(1948) Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948) « Billet d’aller et retour (décembre 1939) » pp. 190-191

Billet d’aller et retour (décembre 1939)e

Je l’ai pourtant quittée, cette chambre paysanne, mais j’y suis pour peu que j’y pense, et c’est souvent. Faites le compte de vos heures et vous découvrirez que tout homme rêve une bonne part de sa vie.

Mais il arrive aussi que certains rêves, et certains cauchemars, soient vécus ; j’ai connu cela trois jours plus tard, dans une grande gare de cette Europe qui ne sait plus répondre aux menaces que par l’extinction des lumières, — de toutes les lumières humaines. J’avais quitté mon train pendant l’arrêt, à la recherche d’un buffet quelconque, et je n’avais trouvé qu’un abri souterrain au bout du quai. Pendant ce temps, l’express avait changé de voie. Dans la bleuâtre obscurité, nul écriteau lisible et nul visage reconnaissable. Une course haletante et bousculée dans le dédale des passages sous voie encombrés de sacs de sable, au long d’étroits couloirs où je coudoyais des soldats sourds et muets — tous les numéros arrachés — tandis que des sifflets annonçaient un départ. À la fin, je retrouve un wagon qui me paraît être le mien, mais je l’avais quitté presque vide et il est plein de dormeurs débraillés, de musettes et de masques à gaz. Déjà nous roulons lourdement. Le nom de cette gare — comme de toutes les autres — était camouflé, illisible. Je ne saurai jamais si j’ai rêvé. Mais au matin, oui, c’était bien Paris, et les sirènes d’une fin d’alerte.

Imaginez un Paris englouti dans l’épaisse nuit des campagnes, mais une nuit sans clair de lune, sans arbres et sans abois lointains. On y rôde en frôlant les murs, heurtant des corps, guettant des phares sans reflet sur le macadam. Tout au bas, tout au fond de l’ombre, dans la pierre et dans les vestiges d’une civilisation qui déserte… Je me suis enfermé dans ma chambre d’hôtel et j’ai écrit pendant deux jours ces conférences que j’allais faire, absurdement, dans un pays qui n’existait peut-être plus, qui était réduit à se défendre par le suicide, la Hollande inondée, disait-on.

Et voici sous la pluie et la brume, à l’horizon des marécages, une confusion de silhouettes griffues : moulins, clochers, grues, cheminées, au-dessus de faubourgs luisants de briques et de verreries. C’est Rotterdam. C’est le chaos d’une Renaissance américanisée ! Le train passe au-dessus des ports, dans la puissante vibration d’un pont de fer, au-dessus de canaux reflétant les décors d’une grandiose activité marchande. Ici, les sirènes annoncent l’approche des richesses de la terre.

Une connaissance intime et personnelle de ce que l’on appellera l’âme hollandaise, je doute qu’elle en apprenne au voyageur davantage qu’une vision intense du paysage urbain de la Hollande. Tout ce que je sais de ce pays, après deux semaines de voyage et une centaine de conversations, je puis le lire et le relire dans l’architecture d’Amsterdam, de Rotterdam, ou des petites cités du centre. Je vois côte à côte un palais de la Renaissance flamande, un hôtel du xviiie siècle, un gratte-ciel et des entrepôts de marchandises venues des Indes. Cette même rue se prolonge par des villas d’une incroyable variété de formes ultramodernes, puis se perd peu à peu dans la campagne, par des courbes douces et nettes. Nul disparate en tout cela : voilà le miracle hollandais. Je ne crois pas que la lumière fauve et le grenat des façades de briques renversées dans l’eau jaune des canaux suffisent à expliquer cette harmonie solide, luxueusement nourrie de contrastes et de surprises. Le grand secret de ce pays, ce qu’il faut lire sur ces façades à la fois patinées et toujours neuves, c’est la continuité d’une tradition et d’une volonté créatrice qui n’ont jamais perdu la mesure de l’humain. Point de coupure ici, point de Révolution, point de scission de l’Histoire et de la nation en deux camps longuement irréductibles et appauvris chacun de tout ce que l’autre annexe.

Ce mariage de l’ancien et du moderne n’est pas seulement une réussite technique, une habileté des architectes. Il suppose une culture profonde et populaire, et plus encore, un arrière-plan spirituel, des assises religieuses fondant une unité si intérieure à chaque individu qu’elle permet la plus grande diversité dans les formes qui la manifestent. Quand je songe à l’ennui, au désespoir qu’expriment les quartiers ouvriers les plus modernes des villes allemandes, je comprends, que dis-je : je vois l’opposition tragique dont cette guerre est sortie, et qui est celle des deux grandes conceptions de « l’ordre » qui se partagent notre Europe : harmonie intérieure ou uniformité géométrique et militaire — fédéralisme ou totalitarisme. Je comprends et je vois le secret de la paix : c’est une victoire de tous les jours, et de chacun, sur l’esprit de laisser-aller d’où naissent les réactions désespérées, les mises au pas brutalisantes et le triomphe des caporaux autodidactes et simplificateurs.

Les petits peuples protestants de l’Europe ont réalisé ce miracle de l’équilibre entre l’Un et le Divers. Ils ont la charge de créer les seules bases vivantes de la paix. Ils ont la charge de tout le xxe siècle.

Mais nous reparlerons de toutes ces choses. Et de la Suisse, telle qu’on la voit de loin, dans sa vérité séculaire. La déprimante architecture de notre Palais fédéral — où je termine ces notes de voyage — me décourage un peu, ce soir. On dirait une école primaire démesurée. C’est le contraire de ce qui fonde nos vraies valeurs et notre raison d’être ; c’est l’image même en pierre verdâtre, de ce qu’il nous faut combattre impitoyablement si nous voulons mériter notre paix.