a peu de cette espèce, semble-t-il. On n’en parle jamais. Mais elles ne paraissent pas du tout se considérer comme un type social d’exception.

Combien y a-t-il de classes entre la bourgeoisie des villes et le prolétariat ? L’opposition que veulent voir les marxistes entre bourgeois, ou maîtres, et prolétaires ou serviteurs, je la trouve fausse dans tous les cas concrets, dès que je sors des très grandes villes et de leur caricature de société. — Simard, le jardinier, est à demi métayer. Est-ce un prolétaire ? Il serait vexé qu’on le lui dise. Il s’estime fort au-dessus d’un mineur retraité, par exemple. Les instituteurs d’A… ? Ils sont du peuple. Oui, mais bourgeois par leur profession. Et les Calixte ? Prolétaires sans doute, mais d’une tout autre espèce, on dirait même d’une autre race que les métayers catholiques de la montagne qu’on voit venir à A… pour le marché. Et très conscients d’une supériorité qu’ils ne peuvent attribuer au rang social ni au salaire, c’est évident, mais seulement à leur religion.

En vérité, ce qui compte dans ce pays, c’est la religion — celle des ancêtres, tout au moins ! — l’éducation et le métier. C’est cela qui crée des groupes, des couches, des différences et des affinités, au moins autant que les conditions économiques. On ne comprend rien à la réalité sociale de ce canton si l’on fait abstraction de tout cela dont le marxisme, justement, se doit de ne pas tenir compte. Un communiste traitera les dames Turc de « koulaks » et tout sera dit.

Le marxisme part de statistiques et de relations numériques (salaires, plus-value, profits). Il s’estime donc scientifique. Il ne part pas de ce que les hommes veulent être, ni de la conscience globale qu’ils ont de leur état (et c’est pourtant le principal, pratiquement et moralement, c’est ce qui règle le jeu des relations humaines et les opinions politiques). Le marxisme traite tout cela de nuances vaines, d’illusions, voire de « mystification ». Il part de ce que les hommes sont malgré eux, du point de vue abstrait et inhumain de la Statistique. Et il prétend fonder là-dessus non seulement des mesures techniques, ce qui serait parfaitement légitime, mais une morale, un art et une métaphysique ! Problème de la politique actuelle : sera-t-elle l’affaire du meilleur statisticien, ou au contraire de l’homme le plus humain ? Sera-t-elle fondée sur la réalité telle qu’elle est vécue et voulue par les hommes réels et concrets, ou bien sur la réalité telle qu’elle est chiffrable, inévitable, impersonnelle ?

Minuit. J’ai terminé la tâche de la journée. Ma femme dort, dans la chambre dont je vois la porte entrebâillée. Une dernière bûche fume, il fait presque froid. Dans ce silence vide de la nuit campagnarde, me voici seul encore éveillé, les yeux bien ouverts, l’esprit clair. Clarté d’un minuit solitaire, veillée trop lucide peut-être, puisque le monde n’y porte plus d’ombres. Je me souviens de ces nuits de Paris, pleines d’appels fugitifs, assourdis ; de ces veillées fiévreuses, assiégées. Est-ce que je les regrette ? Est-ce que l’heure de la nuit où l’on ne dort pas n’est pas toujours l’heure des mauvaises nostalgies. ? Qui pourrait nous écrire une histoire des inventions de l’insomnie ? Ne serait-ce pas tout simplement l’histoire de la naissance de nos démons ? La nuit ne pose pas de questions immédiates. C’est pourquoi, dans cette heure suspendue, il vaut mieux cesser de penser. Que penserais-je, ici, d’humain, d’actif ? Ici où je suis sans prochain, à cette heure ou mes frères (?) les hommes sont plus éloignés que jamais ?

« La nuit est faite pour dormir », me disait un gardien de l’ordre qui m’avait surpris sur les quais de la Seine, au plus profond d’une contemplation des eaux nocturnes. Ma police personnelle m’envoie aussi me coucher. Elle m’y contraint un peu… Quelle résistance absurde opposerais-je, quelle arrière-pensée rode ici ? La mauvaise habitude de penser « librement » ? Le goût des chimères précises ?

Observations nouvelles sur les gens. — Je vais chez les Calixte. On nous a dit que la mère a la grippe. Je trouve à la cuisine la fille et une voisine. Elles se plaignent du froid. Le fourneau est rouge, mais la porte donne au nord-ouest, d’où vient le vent le plus glacial, depuis des siècles, et en tout cas depuis longtemps avant la construction de cette maison… On n’y avait pas pensé ? Je passe au fond, dans une chambre obscure mais qui me paraît propre et sobre. La mère Calixte est au lit, un gros édredon ramassé sur le ventre, les pieds découverts, un foulard noir sur les épaules, et je crois bien sa blouse noire aussi. Elle me dit qu’elle a été assez mal. On devait lui retirer son linge toutes les deux heures. Quand elle sortait sa main du lit, cela fumait. « Vous avez eu de la fièvre ! » Elle ne sait pas. Elle ne veut pas de médecin. Sa fille dit : « Elle ne voulait même plus toucher à la viande, pensez ! Il ne faut pas croire que la viande soit un si bon remède comme on le dit. Je lui ai fait du poulet, elle n’y avait pas goût. Alors j’ai pensé lui faire du bouillon de poulet, ça lui a fait de l’avantage. Voyez ! Ce n’est pas vrai que la viande est si bonne pour les malades. »

Elle accepte de venir faire une lessive à la maison pour remplacer sa mère. Nous manquons de corde pour étendre le linge ; elle imagine de le mettre à sécher sur des buissons de ronce. Tous les mouchoirs sont plus ou moins déchirés quand on va les récolter. « Voyez-vous ! c’est qu’il a fait un vent cette nuit ! »

D’une manière générale, ils ne sont pas conscients de porter la responsabilité des accidents qui leur arrivent. Cela peut agacer dans le détail. C’est assez sage dans l’ensemble. Ils seraient moins pauvres, moins malades, etc., s’ils étaient plus « pratiques » comme on dit dans la bourgeoisie — où l’on s’imagine bien à tort que les gens du peuple sont spécialement adroits de leurs mains, débrouillards et pleins de ressources mystérieuses. Mais ils seraient moins dignes aussi. Leur dignité est de subir sans se tourmenter. Ils ne se mettront jamais dans des états parce qu’ils ont cassé deux assiettes. La mère Calixte, qui casse tout ce que l’on veut, a coutume de dire en constatant le mal : « Voyez-vous ! je croyais la tenir cette assiette ! » De telle manière qu’on entend bien que c’est ainsi de tout, et qu’on aurait grand tort de croire que rien au monde dépend de nous.

Ceci vaut pour les femmes, qui sont la part la plus civilisée de la population. Ce sont elles qui gagnent ce qu’il faut, elles qui travaillent, elles qui décident, elles qui lisent, elles qui vont à l’église ou au temple, ou n’y vont pas, elles qui savent.

Pour les hommes, c’est tout autre chose. Ils sont éloquents et naïfs, revendicateurs et inefficaces. La plupart ne font rien, ou « travaillent le mazet », ce qui n’est rien. Les femmes vont à la filature — la dernière qui marche encore — et gagnent leurs 7 francs par jour. Pendant ce temps les hommes sont sur la place et protestent contre le gouvernement. Ce sont les radicaux et les socialistes. Les commerçants sont souvent réactionnaires et se mêlent peu à ceux de la place. Enfin ceux qui sont occupés par l’imprimerie du journal local, par les garages ou à la Mairie, sont communistes et mènent les affaires du pays. Ils vont à toutes les conférences, prennent la parole au Cercle d’hommes, citent des livres sur la politique.

J’ai relevé quelques chiffres dans un ouvrage sur A…, dû à la plume d’un de ses pasteurs à la retraite.

En 1570, le mûrier, importé de Chine, fait son apparition dans le Midi. État du pays en 1820 : douze filatures, deux fabriques de chapeaux, 5000 habitants, un commerce important de produits soyeux manufacturés. Lors de la dédicace du nouveau temple, en 1822, quinze mille protestants accourent de toute la contrée pour suivre des cérémonies dont leurs descendants parlent encore.

En 1900 : vingt filatures, 7000 habitants. Quinze cents personnes au temple chaque dimanche.

Je complète : vers 1900, la soie artificielle fait son apparition dans la vallée du Rhône. Fondation des grandes usines de la région lyonnaise. Apparition du grand capital.

État du pays en 1935 : Dix-sept filatures fermées. La dernière fournit encore du travail cinq jours par semaine à une centaine d’ouvrières, dont le salaire moyen est de 7 francs par jour. Faillite de la dernière bonnetterie, ces derniers jours. Le tiers des maisons est en ruines, — tout le centre. On croirait une ville bombardée, 2300 habitants. Cent personnes au culte. Dans la campagne environnante, une maison sur dix habitée.

Dès 1934, la soie japonaise a fait son apparition sur le marché lyonnais. Faillite de plusieurs des grosses entreprises de soie artificielle.

Le cycle normal du progrès capitaliste est clos. Lyon a drainé toute la richesse indigène de ce département. Et cette richesse à son tour va reprendre le chemin de l’Orient, d’où vint autrefois le mûrier.

Question : Que reste-t-il pour entreprendre ici une révolution constructive ?

Leur langage. La mère Calixte devait faire notre lessive la semaine prochaine. Elle vient s’excuser : « Qui sait, Madame, j’aimerais d’aller à Alès, quelle jour ça vous préférerait ? » (En prononçant tous les e muets).

Simart, à propos de la récente baisse des salaires à la filature : « Je vous dis, c’est miraculeux ce qu’on leur donne ! Sept francs par jour ! » (Il voulait dire : scandaleux. Mais un miracle est un scandale, après tout. Tradition laïque.)

L’autre jour, dans l’autocar, une femme dont j’ai cru comprendre qu’elle tient un petit hôtel à Saint-Jean-du-Gard, expliquait à sa voisine qui paraissait malade : « Tu demanderas bien un espécialiste, rappelle-toi ! Si tu oublies, tu n’auras qu’à te rappeler épicerie. »

Épicerie pour spécialiste, vous n’auriez jamais fait ce rapprochement ? Ce petit fait, si l’on y réfléchit, résume un drame. Ce drame est celui du langage dans notre société présente. Et c’est encore une fois le drame de la culture. Qu’on ne croie pas que j’exagère. Je ne tire de ce fait, à vrai dire minuscule, qu’une évidence. Les mots que nous disons ou que nous écrivons, nous autres intellectuels, éveillent dans l’esprit populaire des harmoniques que nous ne savons plus prévoir. Littéralement, les mots n’ont plus le même sens pour le peuple et pour ceux qui voudraient lui parler. Le petit exemple que je viens de citer, c’est une espèce de calembour qui ne joue que sur des sons. Mais il est clair que le sens des termes dont nous usons doit subir des métamorphoses non moins effarantes. Travail, liberté ou union, richesse et pauvreté, tous ces vocables dont nous pensions qu’ils exprimaient les lieux communs sur quoi repose, tacitement, la vie sociale, sont aujourd’hui vidés de leur signification à la fois symbolique et précise. Ils n’éveillent plus chez l’homme du peuple les mêmes espoirs, les mêmes dégoûts, que chez nous. Leur résonance sentimentale est différente, et c’est pourquoi leur sens est différent, en dépit de ce que l’on pourrait déduire, dans le fait, d’une discussion raisonnable, c’est-à-dire truquée, avec tel ou tel ouvrier.

On pensera que de tout temps la traduction du langage surveillé des écrivains dans le langage parlé du peuple fut affectée de malentendus de ce genre. Voire. Le peuple ne lisait pas, avant l’école de Guizot. Le « public », c’était la noblesse, et les bourgeois imitant la noblesse. Le vrai peuple les comprenait dans la seule mesure de l’utile. L’Église faisait le trait d’union, l’Église gardienne du sens concret des lieux communs.

Aujourd’hui ces données sont bouleversées. L’instruction publique et la Presse répandent sinon le goût, du moins la pratique quotidienne de la lecture. Le public s’étend au hasard. Il ne constitue plus un corps limité, éduqué, instruit au sein des conventions communes. Un chacun peut en être, et juger comme il veut. Le droit de se tromper, et de tromper grâce au langage, est un des droits imprescriptibles que se trouve avoir décrété la Convention. Bref, il n’est plus de mesure commune : ni l’Église, ni la Culture, ni l’École qui prétend les remplacer, n’ont plus d’autorité sur l’esprit de la lettre.

Aussi bien nous parlons au hasard, pour ne pas dire dans le vide (il vaudrait mieux que ce soit le vide, dans bien des cas), quels que soient nos efforts vers la rigueur et vers l’adaptation de notre style à notre action.

On serait même tenté d’estimer que la plus grande rigueur entraîne la moindre efficacité, et l’inverse.

Par où l’on voit que le contraire de la « vie spirituelle », c’est « le public ». Cette vie spirituelle et ce public nous posent des exigences dont il faut admirer qu’elles soient aussi exactement contradictoires. Or, de ces deux antagonistes, c’est l’esprit qui sera vaincu. Non point qu’il s’avilisse partout ni qu’il se laisse toujours persuader par la tentation du succès. Mais simplement on ne l’entend plus, il n’agit plus. Ce qu’on « entend », c’est l’absence de l’esprit, c’est l’appel aux instincts, aux intérêts urgents, presque toujours contraires, en fin de compte, aux intérêts réels…

Le pasteur m’a convoqué aux entretiens qu’il organise le samedi soir, dans une salle attenante au temple, pour les hommes de sa paroisse. « C’est le seul moyen de les avoir, me dit-il. Comme vous l’aurez remarqué, il n’en vient qu’une dizaine au culte. C’est trop compromettant. Mais pour une causerie sur un sujet neutre, nous en avons toujours dans les 40 à 50. Et une fois qu’ils sont là, on peut parler de tout…

J’irai d’autant plus volontiers que, devant parler moi-même, dans quelques jours, au cercle d’hommes de St-J. j’ai besoin de prendre contact.

Soirée au « Cercle d’hommes ». — Ils étaient en effet une quarantaine hier soir. Je suis entré comme ils achevaient de boire leur tasse de café au fond de la salle, dans un coin arrangé en cabinet de lecture. Journaux et illustrés, quelques livres sur la table. Puis on s’est assis sur des chaises alignées, pour entendre le « conférencier »27. J’ai reconnu deux facteurs, le libraire, le quincaillier, un adjoint de la mairie, quelques retraités qui « travaillent le mazet » dans nos parages, un ou deux cultivateurs, les trois instituteurs. Le pasteur a lu quelques passages de l’Écriture. Après quoi le sujet a été introduit par l’un des instituteurs. Il s’agissait de « l’histoire de notre département ».

La discussion n’a vraiment démarré que lorsqu’on s’est mis à parler d’autre chose que du sujet, c’est-à-dire d’un peu tout : de l’enseignement, des journaux, des traditions et anecdotes locales. Discussion n’est d’ailleurs pas le mot : c’étaient surtout des questions, des affirmations de partis pris ou des récits entremêlés d’allusions à des célébrités locales, provoquant chaque fois de gros rires. L’homme du peuple — et je pense qu’il en va de même du bourgeois peu cultivé, et sans doute de tout ce qui n’est pas « intellectuel » — ne « discute » pas à proprement parler. Son langage en tout cas s’y prête mal, soit à cause de sa lenteur, soit à cause de ses répétitions pressées. Or cette lenteur et ces répétitions n’ont d’autre but que de laisser à l’esprit le temps de se « figurer » ce qui est dit.

(C’est seulement de la langue des écrivains français qu’il est exact de dire, avec tous les manuels, qu’elle est une langue de discussion, parce que toujours elle vise à la formule décisive, et ne s’accorde le droit de dire chaque chose qu’une seule fois, de la façon la plus économique et la plus claire28. Or, cette langue d’échanges dialectiques rapides se trouve par là même inefficace sur le « peuple ». Elle manque de durée. Évitant méticuleusement les reprises, les retours, elle s’accorde très mal au rythme de la réflexion spontanée, qui est « péguyste » et non « classique ». Écrivains inutilisables dans la mesure où ils veulent être de bons écrivains français.)

— Que de bonne volonté chez les hommes de ce Cercle ! comme ils s’appliquent à comprendre, comme ils sont vifs et peu timides, camarades, malicieux et indulgents — leurs bons rires quand l’un ou l’autre dit une bêtise ou bafouille — et comme on a envie de leur expliquer des choses, amicalement ; de partager avec eux ce que l’on sait ! Je pense aux auditoires bourgeois, à leurs airs entendus, à leurs vagues sourires, à leurs timidités et aux distances télescopiques que tout cela met entre celui qui parle et son public ! (Le « conférencier » en tournée se présente comme un séducteur, c’est la loi du genre, et cela rend les échanges bien pauvres…)

Quand nous nous sommes levés pour sortir, le facteur ronflait, le front sur un dossier de chaise. Il s’est relevé, s’est frotté les yeux, est sorti tout tranquillement. J’ai parlé avec plusieurs jeunes gens. Quelles opinions politiques, dans ce cercle ? — Il y a de tout. Le quincaillier est royaliste, un des instituteurs est objecteur de conscience, la plupart sont radicaux ou socialistes. Il vient aussi des communistes, de temps à autre. Il paraît que ça chauffe certains soirs. Mais le pasteur préside et on le respecte : 40 ans ; genre ancien combattant ; « très large », dit-on. Et « il cause bien ».

À N… la mairie est tout entière communiste. Ceux des habitants qui ne le sont pas ne savent pas trop ce qu’ils sont, à part les châtelains. Ils votent radical ou socialiste, et se font battre à plate couture, régulièrement. Mais faut-il donc penser que les communistes, eux, savent pourquoi ils le sont, et connaissent le marxisme ? On m’avait dit : ce n’est pas cela du tout, vous verrez. Être communiste dans ce pays, c’est tout simplement être à gauche, le plus à gauche possible.

S’il en est bien ainsi, me dis-je, on peut redouter que ces hommes ne sachent pas faire la distinction entre le marxisme et l’anarchie. D’autre part, sauront-ils s’opposer au dictateur qui se présentera un jour comme l’homme de gauche à poigne ?

J’ai questionné à ce sujet quelqu’un qui connaît bien son monde. La vie même de cet homme consiste en effet à connaître intimement le plus grand nombre de familles de N., leurs circonstances matérielles, leurs difficultés morales, leurs traditions et leurs rancunes — c’est souvent la même chose — leurs idées sur la vie, sur la mort, sur le mariage. Et quand je dis que sa vie consiste à connaître ces choses, il faut prendre le mot dans le sens le plus actif : car l’homme dont je parle n’est pas un enquêteur, simple curieux ou spectateur. C’est bien plutôt un conseiller, un donneur d’aide morale et parfois matérielle, quelqu’un qui est responsable de connaître ces gens mieux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes, quelqu’un qui a pour mission de leur enseigner le sens dernier des circonstances de leur vie. C’est le pasteur.

Sa paroisse comprend les villages de N. et de V. où il habite. V., c’est un vieux nid d’aigle, une pierraille couronnant des hauteurs ventées. Les rues sont étroites et caillouteuses, pleines d’odeurs dès que le vent cesse de les balayer. Nous sommes installés au presbytère sur une galerie d’où l’on domine un ample paysage horizontal. La plaine est à nos pieds, des Cévennes grises au nord jusqu’à l’horizon des collines vers Uzès, où quelques ruines de castels et quelques cheminées d’usines grattent le bas d’un grand ciel jaune. On distingue à peine le village de N. parmi les rangées de peupliers : il faut suivre des yeux la route noire pour découvrir enfin l’amas brunâtre des maisons au-dessous d’une tache blanche dans un pré, qui est le château. Joie de voir un pays dans son ensemble, dans son unité naturelle et ancienne. Une même patine de crépuscule réunit les champs, les arbres, les maisons. Dans ces maisons, il y a donc des communistes. Je demande au pasteur ce que c’est que ces communistes.

— Voilà. Que vous dire de gens que je connais si bien ? C’est difficile de les classer et je n’aime pas beaucoup ça… Il y en a de toutes sortes, bien sûr, et plus on les voit de près…

— Je comprends qu’il soit difficile de parler en général de ses paroissiens. Mais s’ils sont communistes, ils ne doivent tout de même pas faire partie de votre église, pratiquement ?

— C’est-à-dire, oui et non.

— Enfin, viennent-ils au temple le dimanche ?

— Ça non. D’ailleurs, communistes ou pas, les hommes d’ici ne viennent guère au culte. Ce n’est pas l’envie qui manque, mais ils ont peur. C’est toujours la question de la place à traverser.

— ???

— Oui, vous savez que nos temples du Midi sont construits en général sur la place du village. En face ou à côté, il y a les cafés, les terrasses sous les platanes, et le dimanche matin, les hommes y vont boire leur pastis. Si l’on va au culte, il faut défiler devant les terrasses, c’est gênant. Un homme me disait l’autre jour : Ah, monsieur le pasteur, si on pouvait entrer par-derrière, par la porte de la sacristie, on viendrait bien ! Mais on est lâches !

— Et chez eux, les voyez-vous ? Pouvez-vous discuter avec eux ?

— Guère. Là encore, ce sont surtout les femmes qu’on voit. Eux sont au travail, ou au café.

— Pourquoi n’iriez-vous pas au café avec eux ?

— C’est difficile ! Moi, ça ne me gênerait pas. Mais eux on les étonnerait, et surtout ils y sont entre eux. Je n’ai aucune envie d’aller faire l’intrus ou le bon apôtre. Si c’était possible, ce serait épatant, je ne dis pas. Mais pratiquement, je vous assure, c’est difficile.

— Et les salutistes ?

— Ils ont un uniforme. C’est classé. On les connaît…

— Alors, quand les voyez-vous ?

— Surtout à l’occasion des conférences que j’organise. Vous avez déjà parlé dans des cercles d’hommes. Vous voyez le genre.

— Et les communistes y viennent ?

— Bien sûr, le maire en tête. Et ils discutent, et même très bien. Je me rappelle par exemple une discussion sur l’incroyance. L’orateur avait dit que la différence entre les chrétiens et les incroyants, ce n’est que pas les chrétiens se conduisent mieux que les autres, mais c’est qu’ils se confient en Dieu, et qu’ils attendent tous les ordres de lui. À la fin, un des communistes se lève et résume le débat : « En somme, dit-il, si nous ne croyons pas en Dieu, nous autres, ce serait que nous sommes trop orgueilleux ? »

En général, on peut dire que les communistes sont les plus intelligents du village. Ce sont eux, et eux seuls, qui proposent des réformes pratiques, qui demandent qu’on installe l’eau et l’électricité dans les maisons, etc. C’est l’élément réveillé et entreprenant de la population.

— Mais savent-ils ce que c’est, le marxisme ?

— Ils essaient ; peut-être plus qu’on ne croirait. J’en connais plusieurs qui lisent des brochures de vulgarisation de la doctrine. Ils me posent quelquefois des questions. Mais ce n’est pas par la lecture qu’ils viennent au parti. L’affaire, pour eux, c’est d’abord de se grouper afin d’entreprendre quelque chose, de résister aux gros propriétaires qui tiennent la région, et de leur imposer des mesures de progrès, de bon sens…

— Au point de vue des classes, d’où viennent-ils ?

— Pour la plupart — tous les chefs en tous cas —, ce sont de petits propriétaires ou des ouvriers travaillant à leur compte.

— En somme, vous vous entendez bien avec eux ?

— Ils savent que je suis de leur côté, en gros, dans les questions locales où il faut prendre position. Quant à la doctrine, c’est difficile à discuter, d’abord parce qu’ils la connaissent mal, ensuite et surtout parce qu’elle ne joue pratiquement aucun rôle dans leur action, et qu’elle n’a rien changé à leur croyance ou plutôt à leur incroyance. Tout de même, on se dit souvent que ces hommes mériteraient mieux que ce qu’on leur donne, en fait de doctrine. En réalité, ils ne sont pas plus marxistes que moi. Ils veulent avant tout vivre et travailler raisonnablement. Mais rien ne se présente pour les soutenir. Ils vont au parti communiste parce qu’il n’y a rien d’autre et personne d’autre… Ce seraient souvent les meilleures têtes du pays, et on les laisse devenir les « mauvaises têtes ».

Le grand tort des chrétiens, c’est qu’ils prennent au sérieux l’incroyance de leurs contemporains. Au fond, ils en ont peur. Or ils devraient n’avoir peur que de Dieu, et des vocations bouleversantes qu’il arrive que Dieu nous adresse. C’est un comique profond, lugubre et déprimant que celui du chrétien honteux, honteux d’une foi qu’il n’a pas ! Car s’il l’avait, il n’aurait plus de honte à la confesser devant les hommes ; et s’il a honte, c’est qu’il ne craint pas Dieu, mais qu’il croit au jugement des incroyants, tout en s’imaginant qu’il n’est pas un des leurs…

Je voudrais définir le croyant véritable : celui qui sait qu’il ne croit pas aux dieux du monde, et qui le prouve. Comment le prouve-t-il ? Tout simplement en témoignant, en annonçant aux hommes la vérité et le chemin. Point n’est besoin d’actions extraordinaires, surhumaines : se rire des dieux du monde est assez héroïque, dans notre monde, pour qu’il soit vain de chercher mieux.

Ces cochons-là ! — Simard le jardinier s’est fait une forte entaille au doigt en travaillant. Ce gros homme, violacé d’ordinaire, en est tout pâle. Je vais discuter le coup avec lui pour le ravigoter. C’est un de ces Méridionaux qui ne connaît pas de meilleur remède que la parlotte. Tout de suite, c’est la question des assurances qu’il aborde avec autorité, tout en tenant son doigt blessé droit en l’air, dans une attitude doctorale.

La question des assurances est une question complexe, comme toutes les questions capitales. Les gens d’ici ne gagnent presque rien. (Lui, par exemple, si je l’en crois, n’a guère vendu depuis un mois que pour 50 francs de légumes. Or la vente des produits de son jardin est son seul moyen de gagner). Carré sur son tabouret de cuisine, le doigt en l’air, il passe en revue les compagnies d’assurances — et analogues — avec lesquelles il est en compte. Je dis compagnies d’assurances, mais lui les nomme plus couramment « ces cochons-là ». Ces cochons-là sont donc au nombre de sept ou huit. Il en totalise sept pour son compte, et sa dame fait le petit appoint. Elle s’est « coupé » la jambe, cela fait bien cinq ans déjà, et « touche » pour cette jambe cassée et d’ailleurs dûment guérie, 20 sous par jour. Au dernier examen médical, ces cochons-là ont déclaré que tout allait bien, c’est-à-dire qu’ils « l’ont diminuée à 17 sous par jour ». Pour se venger, il leur a retiré son assurance à lui, et l’a passée à d’autres. Il reste par bonheur : les assurances sociales, vie, décès, « avec doublage », vieillesse, accidents du travail, incendie et une histoire très compliquée de capitalisation-loterie, qui l’excite particulièrement. Tout cela rend plus ou moins. Dans certains cas, bien entendu, il s’agit même d’y aller de sa poche. Enfin, on obtient tout de même quelque chose, mais bou Diou ! ça demande du raisonnement. Par exemple, il a écrit au ministre — au ministre du Travail — pour avoir une pension de 5000 francs pour son beau-frère. « Ce cochon-là » n’a pas répondu, et pourtant la lettre était recommandée. Alors il a été voir « une personne encore plus compétente » que lui Simard, et cette personne lui a conseillé d’écrire une nouvelle lettre recommandée « à la charge du destinataire ». Eh bien, qu’est-ce que vous croyez ? Réponse dans les quatre jours ! ah, ils sont comme ça ! Mais voilà que la personne compétente lui dit : « Ce cochon-là t’a refait de 299 francs, consulte voir le barème ! » Il a fallu récrire deux fois pour obtenir gain de cause. Et tout ça lui a bien coûté 50 francs. Autrement, vous savez ce qui se passe, les employés là-bas, au ministère, ils mettent l’argent dans leur poche.

— Tous les mas et mazets des environs sont habités par des retraités, des pensionnés, des assurés qui vivent dans la rouspétance contre ces « cochons-là » et dans la crainte de la vieillesse. On travaille pour ne rien gagner, à cause de la mévente croissante, on vit sur le dos de l’État, on suit des enterrements, on se brouille avec ses enfants pour des questions d’argent, on ne croit plus ni à Dieu ni à diable et à peine à la politique, l’hiver est « pourri », la « pulmonie » fait des ravages, et ces cochons-là vous diminuent.

Simard m’explique encore que les gens s’en vont d’ici pour travailler à la ville. C’est comme partout. Bon. Alors les catholiques descendent de la montagne et viennent prendre la place. « On les appelle ici les illettrés. Ça veut dire que c’est des gens arriérés, quoi. Ils n’ont pas l’instruction comme nous autres. »

Arriérés, illettrés. Je n’en suis plus au temps où j’approuvais certains « Éloges de l’ignorance » plus sentimentaux d’ailleurs que machiavéliques. Je sais que l’ignorance — oui, au sens de l’école primaire — est un mal qu’il faudrait guérir. Mais je ne puis m’empêcher de penser que ces « illettrés » sont peut-être moins bas que ces « assurés ». Ce peuple à la retraite qui meurt en rouspétant contre les bureaucrates ne sait plus bien ce qu’il craint davantage : de la vie qui ne rapporte plus, ou de la mort qui rapporte « en doublage »…

Superstition. — C’est de Casanova que Ligne écrit : « Il ne croit à rien excepté ce qui est le moins croyable, étant superstitieux sur tout plein d’objets. »

Malchance affreuse du peuple français : il n’échappe aux jésuites que pour tomber dans le fétichisme : le franc sacré, les idées à majuscules, toucher du bois, la bouteille de champagne brisée contre la coque des bateaux neufs, etc.

Un geste résume toute la situation : c’est celui du coiffeur fameux, premier gagnant de la Loterie nationale, s’inclinant sur la tombe du Soldat inconnu. Juste hommage au collègue, au gagnant d’une autre loterie ! Toute la grande presse en a parlé. Personne ne rit. Léon Bloy rugit dans sa tombe.

Déclassé. — L’intellectuel l’est toujours. C’est qu’il est d’une classe particulière, dispersée comme les Juifs le sont chez les gentils. Pourquoi ne l’ai-je compris vraiment qu’à la faveur de ce chômage ? C’est qu’il m’a fallu m’éloigner de cette ambiance bourgeoise où l’on a convenu de cacher cela — de cacher ce fait que l’intellectuel en tant que tel est un hors-classe, un être à part, auquel on ne croit pas. (D’où sans doute l’angoisse qui pousse tant d’écrivains à gagner de l’argent, à entrer à l’Académie, voire à jouer un rôle politique : pour faire figure, pour acquérir une situation bien définie dans le corps social). Nous sommes méprisés dans la mesure où nous sommes intellectuels, et acceptés — ou utilisés — dans la mesure où nous réussissons à nous faire passer pour des bourgeois ou des défenseurs du prolétariat.

Cercle d’hommes. — Hier soir le sujet de l’entretien était le problème de l’autorité. La discussion dévia bientôt vers le fascisme. Un beau chaos de partis pris, d’erreurs de faits et de formules électorales ! Je demandai la parole pour expliquer, le plus simplement que je pus, que le problème fasciste est un problème avant tout national ; qu’il s’est posé en Italie dans des termes particuliers à ce pays, et qu’en tout cas il ne peut pas se poser de la même façon en France. Je conclus que la seule manière de prévenir utilement un fascisme, ce n’était pas de condamner les Italiens et leurs admirateurs français, position négative, paresseuse, et donc faible, mais d’essayer de résoudre « à la française » le problème de l’autorité, tel que le posent cinquante années de démocratie parlementaire, et toute une tradition de libertés. Bref, un petit sermon élémentaire sur le thème « liberté oblige ».

Au sortir de la réunion, je surprends cette phrase d’un homme, dans la cour, tandis qu’il donne du feu à son copain : Pour moi, c’est un fasciste !

Toutes nos confusions politiques résumées dans cette petite phrase ! Je me dis : c’est bien ma faute. J’ai de nouveau parlé en intellectuel. En homme qui veut savoir pour quelles raisons il prend ou ne prend point parti. Mais l’électeur veut qu’on soit pour ou contre, et il se méfie par principe de celui qui distingue et nuance. On ne tiendra jamais assez compte de cette opposition fondamentale.

Peut-être ferais-je bien, à l’avenir, si j’écris quelque chose sur le fascisme ou sur les soviets, de mettre en épigraphe à mon article : Je suis contre. Sinon, pour peu que l’article expose le pour et le contre, quelle que soit d’ailleurs ma conclusion, on me classera fasciste ou communiste.

Et pourtant, la mission de l’écrivain n’est-elle pas justement d’éduquer le lecteur, j’entends de l’amener à réfléchir sur les raisons de ses partis pris ?

J’ai parlé à R. de mon projet de publier sous le titre de Journal d’un intellectuel en chômage , ces pages que je suis en train de rédiger à temps perdu. Il est assez sceptique sur le résultat de cette entreprise. Pour des raisons que je devine plus sentimentales que les arguments qu’il m’oppose…

— Tout ce que le lecteur demande, c’est qu’on lui raconte une histoire, me dit R. — Mais si je raconte mon histoire ? — Le lecteur veut des histoires inventées. — Mais si je lui dis que j’invente mon histoire ? — Il ne vous croira pas, vous ne savez pas mentir. — Mais pourquoi n’aime-t-on pas ce qui est vrai ? — Parce que c’est gênant. Cela oblige à conclure, une histoire vraie. Cela vous met en question, cela vous invite à comparer les situations… À cause de la solidarité humaine, probablement.

— (Voilà pourquoi l’on trouvera sans doute, indiscret, de ma part, ce journal. Un tel jugement ne serait pas très franc, d’ailleurs. L’indiscrétion, en soi, ne gêne pas beaucoup de gens, au contraire. Ce qui gêne, c’est plutôt la vérité telle quelle, surtout la vérité sur une situation matérielle. Il est entendu qu’on ne doit pas parler de « questions matérielles » dans une société distinguée. Vous me direz qu’on ne parle guère que de cela. Oui, mais d’une façon générale, non pas personnelle. Seulement, il se trouve que mon propos, précisément, est de montrer, entre autres, la décadence de ce tabou. Je trouve moins indiscret de parler en public de ma pauvreté — qui ne me gêne pas moralement — moins indiscret de parler d’argent que de parler, comme tant d’autres, de mes amours, en donnant toutes les précisions qu’un collégien puisse désirer.)

R. me disait aussi : En somme, vous n’êtes pas un vrai chômeur, puisque vous avez la possibilité de travailler. — Je me suis fait moi-même cette objection. Il est clair qu’un intellectuel aura toujours la possibilité de travailler, pour autant que son vrai travail est de penser. Mais je l’appelle chômeur, faute d’autre terme, s’il n’a plus la possibilité de s’assurer un gagne-pain régulier par son travail, s’il n’a plus d’emploi, et ne sait plus de quoi sera fait le lendemain. — Admettez que cela ne vous empêche pas de vivre assez bien, à votre idée. Vous avez l’air très satisfait de votre situation. Ce n’est fichtre pas le cas des vrais chômeurs ! — Ah, c’est vrai, je suis bien content, malgré tout. — Alors, vous n’êtes donc pas un vrai chômeur. — Mais je ne tiens pas du tout à être un « vrai chômeur », je vous l’assure ! D’ailleurs j’ai déjà dit que cela me serait pratiquement impossible, sauf gâtisme précoce. Ce n’est pas un mal, je pense, si je suis heureux, bien que sans ressources. Mais d’autre part, est-ce que le fait que je suis heureux suffit à me nourrir et à me vêtir ? Vous n’avez qu’à regarder la frange de mon pantalon. Ce n’est pas avec ça que je pourrais faire une carrière dans le monde, à supposer que l’envie m’en prenne. Tout ce que je compte dire dans mon journal, c’est qu’on peut être très content d’un sort matériel très médiocre. Ce n’est pas nouveau. Et il faut bien reconnaître que ce n’est pas aussi romantique et excitant que mon titre pourrait le faire croire. L’intéressant à mon point de vue, c’est de montrer une fois que c’est vrai, et de montrer comment c’est vrai, dans le détail…

Cette conversation avec R. m’a rendu attentif à un fait qui m’apparaît soudain fondamental ; c’est l’affectivité quasi insupportable qui s’attache aujourd’hui à l’argent, et qui se mêle en particulier à tout échange d’idées sur la richesse, la pauvreté ou le chômage. Mélange extraordinairement irritable de mauvaise conscience, de désir, de peur, de préjugés, de revendications secrètes, de jalousie, de snobisme antibourgeois ou prolétarien, de méfiances politiques, d’arrière-sentiments religieux, de rancunes, de souvenirs… On ne peut guère imaginer d’imbroglio passionnel plus idéalement favorable à l’apparition de délires subits de la pensée ou des sentiments. Aigreur et nervosité qui révèlent surtout un refoulement séculaire de ces questions. Plusieurs générations de bourgeoisie, et la crise de cette bourgeoisie ont accouché d’un des plus beaux complexes que le diable ait jamais pu concevoir pour dresser les humains les uns contre les autres. Et qui, ou quoi, pourrait nous en guérir ? — Commençons par nous avouer, passons outre à nos vieilles pudeurs : c’est le début de la cure. Ensuite il faudra essayer de réviser nos préjugés en fonction du vrai but de notre vie, de nous refaire une hiérarchie éthique, et de rendre ainsi à l’argent son rôle mineur de moyen, d’impur et simple moyen…

Place aux vieux ! — Je lis dans un journal socialiste du Midi, sous la rubrique « La vie régionale », qui chaque jour m’apporte d’inénarrables sujets de méditation, le petit communiqué que voici :

Bouillargues. — Les « exclus » vieux travailleurs.

Demain dimanche, à 10 heures, sera donnée une conférence au profit des vieux, hommes et femmes, âgés de 60 ans au mois de juillet 1930 29 . Tous ceux qui ne bénéficient pas de la loi des assurances sociales ont intérêt à assister à la conférence. L’organisation lutte afin de faire accorder une retraite aux vieux. Unissez-vous, activez la propagande afin que satisfaction soit donnée aux légitimes revendications des vieux !

« L’organisation lutte… Unissez-vous ! Activez la propagande ! » Ô merveille du pathos révolutionnaire ! ô gloire de la phraséologie marxiste ! Ô triomphe des mots d’ordre sur l’inertie des masses, l’égoïsme des petits bourgeois, l’obscurantisme clérical — la conférence est à 10 heures, dimanche matin… — et les oligarchies réactionnaires ! Ô liberté, égalité, fraternité, Déclaration des droits de l’homme ! Il est venu, il est venu le jour que la Volonté populaire appelait de tous ses espoirs ! Mais que dis-je le jour ! C’est l’heure même qui va sonner : demain dimanche, sur le coup de dix heures, le grand mot qui résume cent années d’efforts, de luttes, de sacrifices et d’éloquence, de pensée libre, de raison cartésienne, de soif de Justice et de passion libertaire, ce grand mot sera prononcé, proclamé, acclamé par les travailleurs de Bouillargues, prouvant à la face du monde que nos militants héroïques n’ont pas perdu leur peine depuis 89 ! Oui, dis-je, ce symbolique mot d’ordre sera donné comme un soufflet à la Réaction insolente : « Place aux Vieux ! »

— On se demande s’il est au monde un seul pays, hormis la France, où cette phrase soit possible. Où les partis qui se disent « avancés » osent le proposer comme objectif de « lutte ». Où la publication d’un communiqué de ce genre ne soit pas accueillie par une traînée de rigolade irrépressible dans toutes les couches de la population, « laborieuse » ou « réactionnaire ». À la prochaine enquête sur l’état politique de la France, je me promets de répondre par cette simple déclaration : « La France est un pays comblé qui a résolu tous les problèmes économiques urgents. La preuve en est fournie par ces phrases cueillies dans un journal révolutionnaire : ‟L’organisation lutte afin de faire accorder une retraite aux vieux. Unissez-vous, activez la propagande, afin que satisfaction soit donnée aux légitimes revendications des vieux !” Quand on en est à cela, dans les partis d’extrême gauche, c’est que l’état social est à peu près paradisiaque. » J’ajouterais peut-être ceci : « En tout cas, tout péril fasciste est écarté d’emblée pour une nation qui dévoue tous ses enthousiasmes aux soins que réclame la vieillesse. Notre opinion publique, à en croire les journaux, est actuellement dominée par le souci des élections académiques et des retraites aux sexagénaires. N’est-ce pas beau, rassurant, émouvant, dans une Europe que l’on croyait en proie aux brutales jeunesses bottées ? »

Communisme. — Dans la petite librairie grande ouverte sur la rue principale, je parcours, comme chaque jour, la plupart des journaux parisiens et méridionaux. Un vieux bonhomme au nez violacé traîne ses pantoufles par la boutique et grogne sans arrêt. Il interpelle assez grossièrement la patronne qui ne répond pas. C’est un habitué, il est comme ça. Il faut le laisser frapper le sol de sa canne et redresser sa casquette pour ponctuer ses raisonnements d’alcoolique.

Entre un homme maigre, casquette et veste de toile bleue proprette, visage nerveux et intelligent. — Vous avez mon Huma ? — Bou die ! je les ai toutes vendues, Monsieur Dumas ! (C’est jour de foire). — Allons, tant mieux, fait l’homme. Et si des fois on vous en demande de trop, vous n’avez qu’à donner la mienne, vous savez. Plus on la lit…

Ce généreux apôtre de la cause va sortir, lorsque le vieux gâteux l’arrête sur le seuil. « Et alors, mon bon, c’est toi qu’on va mettre à la mairie ? » L’homme au visage maigre fait un geste réticent. Le vieux le tient par la manche et lui martèle de sa canne le bout des souliers : « Tu m’entends ? Nous ôtres, nous allons vous passer à tabaque, toute la bande ! — Oh ! dit l’homme, si vous y arrivez, c’est bien votre droit ! — Notre droit ? Peuchère, c’est notre devoir ! (Il glousse d’un air malin). — On sait bien, dit le communiste, que vous avez toujours soutenu les gros qui pressent les petits ! — Les gros ! mon bon. Mais c’est donc vous, qui nous pressez toute notre argent, depuis quatre ans que vous l’avez, le pouvoir ! » L’autre se dégage et s’en va, un peu triste, ou peut-être gêné.

Entre ces deux hommes, je n’hésite pas : je vote pour le communiste. C’est un Méridional du type sérieux, un de ces hommes qui pourraient sauver sa région de la totale décrépitude où l’ont laissée les radicaux et les créatures de Bouisson, dont mon alcoolique fait partie. Voilà l’aspect local et personnel de la question, sur le plan des prochaines élections municipales.

Mais il y a bien d’autres aspects. Ces deux hommes sont du même niveau social, sans doute parents, de mœurs et de langage pareils. S’ils s’opposent, c’est que l’un est avare et légèrement maboul, l’autre énergique et assez sensé. Simple question de tempérament. Peut-être aussi le communiste n’est-il pas encore parvenu à « mettre de côté » autant qu’il le voudrait. Mais ce n’est pas sûr. Je sais bien une douzaine de ses camarades qui comptent parmi les mieux rentés de ce pays. Faut-il donc penser que les partis expriment tout simplement des attitudes morales différentes ? Ce serait nouveau…

Il y a au fond tout autre chose.

C’est moi qui avais acheté, innocemment, le dernier numéro de l’Huma. De la haine et encore de la haine, quelques mensonges grossiers, le truquage habituel des titres, une sauce aigre où nagent de grandes vérités brutales, toujours bonnes à dire, mais mal dites. J’accepte à la rigueur cette division du monde en gros et en petits, si c’est le seul moyen pratique de faire valoir les droits élémentaires d’une partie de la population. Mais quelle trahison des « petits » représente alors ce journal ! Leur seule force contre les capitalistes et surtout contre leurs suppôts, ces retraités radicaux ou socialistes, ce serait d’être le parti de la vérité et du bon sens. Ils auraient avec eux tous les hommes — bourgeois ou intellectuels — qui détestent la politique et la combine électorale. Au lieu de quoi on pervertit les révoltes les mieux justifiées, on les étourdit de mensonges, on les abreuve d’une prose abstraite, brutale — eux qui le sont si peu ! — et si possible, plus médiocre que celle des grands journaux d’information. On leur impose une mystique confectionnée à l’usage des moujiks… Quel est l’homme sain qui oserait affirmer que ce quotidien lamentable, hérissé de clichés hargneux, travaille pour le bien de ses lecteurs ? Si l’on prend au sérieux le sort qui est fait aux ouvriers — ce n’est pas le cas des intellectuels qui « adhèrent » aux disciplines staliniennes en haine d’une société qu’ils sont les seuls à croire encore « chrétienne » — il faut bien dire que le parti communiste est une sinistre trahison des pauvres hommes. Beaucoup, je le sais, résistent à l’intoxication, mais cela prouve simplement, une fois de plus, que l’homme du peuple ne comprend pas profondément ce qu’on lui donne à lire ou à entendre. Il comprend sa situation, et ne voit pas que son journal est sans rapport réel avec cette situation.

Mais les intellectuels, dont le métier est de comprendre, dont le métier est de vouloir la vérité, dont la seule dignité est d’avoir foi dans le pouvoir d’une pensée droite, — on se demande par quelle rancune vaguement démoniaque, et surtout vaine, ils en viennent à s’imaginer qu’ils défendent eux aussi les « petits » en défendant ces exploiteurs de la bassesse et du mensonge en service commandé. L’homme à la veste bleue, je le comprends et je l’aime dans son effort maladroit et réel. Mais dans la mesure où je l’aime, ils me dégoûtent.

Réflexion de « personnaliste ». — Le peuple tel qu’on le voit paraît tout ignorant de ses intérêts véritables. Mais c’est qu’il ne peut pas les exprimer très aisément. Question de langage. Revenez voir ces mêmes hommes que j’ai dit, revenez deux fois, vingt fois, prenez-les sur le fait au détour d’une phrase maladroite, rendez-les attentifs au sens de leurs clichés. Mieux encore, parlez-leur de leur travail, de celui qu’ils sont en train de faire tandis que vous causez, vous arriverez à leur tirer quelque chose de sensé, de vécu, de réel, — et qui renversera les conclusions cyniques des partisans de la dictature.

Ils vous diront d’abord que le fond de leur vie, c’est l’ennui. Ils expliqueront presque toujours cet ennui par les conditions du travail créées depuis la guerre dans les campagnes : nomadisme des employés et ouvriers, impossibilité de « suivre » un effort bien localisé, de s’attacher à ce qu’on fait ; nécessité où l’on se trouve de bâcler son ouvrage, pour gagner de quoi vivre, tentation perpétuelle de changer de condition. Ils vous diront aussi qu’ils n’ont plus le cœur à leur ouvrage, quand ils savent que les résultats sont à la merci soit d’un trust, soit d’un syndicat d’incapables. Ils vous diront que le mal vient de l’État — et cela veut dire : de ceux qui font les lois sans rien savoir des situations locales. Parfois ils proposeront quelque réforme pratique : faire de la place aux jeunes en abaissant la limite d’âge dans les chemins de fer et l’administration ; faire des lois régionales pour la viticulture ; mettre en commun les terres d’un petit village ; vendre le vin du pays dans les épiceries du pays, lesquelles ne vendent que des succédanés fabriqués dans des « caves centrales » avec des vins d’Afrique et des produits chimiques (« que vous avez la gorge brûlante après un verre »). Enfin ils se plaindront de ce que, dans leur pays, il n’y a plus de vie, d’initiative, de vrai plaisir. On n’est plus fier d’en être, on approuve la jeunesse qui délaisse la terre pour la ville. (« C’est mort, ici ! » — phrase entendue un peu partout dans la province). Et puis « leur » politique, parlez-moi de « leurs combines » — il n’y a rien à y comprendre.

Dans une assemblée populaire, on ne dira pas un mot de tout cela, on s’en tiendra aux clichés du journal. On n’aura pas le temps ni le courage, ni même l’idée de pousser plus loin, d’aborder des réalités. Donc, par amour du peuple, n’écoutons plus ses assemblées, ce n’est pas lui. Écoutons les observations que formulent des individus pris à part, dans leur vie concrète. Je constate qu’elles vont toutes dans le sens de ce que proposent les personnalistes : autonomie de la région naturelle, communalisme, syndicats locaux, rajeunissement des cadres, développement des techniques libératrices, des sports, des moyens de circuler et de s’instruire, résistance à l’état tentaculaire. (Quant à la lutte contre le capitalisme, tout le monde en est, ou feint d’en être ; c’est bien moins concret qu’il ne semble.)

Conclusion : il appartient à des équipes d’hommes nouveaux, jeunes et sortis de toutes les classes, d’exprimer ce que taisent les journaux, les orateurs et les affiches — et qui est la volonté réelle des travailleurs, trahis par le langage politicien.

La dictature est la seule solution de ceux qui refusent d’éduquer le peuple. Dictature ou éducation, voilà le dilemme du xxe siècle. La dictature est très facile. Elle n’a qu’un argument très puissant contre nous : sur qui et sur quoi tablez-vous ? nous dit-elle, sur quelle classe, sur quels intérêts ? — Nous comptons sur l’effort des hommes les plus humains. C’est peu, dites-vous. Mais rien d’autre n’est vrai…

La mort et les cérémonies dans le Gard. — La maison de Simard recèle un effrayant secret qu’on m’avait laissé ignorer : une belle-mère. Nous apprenons son existence en même temps que l’imminence de sa mort — et voici qui éveillera peut-être des réflexions fécondes dans l’esprit du lecteur philosophe.

Déjà huit mois que nous sommes ici, et combien de fois ne sommes-nous pas entrés dans la grande cuisine qui était, pensions-nous, tout leur logis — nous avions cru comprendre que les autres pièces étaient vides ou ne servaient que de débarras —, et rien ne pouvait nous faire soupçonner cette présence à côté. Hier matin, la mère Calixte arrive tout agitée : « Madame se meurt ! s’écrie-t-elle.

C’est Madame Bastide, la belle-mère. — Qu’a-t-elle ? — Oh, elle m’a bien reconnue, mais elle va passer cette nuit, vous savez, elle est toute chargée, bou die, l’estomac et tout. — Mais les Simard ne m’avaient jamais parlé d’elle ! — Peuchère ! ils languissaient de l’emballer, la vieille ! »

Ils n’auront plus à languir bien longtemps. On peut dire que la chose est sûre. Et on l’entend ! Trois fois par jour, le bruit d’effroyables discussions nous parvient de la cuisine des Simard. Un beau-frère est arrivé, et on partage. C’est toujours assez compliqué.

La nuit, par un dernier respect pour la moribonde qu’ils veillent à tour de rôle, ils sont venus discuter dans la remise qui est au-dessous de notre chambre, et leurs éclats de voix nous ont plusieurs fois réveillés.

… Et un beau jour, plus moyen d’échapper à cette humiliante évidence : sans auto, sans argent, sans amis proches, la solitude devient un isolement. Il y a « les gens », bien sûr. C’est instructif. Mais le désir de s’instruire a des limites. Déjà les relations se stabilisent, les « courtes habitudes » épuisent leur vertu. C’est le moment de lever son camp. Plus tard, peut-être, quand toutes ces maisons vides des environs seront habitées par des colonies de jeunes gens — si jamais ils en ont assez de se plaindre des villes, où ils s’incrustent — la province deviendra vivable. La révolution sera faite. Nous reviendrons…

— Demain, il faut remettre en place les aquarelles, les guéridons et les dessus de cheminée. Après-demain, nous partons. Nous fuyons.