(1939) L’Amour et l’Occident « Les origines religieuses du mythe » pp. 49-120

Livre II
Les origines religieuses du mythe

1.
L’« obstacle » naturel et sacré

Nous sommes tous plus ou moins matérialistes, nous autres héritiers du xixe . Qu’on nous montre dans la nature, ou dans l’instinct, les esquisses grossières de faits « spirituels », aussitôt nous croyons tenir une explication de ces faits. Le plus bas nous paraît le plus vrai. C’est la superstition du temps, la manie de « ramener » le sublime à l’infime, l’étrange erreur qui prend pour cause suffisante une condition simplement nécessaire. C’est aussi le scrupule scientifique, nous dit-on. Il fallait cela pour affranchir l’esprit des illusions spiritualistes. Mais je distingue mal l’intérêt d’un affranchissement qui consiste à « expliquer » Dostoïevski par le haut mal, et Nietzsche par la syphilis. Curieuse manière de libérer l’esprit, qui se « ramène » à le nier.

Mais j’ai beau dire et protester d’avance : si je constate que l’instinct et le sexe connaissent une dialectique spontanée, analogue à certains égards, à celle de la passion dans notre mythe, beaucoup penseront que voilà qui suffit… Donnons une page à ce genre d’objections.

L’obstacle dont on a vu le jeu au cours de notre analyse du mythe, n’est-il pas d’origine toute naturelle ? Retarder le plaisir, n’est-ce pas la ruse la plus élémentaire du désir ? Et l’homme n’est-il pas « ainsi fait » qu’il s’impose parfois une certaine continence, quasi d’instinct, dans l’intérêt même de l’espèce ? Lycurgue, législateur de Sparte, imposait aux jeunes mariés une abstinence prolongée. « C’est afin — lui fait dire Plutarque — qu’ils soient toujours plus forts et dispos de leur corps, et qu’en ne jouissant pas du plaisir d’aimer à cœur saoul, leur amour en demeure toujours frais, et que leurs enfants en viennent plus robustes. » (Amyot).

La chevalerie féodale, de même, honorait dans la chasteté un obstacle instinctif à l’instinct, ayant pour fin de rendre les guerriers plus valeureux.

Or la vertu d’une telle discipline est relative à la vie même, non à l’esprit. Elle cède au succès obtenu. Elle ne cherche rien au-delà. L’eugénisme d’un Lycurgue n’est nullement ascétique, puisqu’il vise au contraire à la meilleure propagation de l’espèce. On ne saurait voir dans ces processus vitaux autre chose que le support physiologique de la dialectique passionnelle. Il faut bien que la passion se serve des corps, et qu’elle utilise leurs lois. Mais la constatation des lois du corps n’explique nullement l’amour d’un Tristan, par exemple. Elle rend d’autant plus évidente l’intervention d’un facteur « étranger » seul capable de détourner l’instinct de son but naturel et de transformer le désir en une aspiration indéfinie, c’est-à-dire sans fins vitales, voire du tout contraire à ces fins.

Ces mêmes remarques vaudront pour les coutumes et les interdictions sacrées chez les peuplades primitives. C’est un jeu que de retrouver l’« origine » sacrée des motifs caractéristiques du Roman. La quête de la fiancée lointaine, par exemple, se rattache au cérémonial du rapt nuptial, chez les tribus exogamiques. La morale de la prouesse est une sublimation non déguisée de coutumes beaucoup plus anciennes traduisant la nécessité d’une sélection biologique. Et il n’est pas jusqu’au désir de la mort que l’on ne puisse « ramener » à l’instinct de mort décrit par Freud et par les plus récents biologistes.

Mais on ne voit pas que tout ceci explique l’apparition tardive du mythe, et encore moins sa localisation dans notre histoire européenne… L’antiquité n’a rien connu de semblable à l’amour de Tristan et d’Iseut. On sait assez que pour les Grecs et les Romains, l’amour est une maladie (Ménandre) dans la mesure où il transcende la volupté qui est sa fin naturelle. C’est une « frénésie », dit Plutarque. « Aucuns ont pensé que c’était une rage… Ainsi à ceux qui sont amoureux, il leur faut pardonner comme étant malades… »

D’où vient alors cette glorification de la passion, qui est justement ce qui nous touche dans le Roman ? Parler de déviation de l’instinct, c’est ne rien dire puisqu’il s’agit de savoir, précisément, quel est le facteur qui a pu causer cette déviation.

2.
Éros, ou le Désir sans fin (Platonisme, druidisme, manichéisme.)

Platon nous parle dans Phèdre et le Banquet d’une fureur qui va du corps à l’âme, pour la troubler d’humeurs malignes. Ce n’est pas l’amour tel qu’il le loue. Mais il est une autre espèce de fureur, ou de délire, qui ne s’engendre pas sans quelque divinité, ni ne se crée dans l’âme au-dedans de nous : c’est une inspiration toute étrangère, un attrait qui agit du dehors, un emportement, un rapt indéfini de la raison et du sens naturel. On l’appellera donc enthousiasme, ce qui signifie « endieusement », car ce délire procède de la divinité et porte notre élan vers Dieu.

Tel est l’amour platonicien : « délire divin », transport de l’âme, folie et suprême raison. Et l’amant est auprès de l’être aimé « comme dans le ciel », car l’amour est la voie qui monte par degrés d’extase vers l’origine unique de tout ce qui existe, loin des corps et de la matière, loin de ce qui divise et distingue, au-delà du malheur d’être soi et d’être deux dans l’amour même.

L’Éros, c’est le Désir total, c’est l’Aspiration lumineuse, l’élan religieux originel porté à sa plus haute puissance, à l’extrême exigence de pureté qui est l’extrême exigence d’Unité. Mais l’unité dernière est négation de l’être actuel, dans sa souffrante multiplicité. Ainsi l’élan suprême du désir aboutit à ce qui est non-désir. La dialectique d’Éros introduit dans la vie quelque chose de tout étranger aux rythmes de l’attrait sexuel : un désir qui ne retombe plus, que plus rien ne peut satisfaire, qui repousse même et fuit la tentation de s’accomplir dans notre monde, parce qu’il ne veut embrasser que le Tout. C’est le dépassement infini, l’ascension de l’homme vers son dieu. Et ce mouvement est sans retour.

Les origines iraniennes et orphiques du platonisme sont encore mal connues mais certaines. Et par Plotin et l’Aréopagite, cette doctrine s’est transmise au monde médiéval. Ainsi l’Orient vint rêver dans nos vies, réveillant de très vieux souvenirs.

Car du fond de notre Occident, la voix des bardes celtes lui répondait. Je ne sais si c’était un écho, ou quelque harmonie ancestrale — toutes nos races sont venues d’Orient — ou simplement si la nature humaine n’est point portée en tous lieux et tous temps à diviniser son Désir dans des formes toujours semblables. Je ne sais ce que vaut l’hypothèse qui assimile jusque dans les détails les plus vieux mythes celtiques à ceux des Grecs — la quête du Graal à celle de la Toison d’or — et les doctrines de Pythagore sur la transmigration des âmes à celles des druides sur l’immortalité. La mythologie comparée est la plus périlleuse des sciences, si l’on excepte l’étymologie dont elle procède bien souvent : l’une et l’autre sans cesse à la merci du calembour le plus tentant… Quoi qu’il en soit, certaines convergences générales se dégagent des travaux récents, renforçant l’hypothèse d’une communauté originelle des croyances religieuses en Orient et en Occident.

Bien avant Rome, les Celtes avaient conquis une grande partie de l’Europe actuelle. Venus du Sud-Ouest de la Germanie et du Nord-Est de la France, ils avaient mis à sac Rome et Delphes, et soumis tous les peuples de l’Atlantique à la mer Noire. Ils poussèrent même jusqu’en Ukraine et en Asie Mineure (Galates), préfigurant assez exactement l’extension de l’Empire romain.

Or les Celtes n’étaient pas une nation. Ils n’avaient pas d’autre « unité » que celle d’une civilisation, dont le principe spirituel était maintenu par le collège sacerdotal des druides. Ce collège à son tour n’était nullement l’émanation des petits peuples ou tribus, mais « une institution en quelque sorte internationale », commune à tous les peuples d’origine celtique, du fond de la Bretagne et de l’Irlande jusqu’en Italie et en Asie Mineure. Les voyages et les rencontres des druides « cimentaient l’union des peuples celtiques et le sentiment de leur parenté »16. Les druides formaient des confréries religieuses douées de pouvoirs très étendus. Ils étaient à la fois devins, magiciens, médecins, prêtres, professeurs. Ils n’écrivaient pas de livres, mais donnaient un enseignement oral, en vers gnomiques, à des élèves qu’ils gardaient auprès d’eux pendant vingt ans17.

(On a pu rapprocher ce collège sacerdotal d’institutions tout à fait identiques chez les autres peuples indo-européens : mages iraniens, brahmanes de l’Inde, pontifes et flamines de Rome. Le flamen porte d’ailleurs le même nom que le brahmane.18)

Il est certain que les Celtes croyaient à une vie après la mort. Vie aventureuse, très semblable à celle de la terre, mais épurée, et dont certains héros pouvaient revenir, sous d’autres noms, se mêler aux vivants. Par cette doctrine centrale de la survie des âmes, les Celtes s’apparentent aux Grecs. Mais toute doctrine de l’immortalité suppose une préoccupation tragique de la mort. Les Celtes, écrit Hubert, « ont cultivé certainement la métaphysique de la mort… Ils ont beaucoup rêvé sur la mort. C’était une compagne familière dont ils se sont plu à déguiser le caractère inquiétant ». De même, dans leur mythologie, « l’idée de mort domine tout, et tout la découvre »19. Et cela n’est pas sans inciter à des rapprochements très précis avec ce que l’on a dit plus haut du mythe de Tristan, qui voile et exprime à la fois le désir de mort.

D’autre part, les dieux celtiques forment deux séries opposées : dieux lumineux et dieux sombres. Il nous importe de souligner ce fait du dualisme fondamental de la religion des druides. Car c’est ici que se révèle la convergence des mythes iraniens, gnostiques, et hindouistes avec la religion fondamentale de l’Europe. De l’Inde aux rives de l’Atlantique, nous retrouvons exprimé, dans les formes les plus diverses, ce même mystère du Jour et de la Nuit, et de leur lutte mortelle dans l’homme. Il est un dieu de Lumière incréée, intemporelle, et un dieu de Ténèbres, auteur du mal, qui domine toute la Création visible. Des siècles avant l’apparition de Mani, on peut déceler la même opposition dans les mythologies indo-européennes. Dieux lumineux : l’Ahura-Mazda (ou Ormuzd) des Iraniens, l’Apollon grec, l’Abellion celtibère. Dieux sombres : le Dyaus Pitar sanskrit, l’Ahrriman iranien, le Zeus pater hellène, le Jupiter latin, le Dispater gaulois…

Bien d’autres rapprochements nous tentent, dont l’un au moins intéresse directement l’objet de ce livre : la conception de la femme chez les Celtes n’est pas sans rappeler la dialectique platonicienne de l’Amour.

La femme figure aux yeux des druides un être divin et prophétique. C’est la Velléda des Martyrs, le fantôme lumineux qui apparaît aux regards du général romain perdu dans sa rêverie nocturne : « Sais-tu que je suis fée ? », dit-elle. Éros a revêtu les apparences de la Femme, symbole de l’au-delà et de cette nostalgie qui nous fait mépriser les joies terrestres. Mais symbole équivoque puisqu’il tend à confondre l’attrait du sexe et le Désir sans fin. L’Essylt des légendes sacrées, « objet de contemplation, spectacle mystérieux », c’était l’invitation à désirer ce qui est au-delà des formes incarnées. Mais elle est belle et désirable en soi… Et pourtant sa nature est fuyante. « L’Éternel féminin nous entraîne », dira Goethe. Et Novalis : « La femme est le but de l’homme. »

Ainsi l’aspiration vers la Lumière prend pour symbole l’attrait nocturne des sexes. Le grand Jour incréé, aux yeux de la chair, n’est que la Nuit. Mais notre jour, aux yeux du dieu qui réside par-delà les étoiles, c’est le royaume de Dispater, le père des Ombres. Et de même, le Tristan de Wagner veut sombrer, mais pour renaître en un ciel de Lumière. La « Nuit » qu’il chante, c’est le Jour incréé. Et sa passion, c’est le culte d’Éros, le Désir qui méprise Vénus, même quand il souffre volupté, même quand il croit aimer un être…

On parle trop de nirvana et de bouddhisme à propos de l’opéra wagnérien. Comme si le fond païen de l’Occident n’avait pas pu fournir au magicien les éléments les plus actifs de son philtre ! Il est frappant de constater d’ailleurs à quel point le celtisme originel de l’Europe a survécu à la conquête romaine et aux invasions germaniques. « Les Gallo-Romains sont restés pour la plupart des Celtes déguisés. Si bien qu’après les invasions germaniques, on vit reparaître en Gaule des modes et des goûts qui avaient été ceux des Celtes.20 » L’art roman et les langues romanes attestent l’importance de l’héritage celtique. Plus tard, ce furent des moines d’Irlande et de Bretagne — derniers refuges des légendes bardiques conservées justement par les clercs — qui évangélisèrent l’Europe, et la rappelèrent au culte des lettres. Et ceci nous amène aux abords de l’époque où se forma notre mythe…

Mais plus près de nous que Platon et les druides, une sorte d’unité mystique du monde indo-européen se dessine comme en filigrane à l’arrière-plan des hérésies du Moyen Âge. Si nous embrassons le domaine géographique et historique qui va de l’Inde à la Bretagne, nous constatons qu’une religion s’y est répandue, d’une manière à vrai dire souterraine, dès le iiie siècle de notre ère, syncrétisant l’ensemble des mythes du Jour et de la Nuit tels qu’ils s’étaient élaborés en Perse d’abord, puis dans les sectes gnostiques et orphiques : et c’est la foi manichéenne.

Les difficultés mêmes que l’on éprouve de nos jours à définir cette religion ne sont pas sans nous renseigner sur sa nature profonde et sa portée humaine.

D’abord elle fut partout persécutée avec une violence inouïe par les pouvoirs ou les orthodoxies. On vit en elle la pire menace sociale. Ses fidèles furent massacrés, leurs écrits dispersés et brûlés. Si bien que les témoignages sur lesquels elle a été jugée jusqu’à nos jours émanent presque exclusivement de ses adversaires. Ensuite, il semble bien que la doctrine de Mani (qui était originaire de l’Iran) ait pris, selon les peuples et leurs croyances, des formes très diverses, tantôt chrétiennes, tantôt bouddhistes ou musulmanes. Dans un hymne manichéen récemment retrouvé et traduit21 sont invoqués et loués successivement Jésus, Mani, Ohrmuzd, Çakyamouni, et enfin Zarhust (Zarathustra ou Zoroastre). De plus il est permis de penser que les survivances celtiques dans le Midi languedocien offrirent à certaines sectes manichéennes un terrain spécialement favorable.

Pour les développements qui suivront, deux faits surtout doivent être retenus :

1° Le dogme fondamental de toutes les sectes manichéennes, c’est la nature divine ou angélique de l’âme, prisonnière des formes créées et de la nuit de la matière.

Issu de la lumière et des dieux
Me voici en exil et séparé d’eux.

Je suis un dieu, et né des dieux
Mais maintenant réduit à souffrir.

Ainsi lamente le Moi spirituel d’un disciple du sauveur Mani, dans l’hymne du Destin de l’Âme.

L’élan de l’âme vers la Lumière n’est pas sans évoquer d’une part la « réminiscence du Beau » dont parlent les dialogues platoniciens, et d’autre part la nostalgie du héros celte revenu du Ciel sur la terre, et qui se souvient de l’île des immortels. Mais cet élan est sans cesse entravé par la jalousie de Vénus (Dîbat dans le premier hymne cité) qui veut retenir dans la sombre matière l’amant en proie au lumineux Désir. Tel est le combat de l’amour sexuel et de l’Amour, et il exprime l’angoisse fondamentale des anges déchus dans des corps trop humains…

2. Il est très important et significatif pour nous de remarquer à la suite d’un travail récent22 que la structure de la foi manichéenne « est essentiellement lyrique ». Autrement dit, qu’il est de la nature profonde de cette foi de se refuser à toute exposition rationaliste, impersonnelle et « objective ». Elle ne se réalise en vérité que dans une expérience tout à la fois angoissée et enthousiasmante (au sens littéral de ce terme), d’ordre essentiellement poétique. « La « vérité » de la cosmogonie et de la théogonie n’apparaît, ne se constitue que dans la certitude attestée par le récitatif du psaume ».

Et l’on songe au secret de Tristan, qu’il ne peut « dire » mais seulement chanter…

Toute conception dualiste, disons manichéenne, voit dans la vie le malheur même ; et dans la mort le bien dernier, le rachat de la faute d’être né, la réintégration dans l’Un et dans la lumineuse indistinction. Dès ici-bas, par une ascension graduelle, par la mort progressive et volontaire de l’ascèse, nous pouvons accéder à la Lumière. Mais la fin de l’esprit, son but, c’est aussi la fin de la vie, c’est la mort. Éros, notre Désir suprême, n’exalte nos désirs que pour les sacrifier. L’accomplissement de l’Amour nie tout amour terrestre. Et son Bonheur nie tout bonheur terrestre. Considéré du point de vue de la vie, un tel Amour ne saurait être qu’un malheur total.

Tel est le grand fond du paganisme oriental-occidental sur lequel se détache notre mythe.

Mais d’où vient qu’il s’en soit « détaché », justement ? Quelle menace, quelle interdiction a contraint la doctrine à se voiler, à ne plus s’avouer que par symboles trompeurs, — à ne plus nous séduire que par le charme et la secrète incantation d’un mythe ?

3.
Agapè ou l’amour chrétien

Prologue de l’Évangile de Jean :

Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu… En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes. La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas reçue. (I, 1-5.)

Est-ce encore le dualisme éternel, sans rémission, l’irrévocable hostilité de la Nuit terrestre et du Jour transcendant ? Non, car voici la suite du passage :

Et la Parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité ; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme la gloire du Fils unique venu du Père (I, 14-15).

L’incarnation de la Parole dans le monde — de la Lumière dans les Ténèbres —, tel est l’événement inouï qui nous délivre du malheur de vivre. Tel est le centre de tout le christianisme, et le foyer de l’amour chrétien que l’Écriture nomme Agapè.

Événement sans précédent, et « naturellement » incroyable. Car le fait de l’Incarnation est la négation radicale de toute espèce de religion. Il est le suprême scandale, non seulement pour notre raison qui n’admet point cette impensable confusion de l’infini et du fini, mais surtout pour l’esprit religieux naturel.

Toutes les religions connues tendent à sublimer l’homme, et aboutissent à condamner sa vie « finie ». Le dieu Éros exalte et sublime nos désirs, les rassemblant dans un Désir unique, qui aboutit à les nier. Le but final de cette dialectique, c’est la non-vie, la mort du corps. La Nuit et le Jour étant incompatibles, l’homme créé qui appartient à la Nuit, ne peut trouver de salut qu’en cessant d’être, en se « perdant » au sein de la divinité. Mais le christianisme, par son dogme de l’incarnation du Christ dans Jésus, renverse cette dialectique de fond en comble.

Au lieu que la mort soit le terme dernier, elle devient la première condition. Ce que l’Évangile appelle « mort à soi-même », c’est le début d’une vie nouvelle, dès ici-bas. Ce n’est pas la fuite de l’esprit hors du monde, mais son retour en force au sein du monde ! Une recréation immédiate. Une réaffirmation de la vie, non pas certes de la vie ancienne, et non pas de la vie idéale, mais de la vie présente que l’Esprit ressaisit.

Dieu — le vrai Dieu — s’est fait homme, et vrai homme. En la personne de Jésus-Christ, les ténèbres vraiment ont « reçu » la lumière. Et tout homme né de femme qui croit cela, renaît de l’esprit dès maintenant : mort à soi-même et mort au monde en tant que le moi et le monde sont pécheurs, mais rendu à soi-même et au monde en tant que l’Esprit veut les sauver.

Désormais, l’amour n’est plus fuite et perpétuel refus de l’acte. Il commence au-delà de la mort, mais il se retourne vers la vie. Et cette conversion de l’amour fait apparaître le prochain.

Pour l’Éros, la créature n’était qu’un prétexte illusoire, une occasion de s’enflammer ; et il fallait aussitôt s’en déprendre, puisque le but était de brûler toujours plus, de brûler jusqu’à en mourir ! L’être particulier n’était guère qu’un défaut et un obscurcissement de l’Être unique. Comment l’aimer vraiment, tel qu’il était ? Le salut n’étant qu’au-delà, l’homme religieux se détournait des créatures ignorées par son dieu. Mais Dieu ne s’est pas détourné. « Il nous a aimés le premier » dans notre forme et nos limitations. Il a été jusqu’à les revêtir. Et revêtant la condition de l’homme pécheur et séparé, mais sans pécher et sans se diviser, l’Amour de Dieu nous a ouvert une voie radicalement nouvelle : celle de la sanctification. Le contraire de la sublimation, qui n’était que fuite illusoire au-delà du concret de la vie.

Aimer devient alors une action positive, une action de transformation. Éros cherchait le dépassement à l’infini. L’amour chrétien est obéissance dans le présent. Car aimer Dieu, c’est obéir à Dieu qui nous ordonne de nous aimer les uns les autres.

Que signifie : Aimez vos ennemis ? C’est l’abandon de l’égoïsme, du moi de désir et d’angoisse, c’est une mort de l’homme isolé, mais c’est aussi la naissance du prochain. À ceux qui lui demandaient ironiquement : Qui est mon prochain ? Jésus répond : c’est l’homme qui a besoin de vous.

Tous les rapports humains, dès cet instant, changent de sens.

Le nouveau symbole de l’Amour, ce n’est plus la passion infinie de l’âme en quête de lumière, mais c’est le mariage du Christ et de l’Église.

L’amour humain lui-même s’en trouve transformé. Tandis que les mystiques païennes le sublimaient jusqu’à en faire un dieu, et en même temps le vouaient à la mort, le christianisme le replace dans son ordre, et là, le sanctifie par le mariage.

Un tel amour, étant conçu à l’image de l’amour du Christ pour son Église (Éph., 5,25), peut être vraiment réciproque. Car il aime l’autre tel qu’il est — au lieu d’aimer l’idée de l’amour ou sa mortelle et délicieuse brûlure. (« Il vaut mieux se marier que de brûler », écrit saint Paul aux Corinthiens.) De plus, c’est un amour heureux — malgré les entraves du péché — puisqu’il connaît dès ici-bas, dans l’obéissance, la plénitude de son ordre.

Le dualisme du Jour et de la Nuit, poussé à son extrême logique, aboutissait, du point de vue de la vie, au malheur absolu, qui est la mort. Le christianisme n’est un malheur mortel que pour l’homme séparé de Dieu, mais un malheur recréateur et bienheureux dès cette vie pour le croyant que « saisit le salut ».

4.
Orient et Occident

Est-il possible de définir l’Orient et l’Occident en dehors de la géographie ? En présence d’un problème aussi complexe, et en l’absence de toute réponse satisfaisante, c’est l’honnêteté d’un écrivain que de se borner à déclarer son parti pris. Ce que j’appelle Orient, dans cet ouvrage, c’est une tendance de l’esprit humain qui a trouvé du côté de l’Asie ses plus hautes et pures expressions. J’entends parler d’une forme de mystique à la fois dualiste dans sa vision du monde, et moniste dans son accomplissement. À quoi tend l’ascèse « orientale » ? À la négation du divers, à l’absorption de tous en Un, à la fusion totale avec le dieu, ou s’il n’y a pas de dieu, comme dans le bouddhisme, avec l’Être-Un universel.

Et j’appellerai « occidentale » une conception religieuse qui à vrai dire nous est venue du Proche-Orient, mais qui n’a triomphé qu’en Occident : celle qui pose qu’entre Dieu et l’homme, il existe un abîme essentiel, ou comme le dira Kierkegaard « une différence qualitative infinie ». Donc point de fusion possible, ni d’union substantielle. Mais seulement une communion, dont le modèle est dans le mariage de l’Église et de son Seigneur.

Ces deux extrêmes ainsi marqués, l’on n’aura pas de peine à démontrer qu’il existe en Orient de nombreuses tendances occidentales ; et l’inverse. (Mais je ne fais pas ici une histoire des religions.)

Maintenant, rappelons-nous qu’Éros veut l’union, c’est-à-dire la fusion essentielle de l’individu dans le dieu. L’individu distinct — cette erreur douloureuse — doit s’élever jusqu’à se perdre dans la divine perfection. Que l’homme se n’attache pas aux créatures, puisqu’elles n’ont aucune excellence, et qu’en tant que particulières, elles ne représentent que des défauts de l’Être. Nous n’avons donc point de prochain. Et l’exaltation de l’Amour sera en même temps son ascèse, la voie qui mène au-delà de la vie.

Agapè au contraire ne cherche pas l’union qui s’opérerait au-delà de la vie. « Dieu est au ciel, et toi tu es sur la terre. » Et ton sort se joue ici-bas. Le péché n’est pas d’être né, mais d’avoir perdu Dieu en devenant autonome. Or, nous ne trouverons pas Dieu par une élévation indéfinie de notre désir. Nous aurons beau sublimer notre Éros, il ne sera jamais que nous-mêmes ! Point d’illusions ni d’optimisme humain, dans le christianisme orthodoxe. Mais alors, c’est le désespoir ?

Ce serait le désespoir, s’il n’y avait pas la Bonne Nouvelle ; et cette nouvelle, c’est que Dieu nous cherche.

Et il nous trouve lorsque nous percevons sa voix, et que nous répondons en obéissant. Dieu nous cherche et nous a trouvés par l’amour de son Fils abaissé jusqu’à nous. L’Incarnation est le signe historique d’une création renouvelée, où le croyant se trouve réintégré par l’acte même de sa foi. Désormais, pardonné et sanctifié, c’est-à-dire réconcilié, l’homme reste un homme (n’est pas divinisé) mais un homme qui ne vit plus pour lui seul. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, et ton prochain comme toi-même. » C’est ainsi dans l’amour du prochain que le chrétien se réalise et s’aime lui-même en vérité.

Pour l’Agapè, point de fusion ni d’exaltée dissolution du moi en Dieu. L’Amour divin est l’origine d’une vie nouvelle, dont l’acte créateur s’appelle la communion. Et pour qu’il y ait une communion réelle, il faut bien qu’il y ait deux sujets, et qu’ils soient présents l’un à l’autre : donc l’un pour l’autre le prochain.

Si l’Agapè reconnaît seule le prochain, et l’aime non plus comme un prétexte à s’exalter, mais tel qu’il est dans la réalité de sa détresse et de son espérance ; et si l’Éros n’a pas de prochain, — n’est-on pas en droit de conclure que cette forme d’amour nommée passion doit normalement se développer au sein des peuples qui adorent Éros ? Et qu’au contraire, les peuples chrétiens — historiquement les peuples d’Occident — ne devraient pas connaître la passion, ou tout au moins la traiter d’incroyance ?

Or l’Histoire nous oblige à le constater : c’est l’inverse qui s’est réalisé.

Nous voyons qu’en Orient23, et dans la Grèce contemporaine de Platon, l’amour humain est très généralement conçu comme le plaisir, la simple volupté physique. Et la passion — au sens tragique et douloureux — non seulement y est rare, mais encore et surtout y est méprisée par la morale courante comme une maladie frénétique. « Aucuns pensent que c’est une rage… » Et nous voyons qu’en Occident, au xiie siècle, c’est le mariage qui est en butte au mépris, tandis que la passion est glorifiée dans la mesure même où elle est déraisonnable, où elle fait souffrir, où elle exerce ses ravages aux dépens du monde et de soi.

L’identification des éléments religieux dont nous avions décelé la présence dans le mythe nous amène donc à constater une contradiction flagrante entre les doctrines et les mœurs.

Serait-ce alors dans le fait même de cette contradiction flagrante que résiderait l’explication du mythe ?

5.
Contrecoup du christianisme dans les mœurs occidentales

Pour introduire plus de clarté dans ce dédale dialectique, je proposerai le schéma suivant :

doctrine application théorique réalisation historique
Paganisme Union mystique (amour divin heureux). Amour humain malheureux. Hédonisme, passion rare et méprisée.
Christianisme Communion (pas d’union essentielle). Amour du prochain. (Mariage heureux.) Conflits douloureux, passion exaltée.

Le principe d’explication de ce tableau est assez simple. Le platonisme, au temps de Platon et durant les siècles suivants, ne fut jamais une doctrine populaire, mais une sagesse ésotérique. Il en alla de même, plus tard, pour les mystères manichéens, et en partie pour ceux des Celtes.

Sur quoi le christianisme triompha. La primitive Église fut une communauté de faibles et de méprisés. Mais à partir de Constantin, puis des empereurs carolingiens, ses doctrines devinrent l’apanage des princes et des classes dominantes, qui les imposèrent par la force à tous les peuples d’Occident. Dès lors, les vieilles croyances païennes refoulées devinrent le refuge et l’espérance des tendances naturelles non converties, mais brimées par la loi nouvelle.

Le mariage, par exemple, n’avait pour les Anciens qu’une signification utilitaire, et limitée. Les coutumes permettaient l’adultère et le concubinat24. Tandis que le mariage chrétien, en devenant un sacrement, imposait une fidélité insupportable à l’homme naturel. Supposons le cas du converti par force. Engagé malgré lui dans un cadre chrétien, mais privé des secours d’une foi réelle, un tel homme, fatalement, devait sentir en lui s’exalter la révolte du sang barbare. Il était prêt à accueillir, sous le couvert de formes catholiques, toutes les reviviscences des mystiques païennes capables de le « libérer ».

C’est ainsi que les doctrines secrètes, dont nous avons rappelé la parenté, ne devinrent largement vivantes en Occident que dans les siècles où elles se virent condamnées par le christianisme officiel. Et c’est ainsi que l’amour-passion, forme terrestre du culte de l’Éros, envahit la psyché des élites mal converties et souffrant du mariage.

Mais cette ferveur renouvelée pour un dieu condamné par l’Église ne pouvait s’avouer au grand jour. Elle revêtit des formes ésotériques, se déguisa en hérésies secrètes d’apparences plus ou moins orthodoxes. Ces hérésies se propagèrent très rapidement dès le début du xiie siècle. Elles s’insinuèrent d’une part dans le clergé, où nous les retrouverons un peu plus tard mêlées de la manière la plus complexe à la grande renaissance mystique. D’autre part, elles trouvaient des complaisances profondes dans la mentalité du siècle. Elles pénétrèrent bientôt la société féodale. Celle-ci ne connaissait pas toujours l’origine et la portée mystique de valeurs qu’elle prenait pour une mode et qu’elle accommodait à ses plaisirs. Elle ne devait pas tarder à matérialiser les préceptes d’une religion qui pourtant s’opposait au christianisme par son refus de l’Incarnation, précisément !

Je ne donnerai pour l’instant qu’un seul exemple de ce processus si typiquement occidental, et qui consiste à garder le signe matériel d’une religion dont on trahit l’esprit25.

Platon liait l’Amour à la Beauté. Mais la Beauté qu’il entendait, c’était d’abord l’essence intellectuelle de la perfection incréée : l’idée même de toute excellence. Qu’est devenue cette doctrine parmi nous ? « Personne ne saurait dire jusqu’à quelles couches profondes de l’humanité d’Occident ont pénétré les conceptions platoniciennes. L’homme le plus simple use couramment d’expressions et de notions qui remontent à Platon.26 » Mais il en abuse dans le sens où l’incline sa nature d’Occidental. C’est ainsi que le platonisme nous a conduits à une terrible confusion : à cette idée que l’amour dépend avant tout de la beauté physique — alors qu’en fait cette beauté même n’est que l’attribut conféré par l’amant à l’objet de son choix d’amour. L’expérience quotidienne montre bien que « l’amour embellit son objet », et que la beauté « officielle » n’est pas un gage d’être aimé. Mais le platonisme dégénéré, qui nous obsède, nous rend aveugles à la réalité de l’objet tel qu’il est dans sa vérité — ou bien nous la rend peu aimable. Et il nous jette à la poursuite de chimères qui n’existent qu’en nous. Mais encore, d’où vient ce succès et cette permanence invincible de l’erreur héritée de Platon ? C’est qu’elle trouve dans le cœur de tout homme — et spécialement de tout Occidental — de très obscures complicités. Souvenons-nous du culte druidique pour la Femme, être prophétique, « éternel féminin », « but de l’homme ». Les Celtes, déjà, tendaient donc à matérialiser l’élan divin, à lui donner un support corporel. Mais il y a plus, nous le savons depuis Freud : le « type de femme » que chaque homme porte dans son cœur et qu’il assimile d’instinct à la définition de la beauté, n’est-ce pas le souvenir de la mère « fixé » dans sa mémoire secrète ?

Si telles sont bien les causes de la curieuse contradiction qui apparaît au xiie siècle entre les doctrines et les mœurs, une première conclusion peut être formulée dès à présent :

L’amour-passion est apparu en Occident comme l’un des contrecoups du christianisme (et spécialement de sa doctrine du mariage) dans les âmes où vivait encore un paganisme naturel ou hérité.

Mais tout cela resterait bien théorique et contestable si nous n’étions pas en mesure de décrire avec précision les voies et moyens historiques de cette renaissance de l’Éros. Or nous avons déjà fixé sa date : vers le milieu du xiie siècle. (Date de naissance de l’amour-passion !27) Et nous allons montrer qu’elle porte un nom par ailleurs bien connu : la cortezia, l’amour courtois.

6.
L’amour courtois : troubadours et cathares

Que toute la poésie européenne soit issue de la poésie des troubadours au xiie siècle, c’est ce dont personne ne saurait plus douter. « Oui, entre les xie et xiie siècles, la poésie d’où qu’elle fût (hongroise, espagnole, portugaise, allemande, sicilienne, toscane, génoise, pisane, picarde, champenoise, flamande, anglaise, etc.,) était au préalable languedocienne, c’est-à-dire que le poète, ne pouvant être que troubadour, était tenu de parler — et de l’apprendre s’il ne le savait pas — le langage du troubadour, qui n’a jamais été que le provençal.28 »

Qu’est-ce que la poésie des troubadours ? L’exaltation de l’amour malheureux. « Il n’y a dans toute la lyrique occitane et la lyrique pétrarquesque et dantesque qu’un thème : l’amour ; et pas l’amour heureux, comblé ou satisfait (ce spectacle ne peut rien engendrer), l’amour perpétuellement insatisfait au contraire ; enfin, que deux personnages : le poète qui, huit-cents, neuf-cents, mille fois réédite sa plainte, et une belle qui toujours dit non.29 »

L’Europe n’a pas connu de poésie plus profondément rhétorique : non seulement dans ses formes verbales et musicales, mais si paradoxal que cela paraisse, dans son inspiration elle-même, puisque celle-ci ne prend sa source que dans les lois de l’amour courtois, les leys d’amors. Mais il faut dire aussi que jamais rhétorique ne fut plus exaltante et fervente. Ce qu’elle exalte, c’est l’amour hors du mariage, car le mariage ne signifie que l’union des corps, tandis que l’« Amor », qui est l’Éros suprême, est l’élancement de l’âme vers l’union lumineuse, au-delà de tout amour possible en cette vie. Voilà pourquoi l’Amour suppose la chasteté. E d’amor mou castitaz (d’amour vient chasteté) chante le troubadour toulousain Guilhem Montanhagol. L’Amour suppose aussi un rituel : le domnei ou donnoi, vasselage amoureux. Le poète a gagné sa dame par la beauté de son hommage musical. Il lui jure à genoux une éternelle fidélité, comme on fait à un suzerain. « En gage d’amour, la dame donnait à son paladin-poète un anneau d’or, lui enjoignait de se lever, et lui déposait un baiser sur le front. Premier baiser, généralement le seul… et qui s’appelait consolament. Certains prêtres provençaux bénirent même cette union mystique en la plaçant sous l’invocation de la Vierge Marie. »30 (De tels excès ne devaient pas se multiplier, d’ailleurs, et l’on va voir pour quelles raisons.)

D’où vient cette conception nouvelle de l’amour « perpétuellement insatisfait », et cette louange enthousiaste et plaintive d’« une belle qui toujours dit non » ? Et d’où vient ce savant lyrisme qui tout d’un coup se trouve là pour traduire la passion nouvelle ?

On ne saurait trop souligner le caractère miraculeux de cette double naissance, si rapide : en l’espace d’une vingtaine d’années, naissance d’une vision de la femme entièrement contraire aux mœurs traditionnelles — (la femme se voit élevée au-dessus de l’homme, dont elle devient l’idéal nostalgique) — et naissance d’une poésie à formes fixes, très compliquées et raffinées, sans précédent dans toute l’Antiquité ni dans les quelques siècles de culture qui succèdent à la renaissance carolingienne.

Ou bien tout cela « tombe du ciel », c’est-à-dire jaillit d’une inspiration subite et collective — mais encore faudrait-il expliquer pourquoi elle s’est produite à tel moment et dans tels lieux bien définis ; ou bien tout cela relève d’une cause historique précise — mais alors il s’agit de savoir pour quelles raisons elle est demeurée obscure jusqu’à nos jours.

Ce qui est curieux au plus haut point, c’est l’embarras des romanistes les plus sérieux lorsqu’ils en viennent à reconnaître la question, et la facilité avec laquelle ils décident de n’y point répondre.

Tout le monde admet aujourd’hui que la poésie provençale et les conceptions de l’amour qu’elle illustre, « loin de s’expliquer par les conditions où elle naquit, semble en contradiction absolue avec ces conditions »31. « Il est évident qu’elle ne reflète aucunement la réalité, la condition de la femme n’ayant pas été, dans les institutions féodales du Midi, moins humble et dépendante que dans celles du Nord.32 » Or, s’il est à ce point « évident » que les troubadours ne tiraient rien de la réalité sociale, il paraît non moins évident que leur conception de l’amour venait d’ailleurs. Quel pouvait être cet ailleurs ?

La même question se pose pour leur art, j’entends pour leur technique poétique. « Création extrêmement originale », écrit M. Jeanroy (quitte à reprocher à chacun de ces poètes pris à part de n’avoir montré aucune espèce d’originalité et de s’être borné à raffiner des formes fixes et des lieux communs : mais encore fallait-il que l’un d’entre eux, au moins, les eût créés !). Or dès qu’un historien se risque à formuler une hypothèse sur l’origine de la rhétorique courtoise, les spécialistes l’accablent des plus aigres ironies, en France surtout. Sismondi faisait remonter aux Arabes le mysticisme du sentiment : on écarte dédaigneusement « cette énormité »33. Diez a montré des ressemblances de forme (rythmes et coupes) entre la lyrique arabe et la lyrique provençale : ce n’est pas sérieux, nous dit-on. Brinkmann et d’autres ont supposé que la poésie latine des xie et xiie siècles avait pu fournir des modèles : tout compte fait, cela ne se tient pas, car les troubadours, paraît-il, avaient trop peu de culture pour connaître cette poésie. Ainsi de chaque réponse proposée : le « sérieux » des savants paraissant consister surtout dans une propension à qualifier d’énormité ou de fantaisie tout ce qui menace de donner un sens au phénomène qu’ils passent leur vie à étudier.

Il est vrai que Wechssler, dans un ouvrage fameux34, a cru pouvoir tout éclaircir en décelant à l’origine de la lyrique provençale des influences religieuses, néo-platoniciennes et chrétiennes dénaturées… Mais ces « affirmations hardies » ont aussitôt dressé contre elles l’ensemble de nos érudits. Wechssler s’est vu traiter de « doctrinaire » — suprême injure — et plusieurs ont insinué que la qualité d’Allemand de ce professeur les dispensait de réfuter un système incompatible avec le clair génie de notre race.

Il reste donc d’une part un phénomène étrange, et d’autre part, de fort savantes réfutations de tout ce qui prétend l’expliquer. « Il est également impossible — écrit un de nos professeurs — de voir dans ces chansons d’amour, qui forment les trois quarts de la poésie provençale, une image fidèle de la réalité et un pur assemblage de formules vides de sens. » Certes. Mais là-dessus, l’auteur annonce qu’« en historien scrupuleux », il se garde bien de se prononcer. Ce qui revient à dire que la lyrique courtoise dont il s’occupe reste à ses yeux et jusqu’à plus ample informé « un assemblage de formules vides de sens ». Excellent « matériel » il est vrai, pour un philologue qui se respecte et n’entend pas « solliciter » les textes, fût-ce par le moindre essai de les comprendre.

Je ne saurais me contenter, pour ma part, d’une hypothèse à tel point scrupuleuse. Je me refuse à supposer un seul instant que les troubadours furent des faibles d’esprit, tout juste bons à répéter sans se lasser des formules apprises on ne sait où. Et je me demande, après Aroux et Péladan, si le secret de toute cette poésie ne devrait pas être cherché beaucoup plus près d’elle qu’on ne l’a fait — tout près : sur place, dans le milieu même où elle est née. Et non pas dans le milieu purement « social » au sens moderne, mais bien dans l’atmosphère religieuse qui se trouvait déterminer les formes, même sociales, de ce milieu35.

Partant de là, constatons qu’un grand fait historique domine le xiie siècle provençal :

Dans le même temps que le lyrisme du domnei, et dans les mêmes provinces, et dans les mêmes classes, une hérésie puissante se répandait. L’on a pu dire de la religion cathare qu’elle représenta pour l’Église un péril aussi grave que celui de l’arianisme. Certains ne vont-ils pas jusqu’à prétendre qu’elle fit en Occident des millions de fidèles secrets, malgré la très sanglante croisade des albigeois — ou à cause d’elle — au xiiie siècle et jusqu’à la Réforme.

Selon Rahn, l’on peut attribuer pour origine précise à l’hérésie la secte des priscillianistes, qui s’établit dans la région des Pyrénées méridionales au ive siècle de notre ère, et convertit au christianisme les druides habitant ces contrées. D’autres auteurs font remonter le mouvement à la secte des Pauliciens, et aux églises néo-manichéennes d’Asie Mineure et de Bulgarie. Quoi qu’il en soit, les « purs » ou cathares se rattachaient aux grands courants gnostiques qui traversent le premier millénaire du christianisme. Et l’on sait assez que la Gnose, de même que les doctrines de Mani (ou Manès), plonge des racines dans la religion dualiste de l’Iran36.

Quelle était la doctrine des cathares ? L’Inquisition a brûlé la plupart de leurs écrits37 ; mais ses registres nous ont conservé les interrogatoires des accusés38. En tenant compte de ce que nous savons par ailleurs du manichéisme, et des méthodes inquisitoriales, il nous est possible de reconstituer dans ses grands traits le dogme de « l’Église d’Amour ».

Dieu est amour. Mais le monde est mauvais. Donc Dieu ne saurait être l’auteur du monde, de ses ténèbres, et du péché qui nous enserre. Sa création première, encore informe, a été achevée mais pervertie par l’Ange révolté, Satan ou le Démiurge39. L’homme est un ange déchu, emprisonné dans la matière, et soumis de ce fait aux lois des corps dont la plus tyrannique est la procréation. Mais le Fils de Dieu est venu pour nous montrer le chemin du retour à la Lumière. Ce Christ ne s’est pas incarné : il n’a pris que l’apparence d’un homme40. Les cathares rejettent donc le dogme de l’Incarnation, et par suite, le sacrement de la Cène qui le traduit (et qu’ils remplacent par une simple agape commémorative). Ils se fondent sur une interprétation purement « spiritualiste » des évangiles, et spécialement de l’Évangile de Jean. Triple hérésie contre la Trinité : en effet, elle divise le Père, distinguant Dieu de Jéhovah ; elle diminue le rôle du Fils en évacuant la Croix et le rachat unique ; enfin, elle exagère et dénature le rôle du Saint-Esprit (du « Paraclet ») dont elle fait « la Mère de Dieu », le principe féminin de l’Amour (c’est la Sophia chez les gnostiques grecs ; Maria chez les cathares.)

L’Église d’Amour, la Santa Gleyzia des cathares, ne connaît qu’un seul « sacrement » c’est le baptême du Saint-Esprit consolateur, le baiser de paix ou consolamentum que donne le prêtre au nouveau frère pendant la cérémonie d’initiation. Encore est-ce moins un sacrement au sens catholique de ce terme, qu’un signe d’accession à la vie spirituelle. Avant de recevoir ce baiser, le néophyte s’engageait solennellement à se consacrer à Dieu et à son Évangile, à ne jamais mentir ni jurer, à s’abstenir de tout contact avec sa femme s’il était marié 41, à ne tuer ni ne manger nul animal, enfin à tenir sa foi secrète. Un jeûne de quarante jours, ou endura, précédait cette initiation, et un autre d’égale durée lui succédait. « Il arrivait fréquemment, nous dit Rahn, que les cathares, après la réception du Consolamentum et pendant l’endura, se donnassent volontairement la mort. Leur doctrine permettait, comme celle des druides, le suicide. Toutefois, elle exigeait qu’on mît fin à sa vie non par lassitude de vivre, par peur ou par douleur, mais dans un état de parfait détachement de la matière… Cinq genres de morts volontaires avaient la préférence des cathares : ils s’empoisonnaient, ils se laissaient mourir de faim, ils s’ouvraient les veines du poignet, ils se jetaient dans un précipice, ou bien, en hiver, ils s’étendaient après un bain très chaud sur un dallage glacial pour prendre une congestion pulmonaire. Chez eux, cette maladie était toujours mortelle. Le meilleur médecin ne saurait sauver des malades qui veulent mourir.42 »

Notons enfin ce dernier trait : comme ce fut le cas pour tant de sectes et de religions orientales — jaïnisme, bouddhisme, essénisme, gnosticisme chrétien — l’Église cathare se divisait en deux groupes : les parfaits (perfecti 43) et les simples croyants (credentes ou imperfecti). Seuls les seconds avaient le droit de se marier et de vivre dans le monde condamné par les purs, sans s’astreindre à tous les préceptes de la morale ésotérique : mortifications corporelles, mépris de la création, dissolution de tous les « liens mondains ».

Saint Bernard de Clairvaux (cité par Rahn) a pu dire des cathares, qu’il combattit pourtant de toutes ses forces : « Il n’y a certainement pas de sermons plus chrétiens que les leurs, et leurs mœurs étaient pures… »

Ce jugement rachète en partie les calomnies de l’Inquisition. Mais on s’étonne de voir le saint qualifier de « chrétienne » une prédication qui nie plusieurs des dogmes fondamentaux de l’Église. Quant à la pureté de mœurs des cathares, nous avons vu qu’elle traduisait des croyances toutes contraires à celles qui fondent la morale chrétienne authentique. La condamnation de la chair, où certains croient voir aujourd’hui une caractéristique chrétienne, est d’origine manichéenne et hérétique. Car il faut bien noter que la « chair » dont parle saint Paul n’est pas le corps physique, mais le tout de l’homme incroyant, corps, raison, facultés, désirs…

La croisade des albigeois, conduite par l’abbé de Citeaux, au commencement du xiiie siècle, détruisit les cités des cathares, brûla leurs livres, massacra et brûla les populations qui les aimaient, viola leur sanctuaire de Montségur — le Montsalvat de la légende du Graal44 — enfin saccagea brutalement la civilisation qu’ils avaient édifiée en moins d’un siècle. Et cependant, de cette culture et de ses doctrines secrètes, nous sommes encore tributaires, au-delà de ce que l’on imagine… (Comme j’espère le montrer par ce livre.)

7.
Hérésie et poésie

Doit-on considérer les troubadours comme les « croyants » de l’Église cathare, et comme les chantres de son hérésie ?

Les présomptions en faveur de cette thèse sont tellement fortes qu’il conviendrait de retourner la question : comment et par quoi expliquer le lyrisme des troubadours, si l’on nie que l’hérésie cathare en ait été la source vive ?

Otto Rahn n’hésite point à écrire : « La plupart des troubadours étaient hérétiques, tous les cathares étaient troubadours. » Mais nous avons assez de bonnes raisons pour nous passer de toute espèce d’exagération enthousiaste.

Est-ce pure coïncidence, si les troubadours comme les cathares glorifient l’amour « perpétuellement insatisfait », et vantent — sans toujours l’exercer — la vertu de chasteté ? Est-ce pure coïncidence, si, comme les « purs », ils ne reçoivent de leur Dame qu’un seul baiser d’initiation ? Et s’ils distinguent deux degrés dans le domnei (le pregaire, ou prière, et l’entendeire) comme on distingue dans l’Église d’Amour les adeptes et les parfaits ? Et s’ils raillent les liens du mariage ? Et s’ils invectivent les clercs et leurs alliés les féodaux ? Et s’ils vivent de préférence à la manière errante des « purs » qui s’en allaient deux par deux sur les routes ? Et si les cours où ils s’arrêtent pour chanter et offrir leur hommage se trouvent être précisément les cours des seigneurs hérétiques ?

Il ne serait que trop facile de multiplier ces questions. Voyons plutôt les arguments adverses. Tous les troubadours, dira-t-on, ne furent pas dans le camp de l’hérésie. Plusieurs finirent leurs jours dans des couvents. Certes, et même un Folquet de Marseille a pu se joindre à la croisade des Albigeois. Mais aussi passa-t-il pour un traître, jusqu’au jour où il fut accusé devant le pape Innocent III d’avoir causé la mort de cinq-cent-mille personnes ! D’ailleurs, quand on démontrerait, à supposer que ce fût possible en soi, que tels d’entre les troubadours ignoraient les analogies de leur lyrisme et du dogme cathare, on n’aurait pas encore démontré que l’origine de ce lyrisme n’est pas cathare. N’oublions pas qu’ils composaient leurs coblas et leurs sirventés selon les canons d’une rhétorique admirablement invariable, qu’ils apprenaient pendant l’hiver dans des écoles nommées « menestrandises » — (les conservatoires de l’époque, note Cingria). On peut concevoir une poésie — même très belle — qui serait faite de lieux communs dont le poète ne saurait d’où ils viennent. N’est-ce pas, sauf la beauté, plutôt courant ? Et si l’on dit : ces troubadours ne parlent point de leurs croyances dans les poésies qui nous restent — il suffit de rappeler que les cathares promettaient, lors de l’initiation, de ne jamais trahir leur foi, et cela quelle que fût la mort dont ils se verraient menacés. C’est ainsi que les registres de l’Inquisition ne portent pas un seul aveu concernant la minesola 45, suprême initiation des « purs ». La fréquence même de cette question débattue dans les cours d’amour : « Un chevalier peut-il être à la fois marié et fidèle à sa dame ? » — voilà qui nous donne à penser si l’on songe à tous les troubadours qui devaient subir un apparent « mariage » avec l’Église de Rome dont ils étaient les clercs, tout en servant dans leurs « pensées » une autre Dame, l’Église d’Amour…46

Mais certains abjurèrent l’hérésie sans abandonner le « trobar » ? Eh oui ! tout comme tel converti dans la plus récente poésie, voue à la Vierge des images qu’il avait inventées pour d’autres. Peire d’Auvergne fit pénitence ? Preuve de plus qu’il fut hérétique.

Enfin, ce qui doit égarer, c’est un ésotérisme dont l’existence ne fait plus de doute aujourd’hui. « Il y eut dès le milieu du xiie siècle (et ce phénomène à cette époque est singulièrement curieux) une école, celle du trobar clus, dont l’ambition était de voiler la pensée sous l’ambiguïté des expressions » (Jeanroy). Est-ce vraiment si « curieux » cette prudence, en cette époque précisément où l’Église de Rome préparait sa croisade et son Inquisition ?

Mais venons-en aux textes, et considérons-les dans la très pure nudité et transparence de leur adamantine rhétorique.

Thème de la mort, que l’on préfère aux dons du monde :

Plus m’agrée donc de mourir
Que de joie vilaine jouir
Car joie qui repaît vilement
N’a pouvoir ni droit de me plaire tant.

Ainsi chante Aimeric de Belenoi47. La « joie vilaine », c’est ce qui le guérirait de son désir, si justement l’amour sans fin n’était le mal qu’il aime, la « joy d’amor », le délire qui prévaut :

… en fait, ce fou désir
M’occira, que je reste ou aille par chemins
Puisque celle qui me peut guérir ne me plaint.

… et ce désir
Prévaut — bien que fait de délire —
Sur tout autre…

S’il ne veut pas mourir encore, c’est qu’il n’est pas assez détaché du désir, c’est qu’il craint de quitter son corps par désespoir, « mortel péché », enfin, c’est qu’il ignore encore

à quoi lui peut servir
De laisser en extase son âme ravir.

La doctrine n’exigeait-elle pas qu’on mît fin à sa vie « non par lassitude ni par peur ou douleur, mais dans un état de parfait détachement de la matière…48 ».

Voici le thème de la séparation, le leitmotiv de tout l’amour courtois :

Dieu ! comment se peut-il faire
Que plus m’est loin plus la désire ?

Et voici Guiraut de Bornheil qui prie la vraie 49 Lumière en attendant l’aube du jour terrestre : cette aube qui doit le réunir à son « copain » de route, et donc d’épreuves dans le monde. (Ces deux « copains », est-ce l’esprit et le corps ? Mais souvenons-nous aussi de la coutume des missionnaires cheminant deux par deux) :

Roi glorieux, lumière et clarté vraie
Puissant Dieu, Seigneur, s’il vous agrée
À mon copain fidèle soit aide et bienvenue
Car ne l’ai plus revu depuis la nuit venue
Et bientôt viendra l’aube.

Mais à la fin de la chanson, le troubadour a-t-il trahi ses vœux ? Ou bien a-t-il trouvé au sein de la nuit la Lumière vraie dont il ne faut se séparer ?

Beau doux copain, tant riche est ce séjour
Que ne veux jamais plus voir aube ni jour
Car la plus belle fille qui de mère naquit
La tiens dedans mes bras, donc plus ne me soucie
Ni de jaloux ni d’aube.

Ce rossignol allègrement vient de lancer le trille dont Wagner, au deuxième acte de Tristan, fera le cri sublime de Brengaine : « Habet acht ! Habet acht ! Schon weicht dem Tag die Nacht !50

Mais cette « belle qui toujours dit non » — encore qu’ici le doute s’insinue — qui est-elle, femme ou symbole ? Pourquoi sont-ils tous à jurer que jamais ils ne trahiront le secret de leur grande passion, — comme s’il s’agissait d’une foi, et d’une foi initiatique ?

Ne sais comment lui faire savoir
Ma flamme, craignant qu’il n’en transpire.

dit l’un. Et tel autre :

Renoncez, je vous le dis, au nom d’Amour et au mien renoncez, perfides délateurs, accomplis en toute malice, à demander qui elle est, et quel est son pays, s’il est loin ou près, car je vous le tiendrai bien caché. Je mourrais plutôt que de faillir en un seul mot…

Quelle est la « dame » qui mériterait ce sacrifice ? Ou ce cri de Guillaume de Poitiers :

Par elle seule je serai sauvé !

S’il ne s’agit que de figures de rhétorique, quel est l’esprit qui leur donna naissance ? Et quel Amour en fut l’idée platonicienne ? Dans sa chanson « Du moindre tiers d’Amour », celui des femmes — Guiraut de Calanson dit des deux autres tiers, l’amour des parents et l’amour divin :

Au second tiers conviennent Noblesse et Merci ; et le premier est de telle élévation qu’au-dessus du ciel plane son pouvoir.

Cet Amour un en trois, ce principe féminin (Amor en provençal est du genre féminin) qui chez Dante va « mouvoir le ciel et toutes les étoiles », n’est-ce point déjà la Divinité en soi des grands mystiques hétérodoxes, le Dieu d’avant la Trinité dont nous parlent la Gnose et Maître Eckhart ?

Et d’où viendrait, sinon, l’incertitude, voire le sentiment d’équivoque dont on ne peut se départir à la lecture de ces poèmes amoureux ? Il s’agit bien d’une femme réelle51 comme dans le Cantique des Cantiques, mais là aussi, le ton est réellement mystique. Les érudits nous ressassent leur formule : il n’y aurait là, tout « simplement » qu’une manie d’idéaliser la femme et l’amour naturel. Mais d’où provient donc cette manie ? D’une « humeur idéalisante » ?

Lisons plutôt ce cantique de Peire de Rogiers :

Âpre tourment je dois souffrir
Pour chagrin d’elle que j’ai si grand
Mon cœur ne s’en doit point défaire
Ni jamais joie, ni douce, ni bonne.
Ne puis entrevoir en promesse :
Cent joies aurais-je par prouesse
N’en ferais rien, car ne sais vouloir qu’ELLE.

Et ce cri de Bernart de Ventadour :

Elle m’a pris mon cœur, elle m’a pris moi-même, elle m’a pris le monde, puis elle s’est elle-même dérobée à moi, ne me laissant que mon désir et mon cœur assoiffé !

Et ces deux strophes d’Arnaut Daniel — un noble qui se fit jongleur errant, et dont les romanistes assurent que les poèmes sont « vides de pensée » : n’y trouve-t-on pas la démarche précise de la mystique négative, et ses métaphores invariables ?

Je l’aime et la recherche de si grand cœur que, par excès de désir, je crois que je m’enlèverai tout désir si l’on peut rien perdre à force de bien aimer. Car son cœur submerge le mien tout entier d’un flot qui ne s’évapore plus…
Je ne veux ni l’Empire de Rome, ni qu’on m’en nomme le pape (et pour cause !), si je ne dois pas faire retour vers elle pour qui mon cœur s’embrase et se fend. Mais si elle ne guérit pas mon tourment avec un baiser (consolamentum) avant le Nouvel An, elle me détruit et elle se damne.

La pétulance méridionale vient masquer, à la fin du poème, le sens trop grave de cette opposition des deux Églises :

Je suis Arnaut qui amasse le vent, et je chasse le lièvre à l’aide d’un bœuf, et je nage contre le flux !

On se souvient de l’apparition d’Arnaut Daniel au Purgatoire, comme il se nomme à Dante, son disciple, en un couplet du plus pur provençal :

Jeu sui Arnautz, che plor e vai cantan…

L’Église de Rome savait fort bien ce que trop de savants s’obstinent encore à ne pas voir. Elle mesura toute l’ampleur du péril que lui faisait courir l’Hérésie. Il y eut la Croisade fameuse, l’Inquisition dominicaine. Mais cette répression par la force ne pouvait suffire à la tâche d’extirper les racines vivantes, pures et impures, de la révolte.

Au culte symbolique de la Femme, le clergé eut la grande sagesse d’opposer une croyance « orthodoxe » qui répondit au même désir. De là les tentatives multipliées, dès le milieu du xiie siècle, pour instituer un culte de la Vierge. À la « Dame des pensées » de l’hérétique, on substituera « Notre-Dame ». En 1140, à Lyon, les chanoines établissent une fête de l’Immaculée Conception de Notre-Dame. Et les ordres monastiques qui apparaissent alors sont des répliques aux ordres chevaleresques. (Le moine est « chevalier de Marie »). Saint Bernard de Clairvaux eut beau protester dans une lettre fameuse contre « cette fête nouvelle que l’usage de l’Église ignore, que la raison n’approuve pas, que la tradition n’autorise point… et qui introduit la nouveauté, sœur de la superstition, fille de l’inconstance ». Et saint Thomas eut beau, cent ans plus tard, écrire de la manière la plus précise : « Si Marie eût été conçue sans péché, elle n’aurait pas eu besoin d’être rachetée par Jésus-Christ. » Le culte de la Vierge répondait à une nécessité d’ordre vital pour l’Église menacée. La papauté, plusieurs siècles plus tard, ne put que sanctionner un sentiment qui n’avait pas attendu le dogme pour triompher dans tous les arts.

8.
Objections

Des deux chapitres qui précèdent, se dégagent des conclusions dont l’importance risque de se mesurer au nombre d’objections qu’elles soulèveront. Je ne songe pas à esquiver des critiques que j’espère fécondes. Mais le lecteur me saura gré de tenir compte des doutes qui ont dû s’élever dans son esprit, et d’indiquer en bref par quelles raisons je crois pouvoir les surmonter.

On a dit et on me dira :

1° Que la religion des cathares nous est encore mal connue et qu’il est donc au moins prématuré d’y voir la source du lyrisme courtois ;

2° Que les troubadours n’ont jamais dit qu’ils suivaient cette religion, ou que c’était d’elle qu’ils parlaient ;

3° Qu’au contraire, l’amour qu’ils exaltent n’est que l’idéalisation ou la sublimation du désir sexuel ;

4° Qu’on distingue mal comment, de la confuse combinaison de doctrines manichéennes et néo-platoniciennes, sur un fond de traditions celtibériques, aurait pu naître une rhétorique aussi précise que celle des troubadours.

Je répondrai dans l’ordre de ces critiques.

1. Religion mal connue

Si elle n’était pas connue du tout, le problème du lyrisme provençal resterait totalement obscur, comme il ressort de l’aveu même des romanistes. Or je répète que je me refuse, pour ma part, à considérer comme absurde une poétique et une éthique de l’amour d’où sont issues, dans les siècles suivants, les plus belles œuvres de la littérature occidentale.

D’autre part, le peu que l’on connaît des croyances et des rites cathares suffit à établir sans plus de contestations possibles les origines manichéennes de l’hérésie. Or si l’on se reporte à ce qui fut dit plus haut (II, 2) sur la nature essentiellement lyrique des dogmes manichéens en général, il apparaît qu’un supplément d’information sur telle ou telle nuance ou altération qu’auraient reçues ces dogmes dans l’Église du Midi, n’apporterait pas grand-chose pour ou contre ma thèse. Ce ne sont pas des équivalences rationnelles et exactes du dogme qu’il faut chercher dans la rhétorique courtoise, mais bien le développement lyrique et psalmodique des symboles fondamentaux. De même, pour prendre un exemple moderne, le « sentiment chrétien » que l’on reconnaît chez un Baudelaire est autre chose qu’une transposition terme à terme des dogmes catholiques. C’est plutôt une certaine sensibilité (même formelle) qui serait inconcevable sans le dogme catholique ; à quoi s’ajoutent des éléments de vocabulaire et de syntaxe dont l’origine est nettement liturgique. On peut imaginer que les thèmes que nous avons relevés chez les poètes provençaux entretiennent avec le néo-manichéisme des relations d’un type analogue52.

Au surplus, les origines hérétiques des lieux communs de la rhétorique courtoise deviennent sensibles dès que l’on compare ces lieux communs à ceux de la poésie cléricale de l’époque. Un spécialiste aussi sceptique que Jeanroy n’a pas été sans le remarquer. Parlant de la lyrique abstraite des troubadours du xiiie siècle, et de la confusion qu’elle favorise, de Dieu et de la Dame des pensées, il écrit : « Il n’y a là, dira-t-on, que figures de rhétorique sans conséquences. Soit. Mais les théories que les troubadours développaient avec une si grave application, ne sont-elles pas aux antipodes du christianisme ? Ne devaient-ils pas s’en apercevoir ? Et pourquoi n’y a-t-il dans leurs œuvres aucune trace de ce déchirement intérieur, de ce dissidio qui rend si pathétiques certains vers de Pétrarque ? » Cette question qui demeure ouverte dans l’ouvrage de M. Jeanroy53, trouve une réponse tout évidente dans l’hypothèse que je propose. Je ne vois pas qu’elle en trouve ailleurs.

2. Les troubadours gardent le secret

Nous avons dit plus haut pour quelles raisons impérieuses (crainte de la persécution et serment d’initiation) ces poètes ne pouvaient parler ouvertement de leur foi cathare. (Ceux qui en ont parlé l’avaient tout d’abord abjurée). Nous avons dit aussi qu’il n’est pas nécessaire de supposer que tous partageaient cette foi. Mais il reste à marquer que le symbolisme courtois, s’il explique de la part des troubadours certaines confusions ou abus, en explique davantage de notre part.

Si l’on essaie de se replacer dans l’atmosphère du Moyen Âge, on s’aperçoit que l’absence de signification symbolique d’une poésie serait un fait beaucoup plus scandaleux que ne peut l’être à nos yeux, par exemple, le symbolisme de la Dame. Dans l’optique de l’homme médiéval, toute chose signifie autre chose, et cela sans qu’intervienne aucun effort de traduction conceptuelle. En d’autres termes, le médiéval n’a pas besoin de se formuler le sens des symboles qu’il emploie, ni d’en prendre une conscience distincte. Il est indemne de ce rationalisme qui nous permet, à nous autres modernes, d’isoler et d’abstraire de toute ambiance significative les objets que nous considérons54. L’un des meilleurs historiens des mœurs médiévales, J. Huizinga, nous propose sur ce point des exemples topiques ; celui, entre autres, du mystique Suso : « La vie de la chrétienté médiévale est, dans toutes ses manifestations, saturée de représentations religieuses. Pas de choses ou d’actions, si ordinaires soient-elles, dont on ne cherche constamment à établir le rapport avec la foi. Mais dans cette atmosphère de saturation, la tension religieuse, l’idée transcendentale, l’élan vers le sublime, ne peuvent être toujours présents. Viennent-ils à manquer, tout ce qui était destiné à stimuler la conscience religieuse dégénère en profane banalité, en choquant matérialisme à prétentions d’au-delà. Même chez un mystique de l’envergure d’un Henri Suso, le sublime nous semble parfois frôler le ridicule. Il est sublime quand, par piété envers la Vierge, il rend hommage à toutes les femmes et marche dans la boue pour laisser passer une pauvresse. Sublime encore, quand il suit les usages de l’amour profane et célèbre le jour de l’an et le premier mai en offrant une couronne et une chanson à sa fiancée, la Sagesse éternelle. Mais que penser du reste ? À table, il mange les trois quarts d’une pomme en l’honneur de la Trinité, et le dernier quart par amour pour la Mère céleste qui donnait à manger une pomme à son tendre enfant Jésus ; et ce dernier quart, il le mange avec la peau, parce que les petits garçons ne pèlent pas leurs pommes. Après Noël, au temps où l’Enfant est trop jeune pour manger des fruits, Suso ne mange pas ce dernier quart, mais l’offre à Marie qui le donnera à son fils. Il prend sa boisson en cinq traits pour les cinq plaies du Seigneur ; mais il double la cinquième gorgée parce que du flanc de Jésus, coula du sang et de l’eau. Voilà la sanctification de la vie poussée à ses extrêmes limites »55.

Dira-t-on que l’on tombe ici du symbole dans l’allégorie ? Oui, mais par un excès visible. Le même auteur remarque un peu plus loin que « la naïve conscience religieuse de la multitude n’avait pas besoin de preuves intellectuelles en matière de foi : la seule présence d’une image visible des choses saintes suffisait à en démontrer la vérité » (p. 199). C’est dire que le « secret » des troubadours était en somme une évidence symbolique aux yeux des initiés et des sympathisants de l’Église d’Amour. Normalement, il ne serait venu à personne cette idée, strictement moderne, que les symboles, pour être valables, dussent être commentés et expliqués d’une manière non symbolique…

Toutefois, par suite de la situation particulière des hérétiques, l’on conçoit que certains d’entre eux aient voulu indiquer discrètement que leurs poèmes avaient un double sens précis, outre le symbolisme habituel et qui allait de soi. Dans ce cas, le symbole se double d’une allégorie, et prend un sens cryptographique. Je veux parler de l’école du trobar clus, déjà citée, et que M. Jeanroy définit en ces termes : « Un autre moyen (pour « embarrasser le lecteur ») consistait alors à recouvrir une pensée religieuse d’un vêtement profane, à appliquer à l’amour divin les formules consacrées par l’usage à l’expression de l’amour humain.56 » Le trobar clus ne serait ainsi qu’un jeu littéraire, un « tarabiscotage », « une perversion du goût singulière dans une littérature naissante », et qui au surplus « doit avoir d’autres causes » qu’on « ne se flatte pas de débrouiller ». (Op. cit., II, p. 16.)

Mais le troubadour Alegret l’a fort bien dit :

« Mon vers (poème) paraîtra insensé au sot s’il n’a pas double entendement… Si quelqu’un veut contredire ce vers, qu’il s’avance et je lui dirai comment il me fut possible d’y mettre deux (var. trois) mots de sens divers. » Cette manière d’embrouiller les sens (entrebescar disaient les Provençaux : entrelacer) s’expliquerait-elle par une « intention d’intriguer l’auditeur et de lui poser une énigme » ? On peut penser que les troubadours étaient mus par des passions moins puériles…

« J’entrelace des mots rares, sombres et colorés, pensivement pensif… », écrit Raimbaut d’Orange. Et Marcabru : « Pour sage je le tiens sans nul doute celui qui dans mon chant devine ce que chaque mot signifie. » Il est vrai qu’il ajoute — boutade ou précaution ? — « car moi-même je suis embarrassé pour éclaircir ma parole obscure. »

Ici se poserait la plus grave question, mais elle demeure presque insoluble : comment les troubadours entendaient-ils leurs propres symboles ? Et d’une manière plus générale, quelle espèce de conscience avons-nous des métaphores que nous utilisons dans nos écrits57 ? Il ne faudrait pas oublier ce que l’on vient de dire sur la mentalité « naïvement » symbolique des médiévaux : leurs symboles n’étaient pas traduisibles en concepts prosaïques et rationnels. Ce n’est donc que sur le double sens allégorique que devrait porter la question… Et enfin toute cette poésie baignait dans l’atmosphère la plus chargée de passions. Les actions que nous rapportent les chroniqueurs du temps sont parmi les folles, les plus « surréalistes » qu’ait connues l’histoire de nos mœurs… Qu’on se rappelle ce seigneur jaloux qui tue le troubadour favori de sa femme, et fait servir le cœur de la victime sur un plat. La dame le mange sans savoir ce que c’est. Le seigneur le lui ayant dit : — « Messire, répond la dame, vous m’avez donné à manger mets si savoureux que jamais plus ne mangerai rien d’autre ! » et elle se jette par la fenêtre du donjon. On admettra que cette atmosphère suffisait bien à des poètes pour « colorer » un symbolisme même dogmatique à l’origine.

3. L’amour courtois serait une idéalisation de l’amour charnel

C’est la thèse la plus courante. On pourrait se borner à rappeler que le symbolisme médiéval procède généralement de haut en bas — de ciel en terre — ce qui réfute les conclusions modernes déduites du préjugé matérialiste. Mais il faut aller au détail.

Contre Wechssler, qui veut voir, lui aussi, dans la lyrique courtoise une expression de sentiments religieux de l’époque58, Jeanroy écrit : « Dans ces affirmations hardies, il y a du reste une erreur de fait aisée à relever : qu’à la longue, la chanson se soit vidée de son contenu initial, n’ait plus été qu’un tissu de formules creuses on le peut admettre. Mais au début et jusqu’à la fin du xiie siècle, il n’en était pas ainsi : chez les poètes de cette époque, l’expression du désir charnel est si vive et parfois si brutale qu’il est vraiment impossible de se tromper sur la nature de leurs aspirations. »

Si c’est le cas, on se demande d’où vient la gêne et l’« agacement » de l’auteur lorsqu’il est obligé de reconnaître l’équivoque des expressions courtoises et leurs résonances mystiques. « Il est certain — doit-il avouer — que les idées religieuses d’une époque influent généralement sur la conception qu’on se fait de l’amour, et surtout que le vocabulaire de la galanterie se règle sur celui de la dévotion 59. Du jour où adorer devient synonyme d’aimer, cette métaphore en entraîne une quantité d’autres. » Et de citer Chrétien de Troyes, et les poètes du Nord disciples des troubadours, Gace Brûlé, Gautier d’Épinal, Blondel de Nesle « qui font penser aux effusions et aux appels à la souffrance d’une sainte Thérèse et d’un Jean de la Croix »60. Mais alors pourquoi rejeter sans discussion l’ouvrage de Wechssler, qui soutient que les « théories amoureuses du Moyen Âge ne sont qu’un reflet de ses idées religieuses » ? Et pourquoi vouloir à tout prix que les poèmes des troubadours comportent des notations « réalistes » et des descriptions précises de la Dame aimée, alors qu’ailleurs on leur reproche de ne recourir jamais qu’à des épithètes stéréotypées ?

Jaufré Rudel, prince de Blaye, dit très nettement que sa Dame est une création de son esprit, et qu’elle s’évanouit avec l’aube. Ailleurs, c’est la « princesse lointaine » qu’il veut aimer. Cependant M. Jeanroy s’inquiète de trouver dans ses poèmes « des détails qui paraissent nous plonger dans la réalité et que rien n’explique ». Exemples donnés : « Je suis en doute au sujet d’une chose et mon cœur est dans l’angoisse : c’est que tout ce que le frère me refuse, j’entends la sœur me l’octroyer. » D’autre part, Rudel « décrit » ainsi sa Dame : elle a le corps « gras, delgat et gen ». Or la première phrase, où Jeanroy veut voir un trait biographique, détient un sens mystique évident : « Ce que le corps me refuse, l’esprit me l’octroie » (par exemple, car il y a d’autres sens encore). Et quant aux épithètes « réalistes » qui décriraient une dame « réelle », on les retrouve parfaitement identiques chez une douzaine d’autres poètes ! (Ce qui a fait dire à je ne sais plus quel érudit qu’il semblerait que toute la poésie des troubadours fût l’œuvre d’un seul auteur louant une Dame unique !) Où est alors cette expression « vive et brutale » d’un désir évidemment charnel ? Dans la crudité de certains termes ? Mais elle était courante et naturelle avant le puritanisme bourgeois. L’argument est anachronique.

Voici par contre un document de poids à l’appui de la thèse symboliste. Raimbaut d’Orange écrit un poème sur les femmes. Si vous voulez faire leur conquête, dit-il, soyez brutaux, « donnez-leur des coups de poing sur le nez » (est-ce assez « cru » ?), forcez-les : car c’est cela qu’elles aiment.

Quant à moi, conclut-il, si je me comporte autrement, c’est que je ne me soucie pas d’aimer. Je ne veux pas me gêner pour les femmes, pas plus que si toutes étaient mes sœurs ; c’est pourquoi je suis envers elles humble, complaisant, loyal et doux, tendre, respectueux et fidèle… Je n’aime rien, sauf cet anneau qui m’est cher, parce qu’il a été au doigt… Mais je m’aventure trop : assez, ma langue ! Car trop parler est pis que péché mortel.

Or nous avons de ce même Raimbaut d’Orange d’admirables poèmes à la louange de la Dame. Et nous savons par ailleurs que l’anneau (échangé par Tristan et Iseut) est le signe d’une fidélité qui justement n’est pas celle des corps. Soulignons enfin ce fait capital : que les vertus de la cortezia ; humilité, loyauté, respect et fidélité envers la Dame, sont ici rapportées expressément au refus de l’amour physique. Au surplus, nous verrons plus tard les poèmes de Dante être d’autant plus passionnés et « réalistes » dans leurs images que Béatrice s’élèvera davantage dans une hiérarchie d’abstractions mystiques, figurant d’abord la philosophie, puis la Science, puis la Science sacrée.

Un petit fait encore : deux des plus ardents parmi les troubadours à louer les beautés de leur Dame, Arnaut Daniel et l’Italien Guinizelli sont placés au chant XXIV du Purgatoire dans le cercle des sodomistes !61

Mais tout cela nous amène à reconnaître enfin la réelle complexité d’un problème dont nous avons souligné jusqu’ici, non sans une volontaire partialité, l’un des aspects seulement, et le plus contesté. On a trop longtemps cru que la cortezia était une simple idéalisation de l’instinct sexuel. À l’inverse, il serait excessif de soutenir que l’idéal mystique sur quoi elle se fondait à l’origine fût toujours et partout observé ; ou qu’il fût en soi univoque. L’exaltation de la chasteté produit presque toujours des excès luxurieux. Sans nous attarder aux accusations de débauche que beaucoup ont portées contre les troubadours — l’on sait au vrai peu de choses de leurs vies — nous rappellerons l’exemple des sectes gnostiques, qui condamnaient aussi la création, et en particulier l’attrait des sexes, mais déduisaient de cette condamnation une morale étrangement débridée. Les carpocratiens par exemple interdisaient la procréation, mais par ailleurs divinisaient le sperme62.

Il est probable que des excès de ce genre se produisirent aussi chez les cathares, et plus encore chez leurs disciples, les troubadours. Des accusations horrifiantes figurent à cet égard dans les registres de l’Inquisition. Notons toutefois qu’elles sont souvent contradictoires. Ainsi l’on affirme tantôt que les cathares tiennent pour innocentes les voluptés les plus grossières, tantôt qu’ils réprouvent le mariage et tout commerce sexuel, licite ou non. Mais des accusations semblables furent portées contre toutes les religions nouvelles, sans excepter le christianisme primitif. Et il est juste de citer ici le jugement d’un dominicain qui eut l’occasion de fouiller dans les archives du saint Office, et qui s’exprime ainsi au sujet des cathares d’Italie, ou patarins : « Malgré toutes mes recherches, dans les procédures dressées par nos frères, je n’ai pas trouvé que les hérétiques « consolés » se livrassent en Toscane à des actes énormes ni qu’il se commît jamais parmi eux, surtout entre hommes et femmes (?), des excès sensuels. Or, si les religieux ne se sont pas tus par modestie, ce qui ne me paraît pas croyable de la part d’hommes qui faisaient attention à tout, leurs erreurs étaient plutôt des erreurs d’intelligence que de sensualité »63.

Retenons donc ceci, qui nuance notre schéma : si les erreurs de la passion — au sens précis que je donne à ce mot — sont d’origine religieuse et mystique, il est certain qu’elles se trouvent flatter, par cela même qu’elles veulent le transcender, l’instinct sexuel, ou comme dit Platon dans le Banquet : « l’amour de gauche ».

Tout ceci m’amène à conclure — quels qu’aient pu être mes scrupules à l’origine — que la rhétorique courtoise fut au moins inspirée par la mystique cathare64. C’est là une thèse minimum en apparence. Mais sitôt admise, elle me paraît tout à la fois impliquer et expliquer bien davantage. Elle ouvre toutes grandes les perspectives entrevues par Aroux et Péladan. Et c’est plus qu’il n’en faut pour justifier mon interprétation religieuse du mythe courtois de la passion.

Pour nous faciliter une représentation analogique de ce processus minimum d’inspiration et d’influence, prenons un exemple moderne. Un exemple dont je crois pouvoir dire que les données sont entièrement énumérables et très profondément connues (au sens total) par plusieurs hommes de ma génération : je veux parler du surréalisme et de l’influence de Freud sur ce mouvement.

Supposons l’historien futur de notre civilisation détruite : il a devant les yeux quelques poèmes surréalistes, il a pu les traduire et les dater. Par ailleurs, il n’ignore pas qu’à l’époque du surréalisme florissait une école psychiatrique dont on n’a pu retrouver les ouvrages : le fascisme, survenu peu après, les ayant tous détruits à cause de leur inspiration sémite. Du moins sait-on par les pamphlets de ses adversaires que cette école proposait une théorie érotique des rêves. Or les poèmes surréalistes conservés et traduits ne paraissent présenter aucun sens, et l’on se plaint de leur monotonie ; toujours les mêmes images érotiques et sanglantes, la même rhétorique exaltée, et ne dirait-on pas qu’ils n’ont qu’un seul auteur, etc. Mais peut-être, proposent certains, décrivent-ils simplement des rêves ? Peut-être même sont-ils des rêves écrits ? Les spécialistes demeurent sceptiques. Un littérateur « peu sérieux » imagine alors l’hypothèse d’une influence de la psychanalyse sur l’ensemble du surréalisme : coïncidence des dates, analogie des thèmes fondamentaux… Les spécialistes du xxe siècle haussent les épaules : Prouvez cela par des documents ! — Vous savez bien qu’il n’en existe plus. — Dans ce cas, il convient de surseoir à toute hypothèse cohérente. En attendant, le bon sens suffit à démontrer :

1° que le peu de choses que nous savons de la psychanalyse n’autorise pas à faire de cette doctrine la source des textes connus. (Il semble bien que Freud ait été avant tout un savant ; qu’il ait soutenu une théorie de la libido ; et qu’il ait pris une attitude déterministe : or le surréalisme fut une école littéraire avant tout ; on ne retrouve le terme de libido dans aucun des poèmes subsistants ; et ces poèmes sont de tendance idéaliste-anarchisante) ;

2° que les surréalistes n’ont jamais dit dans leurs poèmes qu’ils étaient les disciples du freudisme ;

3° qu’au contraire, la liberté qu’ils exaltent est celle que devaient nier tous les psychanalystes ;

4° qu’enfin l’on distingue mal comment, d’une science qui se donnait pour objet l’analyse et la cure des névroses, aurait pu naître une rhétorique de la folie, c’est-à-dire un défi à toute science en général et à toute science psychiatrique en particulier…

Or il se trouve que nous savons exactement, nous autres hommes du xxe siècle, comment toutes ces choses improbables se sont réellement produites ; nous savons que les initiateurs du mouvement surréaliste ont lu Freud et l’ont vénéré ; nous savons que sans lui, leurs théories et leur lyrisme eussent été tout différents ; nous savons que ces poètes n’éprouvaient nul besoin et n’avaient pas la possibilité de parler de libido dans leurs poèmes ; nous savons même que c’est à la faveur d’une erreur initiale sur la portée exacte de la doctrine de Freud (déterministe-positiviste) qu’ils ont pu en tirer les éléments de leur lyrisme (ce dernier trait me paraît capital pour l’analogie que je propose) ; et nous savons enfin qu’il a suffi que quelques-uns des chefs de cette école lisent Freud : les disciples se sont bornés à imiter la rhétorique des maîtres…

En outre, on aperçoit, par cet exemple, que l’action d’une doctrine sur des poètes s’exerce moins par influence directe qu’à la faveur d’une certaine ambiance de scandale, de snobisme et d’intérêt, suscitée par les dogmes centraux. Ce qui explique pas mal d’erreurs, variations et contradictions chez les poètes influencés. D’où résulte qu’un surcroît d’informations sur la nature exacte des théories de Freud, loin de fournir aux savants futurs les apaisements qu’ils seront en droit d’attendre, paraîtra contredire la thèse de mon littérateur « peu sérieux ». (Eppur ! C’est lui qui aura raison contre les « vingtiémistes » chevronnés de son temps.)

On a remarqué qu’à l’objection n° 4, je n’ai répondu jusqu’ici que d’une manière tout indirecte et allusive. C’est qu’elle mérite un traitement particulier et nous engage dans un nouveau chapitre.

9.
Les mystiques arabes

Comment de la confuse combinaison de doctrines plus ou moins chrétiennes, manichéennes et néo-platoniciennes eût-il pu naître une rhétorique aussi précise que celle des troubadours ? C’est l’argument que les romanistes ont coutume d’opposer à l’interprétation religieuse de l’art courtois.

Or il se trouve que dès le ixe siècle, une synthèse non moins « improbable » de manichéisme iranien, de néo-platonisme et d’islamisme s’était bel et bien opérée dans les parages de l’Asie Mineure et de plus, s’était exprimée par une poésie religieuse dont les métaphores érotiques offrent les plus frappantes analogies avec les métaphores courtoises.

Lorsque Sismondi avança l’hypothèse d’une influence arabe sur la lyrique provençale, A. W. Schlegel lui répondit qu’il fallait ignorer à la fois la poésie provençale et l’arabe pour soutenir un pareil paradoxe. Mais Schlegel prouvait de la sorte que cette double ignorance était précisément son fait. On l’excusera d’ailleurs si l’on tient compte de l’état des études arabisantes à son époque.

Des travaux plus récents ont révélé l’existence dès le ixe siècle, dans l’islam, d’une école de mystiques poètes qui devaient avoir plus tard pour principales illustrations al-Hallaj, Al-Ghazali et Sohrawardi d’Alep, troubadours de l’Amour suprême, chantres courtois de l’Idée voilée, objet aimé mais en même temps symbole du Désir divin65.

Sohrawardi (mort en 1191) voyait dans Platon — qu’il connaissait par Plotin, Proclus et l’école d’Athènes — un continuateur de Zoroastre. Son néo-platonisme était par ailleurs très fortement pénétré de représentations mythiques iraniennes. En particulier, il empruntait aux doctrines avestiques — dont s’était inspiré Manès — l’opposition du monde de la Lumière et du monde des Ténèbres, dont on a vu qu’elle est fondamentale pour les cathares. Et tout cela se traduisait — tout comme chez les cathares encore — par une rhétorique amoureuse et chevaleresque, dont les titres de quelques traités mystiques de cette école donnent une idée : Le Familier des Amants, Le Roman des Sept Beautés

Il y a plus. À l’occasion de ces traités, les mêmes disputes théologiques se produisirent, qui devaient renaître un peu plus tard dans le Moyen Âge occidental. Elles se compliquent d’ailleurs du fait que l’islam contestait que l’homme pût aimer Dieu (comme l’ordonne le sommaire évangélique de la Loi). Une créature finie ne peut aimer que le fini. Il en résulta que les mystiques furent obligés de recourir à des symboles dont le sens restait secret. (Ainsi la louange du vin, dont l’usage était interdit, devint le symbole de la divine ivresse d’amour). Mais compte tenu de cette difficulté particulière — qui n’est d’ailleurs pas sans rapport avec la situation courtoise —, nous retrouvons en Occident et dans le Proche-Orient les mêmes problèmes.

L’orthodoxie musulmane, pas plus que la catholique, ne pouvait admettre qu’il y eût en l’homme une part divine dont l’exaltation aboutît à la fusion de l’âme et de la Divinité. Or le langage érotico-religieux des poètes mystiques tendait à établir cette confusion du Créateur et de la créature. Et l’on accusa ces poètes de manichéisme déguisé, sur la foi de leur langage symbolique. Al-Hallaj et Sohrawardi devaient même payer de leur vie cette accusation d’hérésie66.

Il est bien émouvant de constater que tous les termes d’une pareille polémique s’appliquent au cas des troubadours, et plus tard, nous le verrons, au cas des grands mystiques occidentaux, de Maître Eckhart à Jean de la Croix.

Une brève revue des thèmes « courtois » de la mystique arabe fera sentir à quelles profondeurs le parallélisme trouve ses origines, et jusque dans quels détails il se poursuit.

a) Sohrawardi nomme les amants des Frères de la Vérité, « appellation s’adressant à des amants mystiques qui s’entendent dans une idéalisation commune67 » et fondent ainsi une communauté, — comparable à l’Église d’Amour des cathares.

b) selon le manichéisme iranien, dont s’inspiraient les mystiques de l’école illuminative de Sohrawardi, une jeune fille éblouissante attend le fidèle à la sortie du pont Chinvat et lui déclare : « Je suis toi-même ! » Or selon certains interprètes de la mystique des troubadours, la Dame des pensées ne serait autre que la part spirituelle et angélique de l’homme, son vrai moi. Ce qui pourrait nous orienter vers une compréhension nouvelle de ce que nous appelions le « narcissisme de la passion » (à propos de Tristan, chap. vii du Livre Ier).

c) Le Familier des Amants est construit sur l’allégorie du « Château de l’Âme » et de ses différents étages et loges. Dans l’une de ces loges habite un personnage qui se nomme l’Idée voilée. Elle « connaît les secrets qui guérissent et c’est d’elle que l’on apprend la magie ». (L’Iseut celtique était aussi une magicienne, « objet de contemplation, spectacle mystérieux. ») Dans le Château de l’Âme habitent d’autres personnages allégoriques, tels que Beauté, Désir et Angoisse, le Renseigné, le Probateur, le Bien connu : comment ne pas songer au Roman de la Rose ? Et le symbolisme chevaleresque se retrouve dans l’ouvrage de Nizani de Ganja : le Roman des Sept Beautés, qui conte les aventures des sept jeunes filles vêtues aux couleurs des planètes et que visite un roi-chevalier.

Nous retrouverons le Château de l’Âme parmi les symboles préférés d’un Ruysbroek et d’une sainte Thérèse…

d) Dans un poème d’Omar Ibn al Faridh — pour prendre un exemple entre cent — l’auteur décrit la passion terrible qui l’envoûte :

Mes concitoyens, étonnés de me voir esclave, ont dit : Pourquoi ce jeune homme a-t-il été pris de folie ?
Et que peuvent-ils dire de moi, sinon que je m’occupe de Nou’m ? Oui, en vérité, je m’occupe de Nou’m.
Quand Nou’m me gratifie d’un regard, cela m’est égal que Sou’da ne soit pas complaisante68.

« Nou’m » est le nom conventionnel de la femme aimée, et signifie ici Dieu. Or les troubadours nommaient aussi la Dame de leurs pensées d’un nom conventionnel ou senhal, derrière lequel nos érudits s’épuisent à retrouver des personnages historiques…

e) La salutation et le salut que l’initié voulait donner au Sage, mais que celui-ci, prévenant, donne le premier (Sohrawardi ; le Bruissement de l’aile de Gabriel), c’est un des thèmes constants du lyrisme des troubadours, puis de Dante et enfin de Pétrarque. Tous ces poètes attachent au « salut » de la Dame une importance apparemment démesurée69, mais qui s’explique fort bien si l’on prend garde au double sens du mot salut.

f) Les mystiques arabes insistent sur la nécessité de garder le secret de l’Amour divin. Ils dénoncent sans relâche les indiscrets qui voudraient s’enquérir des mystères sans y participer de toute leur foi. À l’interrogation d’un impatient : « Qu’est-ce que le soufisme ? » al-Hallaj répond : « Ne t’attaque pas à Nous, regarde notre doigt que nous avons déjà teint dans le sang des amants. » De plus, les indiscrets sont soupçonnés d’intentions mauvaises : ce sont eux qui dénoncent les amants à l’autorité orthodoxe, c’est-à-dire qui révèlent à la censure dogmatique le sens secret des allégories.

Or dans la plupart des poèmes provençaux apparaissent des personnages qualifiés de losengiers (médisants, indiscrets, espions) et que le troubadour couvre d’invectives. Nos savants commentateurs ne savent trop que faire de ces encombrants losengiers, et tentent de s’en débarrasser en affirmant que les amants du xiie siècle tenaient énormément au secret de leurs liaisons (ce qui les distinguerait, sans doute, des amants de tous les autres siècles ?).

g) Enfin, la louange de la mort d’amour est le leitmotiv du lyrisme mystique des Arabes. Ibn-al-Faridh :

Le repos de l’amour est une fatigue, son commencement une maladie, sa fin la mort.
Pour moi cependant la mort par amour est une vie ; je rends grâce à ma Bien-aimée de me l’avoir offerte.
Celui qui ne meurt pas de son amour ne peut en vivre.70

C’est ici le cri même de la mystique occidentale mais aussi du lyrisme provençal. C’est l’oraison jaculatoire de sainte Thérèse : Je meurs de ne pas mourir !

Al-Hallaj disait :

En me tuant vous me ferez vivre, car pour moi c’est mourir que de vivre, et vivre que de mourir.

La vie, c’est en effet le jour terrestre des êtres contingents et le tourment de la matière ; mais la mort c’est la nuit de l’illumination, l’évanouissement des formes illusoires, l’union de l’Âme et de l’Aimé, la communion avec l’Être absolu.

Aussi Moïse est-il pour les mystiques arabes le symbole du plus grand Amant, puisqu’en exprimant le désir de voir Dieu, sur le Sinaï il exprima le désir de sa mort. Et l’on conçoit que le terme nécessaire de la voie illuminative d’un Sohrawardi, d’un al-Hallaj, ait été le martyre religieux au sommet de la joy d’amor :

Al-Hallaj se rendait au supplice en riant. Je lui dis : Maître qu’est cela ? Il répondit : Telle est la coquetterie de la Beauté attirant à elle les amoureux.71

Par quelles voies la mystique arabe et sa rhétorique courtoise eussent-elles pu parvenir, en moins d’un siècle, et à travers quelles traductions, aux initiés de l’Église d’Amour, et par eux aux poètes du Midi ? Je ne sache pas que l’on soit en mesure de résoudre aujourd’hui ce problème. S’il est une voie de transmission géographique, c’est du côté de l’Espagne, évidemment, qu’il conviendrait de la chercher, puisque c’est là que s’opérait le contact du monde arabe et du monde chrétien. Il se peut, par ailleurs, que les croisades aient joué un rôle non négligeable. Mais si l’on se contente de souligner le parallélisme des formes, des contenus et des problèmes dans le monde de l’islam et dans le monde courtois, l’on aura du moins répondu à l’objection sceptique que je résumais en tête de ce chapitre. Et rien n’empêche alors de supposer que les mêmes causes — les mêmes courants religieux — produisirent les mêmes effets ici et là, sans transmission directe.

Cependant les travaux d’un Asin Palacios nous mettent sur la voie de découvertes considérables concernant les relations de la mystique soufiste et de la poésie occidentale, à une époque plus tardive il est vrai. Je ne puis ici que renvoyer à ces travaux si justement célèbres72. Il en ressort que Dante aurait pris pour modèle le Livre du Voyage nocturne du mystique Ibn el Arabi, écrit quatre-vingts ans auparavant : ce traité décrit en effet une traversée des trois mondes de l’au-delà, enfer, purgatoire, paradis, avec les mêmes rencontres et péripéties, et beaucoup de personnages semblables. Dante semble bien avoir appartenu à l’ordre des Templiers, qui était en relations certaines avec un ordre musulman identique dans sa structure, dans plusieurs de ses règles, et même dans son costume l’Ordre des Assaccis, auquel Ibn Arabi fut affilié… (Appendice 6.)

10.
De l’Amour courtois au roman breton

Remontons maintenant du Midi vers le nord : nous découvrons dans le roman breton — Lancelot, Tristan et tout le cycle arthurien — une transposition romanesque des règles de l’amour courtois et de sa rhétorique à double sens. « C’est du contact des légendes exotiques avec les idées courtoises que naquit le premier roman courtois », écrit M. E. Vinaver. Ces légendes « exotiques », c’étaient les vieux mystères sacrés des Celtes, plus qu’à demi oubliés d’ailleurs par un Béroul ou un Chrétien de Troyes, et quelques éléments de mythologie grecque.

On a longtemps polémiqué sur l’autonomie relative des deux littératures du Nord et du Midi. Il semble bien que la question soit actuellement résolue : c’est bien le Midi roman qui a donné son style et sa doctrine secrète aux « romanciers » du cycle de la Table ronde. Et l’on peut suivre les voies de cette transmission dans les documents historiques.

Aliénor de Poitiers, quittant sa cour d’amour languedocienne, avait épousé Louis VII, puis en l’an 1154, Henri II Plantagenêt, roi d’Angleterre73. Elle emmenait avec elle ses troubadours. C’est par elle et par eux entre autres que les trouvères anglo-normands reçurent le code secret de l’amour courtois74. Chrétien de Troyes déclare tenir le fond et l’esprit de ses romans de la comtesse Marie de Champagne, fille d’Aliénor, célèbre par sa cour d’amour où le mariage fut condamné. Chrétien avait écrit un Roman de Tristan dont les manuscrits sont perdus. Béroul était Normand, Thomas était Anglais. Et en retour, la légende de Tristan se répandit très largement dans le Midi.

Cette interaction si rapide peut s’expliquer par une ancienne parenté entre le Midi précathare et les Celtes gaéliques et bretons. Nous avons vu que la religion druidique, d’où sont issues les traditions des bardes et filids, enseignait une doctrine dualiste de l’Univers, et faisait de la femme un symbole du divin.

Et c’est dans le fonds celtibérique que l’hérésie chrétienne des « purs » a puisé, selon Rahn, certains traits de sa mythologie. Que celle-ci ait revêtu chez les poètes du Nord des couleurs assombries et plus tragiques, c’est naturel. Taranis, dieu du ciel orageux, supplante Lug, dieu du ciel lumineux. Et bien que la doctrine courtoise rejoignît et fît resurgir d’anciennes traditions autochtones, elle n’en était pas moins pour les trouvères une chose apprise : d’où les erreurs qu’ils commirent bien souvent.

Il est d’ailleurs extrêmement délicat de préciser les causes et l’importance exacte de ces erreurs. Est-ce un défaut d’initiation mystique ? Est-ce une tradition imparfaite ? Ou encore une tendance hérétique au sein de l’hérésie même, un essai plus ou moins sincère de retour vers l’orthodoxie75 ? Ou simplement, une « profanation » des thèmes courtois, que les trouvères auraient utilisés sans grands scrupules à d’autres fins que les cathares ? Dans l’attente de recherches plus approfondies sur tous ces points, bornons-nous à remarquer que les romans bretons sont tantôt plus « chrétiens » et tantôt plus « barbares » que les poèmes des troubadours, dont ils sont cependant inspirés de la manière la plus incontestable.

Nous ne savons si Chrétien de Troyes a bien compris les lois d’amour que lui enseignait Marie de Champagne. Nous ne savons dans quelle mesure il a voulu que ses romans fussent des chroniques secrètes de l’Église persécutée (thèse de Rahn, Péladan et Aroux) ou de simples allégories illustrant la morale et la mystique courtoises. Toutes les hypothèses sont permises en l’absence de documents dont on voit bien pourquoi ils font défaut : trop d’intérêts se trouvaient ligués contre la diffusion de l’hérésie, sans parler de sa volonté de demeurer ésotérique. Il paraît donc fort peu probable que l’on découvre un jour des témoignages certains sur l’intention qui animait le romancier. Quoi qu’il en soit, Chrétien de Troyes a notablement déformé la signification des mythes qu’il conte.

La légende du Graal, par exemple : Suhtschek y voit un mythe manichéen venu de l’Iran ; Otto Rahn une chronique déguisée des cathares. (Parzival, fils d’Herzeloïde, femme du Castis, chez Wolfram d’Eschenbach, serait le comte Ramon Roger Trencavel, fils d’Adélaïde de Carcassonne et d’Alphonse le Chaste, roi d’Aragon. — Trencavel signifie : « qui tranche bellement », et Wolfram traduit le nom de Parzival par « Schneid mitten durch » : « perce bellement ».) Ces deux interprétations se contredisent bien moins qu’elles ne se complètent76. Elles ont l’avantage décisif de rendre compte de bien des bizarreries de la légende et de son attirail symbolique. Faut-il penser, avec un transcripteur moderne, qu’« il est fort vraisemblable que Chrétien de Troyes n’était pas instruit du sens païen et secret de ces traits mystérieux qu’il rapportait »77 ? Ou bien se vit-il contraint de déguiser ce sens, en sorte que seuls les initiés pussent démêler la fantaisie et la doctrine, l’ornement romanesque et la chronique réelle ? Si ce fut le cas, il n’y réussit que trop bien, puisque Robert de Boron, son continuateur, n’hésite pas à christianiser les symboles jusqu’à faire du Graal le vase qui reçut le sang du Christ, et de la Table ronde une sorte d’autel pour la Sainte-Cène. Cependant, même dans le grand roman de Lancelot (qui date de 1225 environ) le symbolisme et l’allégorie sont évidents, si saugrenues que puissent paraître les interprétations que donne l’auteur lui-même, après chaque épisode. Il est une de ces interprétations que je crois utile de citer, car l’origine cathare y transparaît nettement, malgré l’ignorance de l’auteur. Lancelot errant par la haute forêt parvient à un carrefour. Il hésite entre le chemin de gauche et celui de droite. Il s’engage dans celui de gauche, malgré l’avertissement gravé sur une croix qui se dresse devant lui. Bientôt survient un chevalier à l’armure blanche qui le renverse de son cheval et le dépouille de sa couronne. Lancelot tout déconfit rencontre un prêtre et se confesse. « Je vous dirai la signifiance de ce qui vous est advenu, dit le prud’homme. La voie de droite que vous avez dédaignée au carrefour, était celle de la chevalerie terrienne, où vous avez longtemps triomphé ; celle de gauche était la voie de la chevalerie célestielle, et il ne s’agit plus là de tuer des hommes et d’abattre des champions par force d’armes : il s’agit des choses spirituelles. Et vous y prîtes la couronne d’orgueil : c’est pourquoi le chevalier vous renversa si facilement, car il représentait justement le péché que vous veniez de commettre.78 »

Libre après cela aux historiens de la littérature de parler d’aventures incroyables, de merveilleux facile, de naïvetés touchantes, de fraîcheur primitive, etc. « Poèmes incohérents, personnages sans caractères ni couleurs, mannequins dont les froides aventures s’enchaînent à l’infini », nous dit de ces légendes l’un de leurs meilleurs adapteurs modernes ! Ainsi s’est répandue l’opinion fort étrange que les poètes bretons n’étaient en somme que des amuseurs un peu niais, dont le succès demeure incompréhensible à notre esprit si pénétrant et averti. Un peu plus de pénétration nous ferait voir au contraire que la vraie barbarie est dans la conception moderne du roman, photographie truquée de faits insignifiants, alors que le roman breton procède d’une cohérence intime dont nous avons perdu jusqu’au pressentiment. En vérité, tout « signifie », dans ces aventures merveilleuses, tout est symbole ou délicate allégorie, et seuls les ignorants s’arrêtent à l’apparence puérile du conte, destinée justement à masquer le sens profond aux regards superficiels, non avertis.

Mais quand bien même les trouvères seraient inférieurs aux troubadours dans la connaissance mystique, ils n’ont pas introduit dans leurs romans que des erreurs. Ils ont traité un thème nouveau, celui de l’amour physique, c’est-à-dire de la faute. (Et j’entends bien la faute au sens « courtois », non pas au sens de la morale chrétienne.) Les ouvrages de Chrétien de Troyes ne sont pas seulement des poèmes d’amour, comme on le répète, mais de véritables romans. C’est qu’à la différence des poèmes provençaux, ils s’attachent à décrire les trahisons de l’amour, au lieu d’exprimer seulement l’élan de la passion dans sa pureté mystique. Le point de départ de Lancelot — comme de Tristan — c’est le péché contre l’amour courtois, la possession physique d’une femme réelle, la « profanation » de l’amour. Et c’est à cause de cette faute initiale que Lancelot ne trouvera pas le Graal, et sera cent fois humilié quand il errera dans la voie célestielle. Il a choisi la voie terrienne, il a trahi l’Amour mystique, il n’est pas « pur ». Seuls les « purs » et les vrais « sauvages » comme Bohor, Perceval et Galaad parviendront à l’initiation. Il est clair que la description de ces errements et de leurs punitions exigeait la forme du récit, et non plus de la simple chanson79.

Ainsi s’explique par des raisons spirituelles la formation d’un genre nouveau — le roman — qui ne deviendra proprement littéraire que par la suite, quand il se détachera du mythe provisoirement exténué, — au début du xviie siècle.

11.
Des mythes celtiques au roman breton

Tristan nous apparaît comme le plus purement courtois des romans bretons, en ce sens que la part épique — combats et intrigues — y est réduite au minimum, tandis que le développement tragique de la doctrine religieuse détermine à lui seul la courbe puissante et simple du récit.

Mais en même temps, Tristan est le plus « breton » des romans courtois, en ce sens qu’on y trouve incorporés des éléments religieux et mythiques d’origine très nettement celtique, bien plus nombreux et plus exactement identifiables que dans les romans de la Table ronde.

Hubert note très bien à propos de la littérature galloise que « c’est un miracle qu’elle contienne des éléments de religion brittonique : elle s’est formée dans un pays chrétien, romanisé, puis colonisé par les Irlandais »80. Le miracle est cependant attesté par un grand nombre d’incidents mis en œuvre par Béroul et Thomas, et qui ne trouvent d’explication que dans les récentes découvertes de l’archéologie celtique. À vrai dire, le pouvoir poétique de ces éléments religieux était tel qu’on s’explique assez bien leur survivance, même dans un monde qui avait perdu la foi des druides, et oublié le sens de leurs mystères.

Dans le cycle des légendes irlandaises, nous trouvons un grand nombre de récits qui racontent le voyage d’un héros au pays des morts. Ce héros, Bran, Cuchulainn, ou Oisin, « est attiré par une mystérieuse beauté : il s’embarque sur une barque magique » et parvient à une terre merveilleuse. « Il se lasse à la fin de ce séjour, veut revenir. C’est finalement pour mourir.81 » Nous avons là l’origine évidente de la première navigation à l’aventure de Tristan malade, en quête du baume magique.

D’autre part, plusieurs récits de ce cycle irlandais figurent les prototypes assez exacts des situations du Roman de Tristan. Par exemple, dans l’idylle tragique de Diarmaid et Grainne, les deux amants se sauvent dans la forêt où le mari les poursuit. Dans Bailé et Aillinn, ils se donnent rendez-vous en un lieu désert, où la mort les précède, empêchant leur réunion « car il était prédit par les druides qu’ils ne se rencontreraient pas dans leur vie, mais qu’ils se rencontreraient après la mort, pour ne jamais se séparer »82.

Il serait aisé de multiplier ces comparaisons littéraires. Mais certains traits de mœurs nous incitent à des rapprochements plus précis. On se rappelle que Tristan, après la mort de ses parents, fut élevé à la cour du roi Marc son oncle. Or il était fréquent, chez les plus anciens Celtes, que l’on confiât les enfants « à la garde d’un personnage qualifié dans une grande maison, la maison des hommes ». Ils y recevaient l’enseignement d’un druide, et se trouvaient mis à l’abri des femmes. « Cette institution qu’on appelle généralement du nom anglo-normand de fosterage s’est maintenue en pays celtique : nous trouvons les enfants confiés à des parents nourriciers, à l’égard desquels ils contractent de véritables liens de parenté, attestés par le fait qu’un certain nombre de personnages portent dans l’indication de leur filiation le nom de leur père nourricier… On recherchait comme pères nourriciers soit les membres de la famille maternelle, soit… les druides.83 »

Tristan élevé par Marc, son oncle maternel, devient ainsi, en vertu du fosterage, le « fils » du roi. (Les psychanalystes ne manqueront pas de voir dans la liaison malheureuse de Tristan et d’Iseut le résultat d’un complexe œdipien : à quoi s’oppose toutefois le fait que les « pères nourriciers » avaient souvent jusqu’à cinquante fils juridiques (le lien était donc assez faible), et surtout le fait que l’inceste était assez bien toléré chez les Celtes, comme l’attestent de nombreux documents).

La coutume celtique du potlatch, don rituel ou plutôt échange de dons ostentatoires, accompagné de surenchère, subsiste également dans Tristan et les romans de la Table ronde. On y voit un grand nombre d’aventures débuter par une promesse « en blanc » faite par le roi à quelque damoiselle qui lui demande un don, sans dire lequel. Il s’agit en général d’un service très périlleux. « Les tournois, note Hubert, font certainement partie de ce vaste système de concurrence et de surenchère. » (II, p. 234.)

Enfin, l’on sait que les jeunes Celtes au moment de la puberté, donc au sortir de la maison des hommes, devaient accomplir un exploit (meurtre d’un étranger ou chasse glorieuse) pour acquérir le droit de se marier : le combat contre le Morholt, dans Tristan, illustre exactement cette coutume, sans faire d’ailleurs la moindre allusion à son origine sacrée.

Tous ces faits rendent vraisemblable la conclusion d’Hubert : à savoir que la mythologie celtique s’est transmise au cycle courtois non par des voies proprement religieuses, mais par le culte plus profane des héros et de leurs prouesses, remplaçant peu à peu les dieux dans les légendes populaires.

Gaston Paris remarquait avec profondeur que le roman de Tristan et d’Iseut rend un son particulier, qui ne se retrouve guère dans la littérature du Moyen Âge, et il l’expliquait par l’origine celtique de ces poèmes. C’est par Tristan et par Arthur que le plus clair et le plus précieux du génie celtique s’est incorporé à l’esprit européen. (Hubert, II, p. 336.)

Ce « son particulier », que Bédier sut faire rendre à sa moderne transcription de la légende, est si nettement sensible à notre cœur qu’il nous met en mesure d’isoler l’élément non celtique, donc proprement courtois qui provoqua, au xiie siècle, la constitution de notre mythe.

Qu’on lise l’une après l’autre une légende irlandaise et la légende de Béroul ou de Thomas : et l’on verra que d’un côté, c’est une fatalité tout extérieure qui provoque la catastrophe, tandis que de l’autre, c’est la volonté secrète, mais infaillible, des deux amants mystiques. Dans les légendes celtiques, c’est l’élément épique qui commande l’action et le dénouement, tandis que dans les romans courtois, c’est la tragédie intérieure.

Enfin, l’amour celtique (en dépit de la sublimation religieuse de la femme par les druides) est avant tout l’amour sensuel84. Le fait que dans certaines légendes cet amour s’oppose secrètement à l’amour religieux orthodoxe, et se voit donc contraint de s’exprimer par des symboles ésotériques, aide à comprendre que le fond breton se soit si aisément adapté au symbolisme du roman courtois. Mais cette analogie reste purement formelle. Tout au plus devait-elle favoriser la confusion moderne entre la passion de Tristan et la pure sensualité.

Quelques citations de Thomas, le plus conscient des cinq auteurs de la légende primitive, suffiront à faire concevoir l’originalité du mythe courtois. On y trouve exprimé et commenté en termes étonnamment modernes le principe de cohésion qu’apporte la mystique cathare aux éléments religieux, sociologiques ou épiques, hérités du vieux fond breton. Ce principe, c’est l’amour de la douleur considérée comme une ascèse, le « mal aimé » des troubadours. Voici Tristan livré au plus cruel conflit, lorsqu’au soir de ses noces avec Iseut aux blanches mains, il ne peut se résoudre à posséder sa femme :

« Tristan désire Iseut aux blanches mains pour son nom et pour sa beauté, car, quelle qu’eût été sa beauté sans ce nom, quel qu’eût été ce nom sans sa beauté, le désir de Tristan ne s’y fût pas porté. Ainsi Tristan veut se venger de sa douleur et de ses peines, et contre son mal, il avise un remède dont il doublera son tourment. »

Du seul fait qu’Iseut aux blanches mains est devenue sa femme légitime, il ne doit plus et ne peut plus la désirer :

Jamais il n’eût méprisé le bien qu’il a, s’il n’eût pas été le sien : son cœur ne prend en aversion que le bonheur qu’il est contraint d’avoir. Le lui eût-on refusé, il se serait lancé à sa recherche, pensant toujours trouver mieux, parce qu’il n’aime pas ce qu’il a !… Ainsi en advient-il à beaucoup de gens. Dans d’amers déboires d’amour, angoisses, lourdes peines et tourments, ce qu’ils font pour s’y soustraire, s’en affranchir et s’en venger les asservit d’un lien plus inextricable encore. D’irréalisables désirs, d’impossibles convoitises les conduisent à ne rien faire dans leur détresse qui n’irrite leur amertume… Celui qui tend tous ses désirs vers un bonheur inaccessible, celui-là met sa volonté en guerre avec son désir. (Encontre désir fait volier, dit le texte de Thomas.)85

Un fonds celtique de légendes religieuses — d’ailleurs très anciennement commun au Midi languedocien et ibérique et au Nord irlandais et breton ; des coutumes de chevalerie féodale ; des apparences d’orthodoxie chrétienne ; une sensualité parfois très complaisante ; enfin la fantaisie individuelle des poètes : tels sont donc en fin de compte les éléments sur lesquels la doctrine de l’Amour opéra ses transmutations. Ainsi naquit le mythe de Tristan. Loin de moi la tentation d’analyser le processus de cette métamorphose : il nous échappe doublement, étant poétique et mystique. Mais nous savons maintenant d’où vient le mythe, et où il mène. Et peut-être pressentons-nous — mais alors c’est intraduisible — comment il peut se recréer dans une vie ou dans une œuvre.

12.
Premières conclusions

Compte tenu du changement de registre qui s’opère dans les expressions poétiques de l’amour courtois, lorsqu’on passe du Midi des troubadours au Nord plus barbare des trouvères, nous sommes en mesure de voir dorénavant dans le chef-d’œuvre de Béroul l’aboutissement de toutes nos pérégrinations. Les religions antiques, certaines mystiques du Proche-Orient, l’hérésie qui les fit revivre en Languedoc, le contrecoup de cette hérésie dans la conscience occidentale et dans les coutumes féodales, tout cela vient sourdement retentir dans le mythe.

Nous avons donc rejoint le Roman de Tristan et situé sa nécessité à telle date, à l’intersection de telles traditions hérétiques et de telles institutions qui les condamnaient farouchement, les obligeant par cette condamnation à s’exprimer en symboles équivoques et à revêtir la forme d’un mythe.

De l’ensemble de ces convergences, il est temps de tirer la conclusion : l’amour-passion glorifié par le mythe fut réellement au xiie siècle, date de son apparition, une religion dans toute la force de ce terme, et spécialement une hérésie chrétienne historiquement déterminée .

D’où l’on pourra déduire.

1° que la passion, vulgarisée de nos jours par les romans et par le film, n’est rien d’autre que le reflux et l’invasion anarchique dans nos vies d’une hérésie spiritualiste dont nous avons perdu la clef ;

2° qu’à l’origine de notre crise du mariage, il n’y a pas moins que le conflit de deux traditions religieuses, c’est-à-dire une décision que nous prenons presque toujours inconsciemment, en toute ignorance de cause, de fins et de risques encourus, en faveur d’une morale survivante que nous ne savons plus justifier.

Il s’en faut d’ailleurs de beaucoup que la passion et le mythe de la passion n’agissent que dans nos vies privées.

La mystique d’Occident est une autre passion dont le langage métaphorique est parfois étrangement semblable à celui de l’amour courtois.

Nos grandes littératures sont pour une bonne partie des laïcisations du mythe, ou comme nous préférons le dire : des « profanations » successives de son contenu et de sa forme.

Enfin, la guerre, en Occident, et toutes les formes militaires, jusque vers 1914, ont gardé par le fait de leur origine chevaleresque — et pour d’autres raisons peut-être — un parallélisme constant avec l’évolution du mythe.

C’est de quoi l’on traitera dans les livres qui viennent.