(1940) Articles divers (1938-1940) « Pourquoi nous sommes là (décembre 1939) » p. 1

Pourquoi nous sommes là (décembre 1939)q

Il neige de gros flocons humides sur un vallon du haut Jura. Et la neige fond dans la boue. Je débouche entre deux sapins pleureurs, enveloppé dans une toile de tente raidie par l’humidité. Et je constate que mes hommes ont cessé de creuser leur trou de mitrailleuse : ils préfèrent s’enfumer autour d’un feu de branches mortes, mornes et ronchonneurs, à la lisière d’un bois. J’essaie de les réconforter. Silence, réprobation muette. Je prends une pioche et tape deux coups : la terre gicle sur mes joues glacées et sur mon casque. Les hommes me regardent, et ils ne rient même pas. L’un d’eux entre ses dents : « On se demande ce qu’on fout par-là… »

Eh bien oui, bande de rouspéteurs, vous avez bien raison de vous le demander !

Et je me le demande encore, devant ce papier blanc : pourquoi sommes-nous là, — quelque part, — loin de tout ce qui faisait notre vie ? Il faudrait essayer de répondre.

L’homme n’est pas né pour faire n’importe quoi, sans rien comprendre.

À quelques kilomètres d’ici commencent les tranchées de la guerre, et des hommes meurent. Pourquoi cette guerre, pourquoi ces morts ? Parce que les gouvernements de l’Europe n’ont pas su résoudre autrement le problème des minorités, allemandes, tchèques, slovaques ou ukrainiennes. Et pourquoi ne l’ont-ils pas su ? Parce que tous ils s’imaginaient — ou croyaient devoir s’imaginer ! — que le bonheur et la force d’un peuple dépendent de sa grandeur physique, de sa mise au pas militaire, de son arrogance étatique. Nous sommes ici à patauger parce que les peuples autour de nous font la guerre, et s’ils la font, c’est parce qu’ils n’ont pas su, comme nous les Suisses, se fédérer progressivement au lieu de s’unifier brutalement.

Oui, cette guerre n’a pas d’autre sens : elle marque la faillite retentissante des systèmes centralisateurs et gigantesques. C’est la guerre la plus antisuisse de toute l’histoire. C’est donc pour nous la pire menace. Mais en même temps, la plus belle promesse ! Maintenant, la preuve est faite, attestée par le sang, que la solution suisse et fédérale est seule capable de fonder la paix, puisque l’autre aboutit à la guerre. Ce n’est pas notre orgueil qui l’imagine, ce sont les faits qui nous obligent à le reconnaître avec une tragique évidence. Et c’est cela que nous avons à défendre : le seul avenir possible de l’Europe. Le seul lieu où cet avenir soit, d’ores et déjà, un présent.

Il ne s’agit pas de grands mots, de lyrisme ou d’idéalisme. Il s’agit de voir qu’en fait, si nous sommes là, ce n’est pas pour défendre des fromages, des conseils d’administration, notre confort et nos hôtels. D’autres — on sait qui — feraient marcher tout cela aussi bien que nous — peut-être mieux ! Ce n’est pas non plus pour protéger nos « lacs d’azur » et nos « glaciers sublimes ». (Certain ministre de la propagande se chargerait très volontiers de ce travail de Heimatschutz.) Si nous sommes là, c’est pour exécuter la mission dont nous sommes responsables, depuis des siècles, devant l’Europe. D’autres se sont chargés d’arrêter les brigands qui voulaient profiter de sa faiblesse. Nous sommes chargés de la défendre contre elle-même, de garder son trésor, d’affirmer sa santé, et de sauver son avenir.

Si nous trahissons cette mission, si nous n’en prenons pas conscience, je ne donne pas lourd de notre indépendance.

Lt D. de Rougemont III/20.