(1938) Articles divers (1936-1938) « Extraits de… Journal d’un intellectuel en chômage (15 août 1937) » p. 2

Extraits de… Journal d’un intellectuel en chômage (15 août 1937)p

Il faut parler des « autocars ». Je ne sais si l’on se doute à Paris de l’importance des autocars et des transformations qu’ils sont en train de causer dans la vie provinciale. Je n’ai pas compté le nombre de lignes actuellement exploitées. Mais j’ai pu constater dans plusieurs départements de l’Ouest qu’il n’est plus guère de « pays » qui ne soit desservi par une ou deux ou même trois compagnies de transports locaux. Depuis que j’ai quitté Paris, j’ai bien utilisé une vingtaine de ces lignes.

Je commence à connaître leurs coutumes : rien ne pouvait modifier plus rapidement et plus profondément « la coutume » de la France rurale. Mais ce n’est pas encore assez dire : l’autocar modifie complètement le mode de contact entre le voyageur et la province.

Naguère encore, quand on n’avait que les chemins de fer, tout convergeait vers Paris, non seulement du fait d’une organisation ferroviaire centralisée, mais encore sentimentalement. Le confort relatif des grandes lignes indiquait qu’on allait à Paris ou qu’on en venait. Tout le reste n’était que tortillards cahotants, jamais à l’heure, où l’on se sentait relégué à l’écart de la « vraie » circulation. Et l’on ne voyait guère que des gares, ce qu’il y a de plus attristant dans chaque village. Aujourd’hui, les stations d’autocars sont sur la place principale. C’est de là qu’on part au milieu d’une grande affluence de badauds, c’est là qu’on arrive à grands sons de trompe, c’est enfin ce que l’on voit le mieux de chaque pays. La voie ferrée était une sorte d’insulte à la vie locale ; elle la traversait abstraitement, sans la voir, sans tenir compte de ses circonstances. Sur ses bords ne vivait qu’une population nomade, qui portait l’uniforme de l’État, partout la même. Vous pouviez parcourir vingt fois la France de part en part sans remarquer que les gens qui l’habitent ne sont pas tous de la même sorte, et que d’une province à une autre, ce n’est pas seulement le paysage qui change. N’était-ce pas là l’une des raisons qui faisait, si facilement nier la subsistance des « petites patries » dans la nation abstraitement unifiée ?

La ligne d’autocar fait partie du pays. Elle en épouse la géographie physique mais aussi humaine. Elle quitte à tout propos la route nationale pour des chemins secondaires ou des ruelles à peine plus larges que la voiture. Mais aussi elle tient compte des rythmes de la vie locale, du calendrier des marées, de l’heure matinale des foires, dans les districts ruraux, et ailleurs de l’entrée et de la sortie des usines ou des écoles.

La simple intention d’utiliser ce moyen de transport vous met en contact avec toutes sortes d’habitudes locales. D’abord il faut aller dans deux ou trois cafés pour obtenir un minimum de précisions concernant l’heure du prochain départ et la destination des diverses voitures qui stationnent, sur la place…

Et que dire maintenant du voyage lui-même ? C’est une résurrection de ce que Vigny pleurait, la poésie des diligences, mais aérée. C’est fait d’une foule d’incidents entrevus, que tout dispose à romancer ; de conversations absurdes et rapidement intimes, avec ce personnage enfoui à côté de vous dans un luxueux fauteuil de cuir rouge ou bleu vif, et qui change de tête plusieurs fois pendant le trajet, de coups de main aux voyageurs chargés de paquets ou d’un jeune veau, ou d’un enfant hurlant et admiré, d’arrêts et de détours imprévus — car les chauffeurs acceptent volontiers toutes sortes de petites commissions que de vieilles dames leur confient au départ avec force recommandations ; et ils sont rares, ceux qui n’ont pas deux mots à dire par la portière entr’ouverte un instant à la fille de l’auberge écartée qui attend le passage du car, les cheveux au vent, sur le bord de la route.

Rien n’est plus sympathique qu’un conducteur de car. Cela tient évidemment à leur métier. Ce sont en général de jeunes gaillards solides et gais, et qui ont toutes les raisons d’aimer le travail et de le faire bien : c’est moderne, c’est sportif, cela vous pose dans l’esprit des populations, on se sent maître à bord de sa puissante machine, et l’on bénéficie de ces petites faveurs que les femmes ont toujours accordées à ceux qui commandent et disposent, ne fût-ce que pour une heure, de leur vie. Oui, voilà bien les hommes avec lesquels je rêverais d’entreprendre une belle révolution, qui rajeunisse la France : ils ont la bonne humeur, le dynamisme, le sens pratique et la rapidité d’esprit que les bourgeois, qui en sont dépourvus, attribuent par erreur au « peuple » en général. Sans compter les moyens techniques dont ils disposent et qui seraient décisifs lors d’une action rapide.

Mais loin de moi ces ambitions : ceux qui les ont n’en parlent pas, dit-on. Et je ne suis qu’un écrivain.

Ceci me rappelle un bout de conversation que j’aurais dû noter plus tôt. Le monsieur rencontré dans l’autocar de Taillefer voulait savoir quel était mon métier. Et quand j’eus dit que je n’en avais aucun, et que je n’étais qu’un écrivain, et chômeur par-dessus le marché, il s’écria : « Ah ! cher monsieur, je vous envie ! Vous avez un rôle magnifique à jouer dans la société. Vous avez le temps de réfléchir et de nous faire part de vos lumières, et sans vous, où irions-nous donc, nous qui ne croyons plus aux curés ? »

— Comptez, monsieur, lui dis-je, qu’un écrivain a bien deux fois plus de peine à vivre qu’un homme normal, mettons qu’un fonctionnaire c’était pour le flatter, et cela tient aux circonstances mêmes qui l’ont mis dans le cas d’écrire. Car ou bien l’on écrit ce que l’on ne peut pas faire, et c’est l’aveu d’une faiblesse ou d’une ambition excessive, deux choses qui compliquent fort la vie, je crois ; ou bien l’on écrit des choses intelligentes, et c’est encore l’aveu d’une inadaptation cruelle aux mœurs et coutumes de ce temps ; on bien l’on écrit simplement pour gagner sa chienne de vie, et c’est le bon moyen de traîner la misère la plus honteuse qui se puisse imaginer, dans les antres rédactionnels. Je dis les antres. De toute façon, un écrivain est par nature un empêtré. Et voilà le paradoxe et l’injustice : c’est qu’on attend, qu’on exige même de ces gens-là des vertus au-dessus du commun, la révélation de secrets qui suffiraient à rendre heureux les plus indignes, et ingénieux les plus balourds, enfin je ne sais quelle supériorité humaine, quel luxe d’énergie ou d’invention qui, s’ils les possédaient vraiment, feraient de leurs détenteurs non point des écrivains mais des Don Juan, des dictateurs, des milliardaires ou des saints. Croyez-moi, ce que nous vous donnons, c’est justement ce qui nous manque, et quand vous aurez compris cela, vous cesserez, je le crains, d’envier ma condition…