(1972) Les Nouvelles littéraires, articles (1933–1972) « Luther contre Érasme (19 juin 1937) » p. 5

Luther contre Érasme (19 juin 1937)n

Que sait-on de Luther en France ? Qu’il rompu l’unité de l’Église. Mais dans quelles circonstances ? Poussé par quelles raisons ? Et pour quelles fins ? Si l’on ne veut pas s’en tenir à des appréciations du genre « moine qui voulait se marier », il serait sage de parcourir au moins les œuvres capitales du grand réformateur. Or, il se trouve, et c’est presque incroyable, que, depuis quatre siècles qu’elles ont été écrites, on n’en a pas traduit une seule en France ! Quelques pages choisies, en appendice à une brève biographie ; une brochure sur la liberté chrétienne : et les trop fameux Propos de Table, absolument insignifiants quant à la doctrine religieuse : voilà tout ce qui nous est accessible d’une œuvre dont on sait pourtant qu’elle a changé plus qu’aucune autre les destinées de l’Occident. (Je ne fais là, bien entendu, qu’une constatation historique.)

Remercions donc le courageux éditeur qui vient d’entreprendre la réparation de cette inconcevable lacune, en publiant l’ouvrage central de la réforme luthérienne, le Traité du serf arbitre 14. Ne fût-ce que sur le plan de la culture générale, une telle publication est appelée à rendre des services inappréciables. Elle nous place au cœur même du grand débat occidental, celui de la pensée « pure » et de la pensée « engagée ». Elle met entre nos mains la pièce capitale du procès : l’acte d’accusation du clerc actif qu’était Luther, contre le clerc « désintéressé » que croyait pouvoir être Érasme. Elle nous permet de connaître l’une des origines historiques de cette opposition fondamentale, de cette discussion séculaire, de cette grande tension spirituelle dans laquelle l’Europe a puisé son dynamisme créateur : l’opposition du témoin responsable et du spectateur détaché.

Le point de vue du « clerc pur », celui d’Érasme, nous est suffisamment connu. Qu’on se reporte en particulier à la brillante biographie de Stefan Zweig, et j’ajouterais : à toute l’œuvre récente du parfait disciple d’Érasme que se trouve être M. Benda. Érasme dit le vrai, puis se lave les mains, et refuse d’endosser les conséquences de sa vérité : il souhaite même qu’il n’y en ait pas. Et tous les prudents d’applaudir, non sans apparences de raison : on a commis tant de crimes au nom de la vérité ! On s’en est plus servi qu’on ne l’a servie… L’intervention de Luther en personne va-t-elle changer une fois de plus la face des choses ? À tout le moins doit-elle passionner le débat, et le faire puissamment rebondir. Car personne n’a mieux incarné la volonté de pensée militante que ce petit moine qui, à Worms, osa dresser contre l’opportunisme impérial et sacerdotal l’inflexible, l’urgente exigence de la vérité en action.

Que trouvera le lecteur profane, et peu au fait de la problématique chrétienne, dans cet ouvrage, qui est avant tout celui d’un grand théologien ? Une verdeur de polémique qui peut flatter en nous le goût du pittoresque ; l’élan génial, la violence loyale d’une certitude pesante, vraiment « grave », d’une dialectique sobre et têtue qui va droit au point décisif, envisage honnêtement les objections, donne à la thèse adverse toutes ses chances, non sans ironie toutefois, et sait enfin conférer à son choix la force et la simplicité d’une constatation évidente. D’un point de vue purement esthétique, ces qualités sont assez rares, et chez Luther assez flagrantes, pour qu’un lecteur qui refuse l’essentiel — c’est-à-dire la foi de Luther — soit tout de même attiré et subjugué par le style, par le ton de l’ouvrage.

Mais on ne saurait réduire le Traité du serf arbitre à la querelle avec Érasme, qui lui servit de prétexte et d’aiguillon, et qui lui donne sa verve, son accent personnel tour à tour ironique ou émouvant. En fait, toutes les affirmations fondamentales de la Réforme sont ici reposées par Luther : justification par la foi, qui est don gratuit et œuvre de Dieu seul en nous ; opposition de la justice donnée par Dieu à la justice acquise par nos mérites ; opposition de la Parole vivante à la tradition codifiée ; sens de la décision totale entre un oui et un non absolus, et refus de tout moyen terme entre les règnes en guerre ouverte du Dieu de la foi et du Prince de ce monde ; nécessité du témoignage, et du témoignage fidèle, certifié au-dedans par l’Esprit saint, et par l’Écriture au-dehors, et constituant la véritable action de l’homme entre les mains de Dieu. À cet égard, il n’est nullement exagéré de voir dans le Traité du serf arbitre une sorte de résumé — très peu systématique, et c’est heureux — des positions maîtresses de la Réforme.

Quant à la thèse particulière, qui est la négation du libre arbitre religieux, c’est-à-dire du pouvoir qu’aurait l’homme de gagner le salut par ses propres efforts de volonté, ce n’est pas ici le lieu de l’examiner. Notons seulement, pour écarter le pire malentendu, que Luther ne nie pas du tout la réalité de notre volonté. Il nie seulement que cette volonté puisse s’appliquer librement aux choses qui concernent le salut. Elle fait partie de notre nature, et comme telle, ne désire vraiment que le péché. La liberté n’est pas dans l’homme, mais dans l’acte par lequel Dieu le choisit, substituant à un destin fatal une vocation d’un tout autre ordre.

Fatalité et liberté : le problème ne peut être écarté comme relevant de la seule théologie. Il est au cœur de la pensée humaine. Tout homme qui veut penser son existence en termes radicaux, vraiment sérieux, se voit acculé à ce dilemme, ou plutôt à l’acceptation simultanée de ses deux termes. Et l’on sait que Nietzsche lui-même aboutit à un paradoxe tout semblable à celui de Luther : la liberté est à ses yeux dans la connaissance virile d’une nécessité immuable, acceptée et aimée comme telle. Mais cette nécessité s’appelle pour Nietzsche le fatum, la fatalité sans visage du Retour éternel de toutes choses. Pour Luther, elle est au contraire la Providence, la personne même de Dieu, éternellement active, et qui nous aime. Il faut choisir. Mais le choix est-il libre ? On retombe au débat de Luther et d’Érasme. Le trop prudent humaniste eût-il saisi dans son sérieux dernier la réalité d’un dilemme qui sacrifie l’homme à la vérité ?