(1940) Articles divers (1938-1940) « La Suisse que nous devons défendre. IV : Notre « mission spéciale » (16 mars 1940) » p. 1

La Suisse que nous devons défendre. IV : Notre « mission spéciale » (16 mars 1940)y

Il est temps que je définisse ce que j’appelle la mission de la Suisse, ou mieux encore, sa vocation. C’est très facile à dire en quelques mots. La vocation actuelle et historique de la Suisse, c’est de défendre et d’illustrer aux yeux de l’Europe le principe du fédéralisme ; principe, notons-le bien, radicalement contraire a tout système totalitaire, et seule base possible et solide de la paix que nous espérons.

C’est très facile à dire, et ce n’est pas très neuf, en apparence. Mais dès qu’on veut prendre au sérieux cette vocation, l’on s’aperçoit que ce n’est pas si simple.

Que signifient ces mots : défendre et illustrer le principe du fédéralisme ? Le défendre, c’est d’abord nous défendre, certes, mais c’est aussi le répandre au-dehors, le propager, et préparer par nos études, par nos initiatives, par certaines prises de position peut-être, les bases de la fédération européenne. L’illustrer, c’est le réaliser, ici et maintenant et dans nos vies, à l’intérieur de nos frontières. C’est faire que notre Suisse ait vraiment le droit de s’offrir en exemple à l’Europe, sur le plan du fédéralisme. Ces deux aspects de notre vocation me paraissent inséparables. Il faut répandre l’idée fédéraliste, si nous voulons la sauvegarder, car on ne se défend bien qu’en attaquant. Mais d’autre part on ne saurait attaquer avec succès que si l’on est sûr de ses armes, et solidement appuyé par l’arrière.

Quand on parle d’une vocation de la Suisse vis-à-vis de l’Europe, nombreux sont ceux qui crient à l’utopie. Beaucoup de gens s’imaginent que les petites raisons sont plus réalistes que les grandes. Beaucoup de gens s’imaginent que les réalités matérielles et pratiques sont plus sérieuses que les réalités spirituelles, qu’ils traitent volontiers d’idéologies fumeuses. Ces gens-là se trompent lourdement, et aujourd’hui plus qu’à toute autre époque. Car il est clair que la guerre actuelle est une guerre de doctrines et même de religions. Des raisons spirituelles la dominent, et il s’agit de les prendre au sérieux si l’on veut rester réaliste. Épargnés jusqu’ici par les bombardements, nous sommes engagés comme les autres dans le conflit spirituel. Chose étrange, sur ce plan-là, nous combattons en tant que neutres, justement ! Affirmer la mission de notre neutralité, voilà notre rôle stratégique dans cette bataille des doctrines. Nous l’avons constaté, à propos de la neutralité, ce sont les faits eux-mêmes qui nous invitent à prendre une attitude active vis-à-vis de l’Europe. Ce sont les faits qui rendent insuffisantes nos justifications par l’intérêt. De par notre situation de fait, nous sommes, si je puis dire, pratiquement condamnés à l’idéalisme.

Mais beaucoup de bons Suisses ne le voient pas de leurs yeux, et par suite, ne veulent pas y croire. Ils prétendent tenir compte uniquement de ce qui est inscrit dans nos nécessités, dans notre situation géographique et matérielle. Et ils affirment que dans toutes ces choses qui peuvent être vues et touchées, nos Alpes, la petitesse de notre territoire, et nos difficultés économiques, ils n’aperçoivent nullement l’indication d’une vocation européenne de la Suisse. Dans un certain sens, ils n’ont pas tort. Une vocation n’est jamais inscrite en clair dans les faits matériels. Il faut savoir l’y déchiffrer, et cela ne se peut qu’avec les yeux de l’esprit. Tenir compte des faits ne suffit pas : il faut savoir leur donner un sens, leur ajouter un sens par un acte de l’esprit.

L’individu ou le pays qui se reconnaît une vocation doit sans nul doute partir des faits — sous peine de divaguer dans l’utopie — mais il doit en partir justement, aller au-delà, et dans un sens qui ne peut être révélé que par sa foi.

Maintenant donc, il s’agit pour nous tous de reconnaître la vocation suisse, d’en revêtir la charge, d’en être les porteurs.

Travaillons tout d’abord à la défendre, c’est-à-dire à la faire connaître autour de nous et en dehors de nos frontières. Si quelqu’un me dit que pour sa part, il ne voit pas par quels moyens il pourrait y contribuer, je lui demanderai d’aider au moins ceux qui se trouveraient mieux placés dans ce combat, et d’être prêt à leur porter main-forte cas échéant. Car tout revient, dans ce domaine, à une question d’état d’esprit et de préparation morale. Ce qu’il s’agit de créer, avant tout, c’est une disposition du sentiment public favorable à des entreprises éventuelles, qu’il serait imprudent de préciser trop vite, mais qui naîtront sans aucun doute, ici ou là, dans la mesure où nous les appellerons, où nous les croirons justes et nécessaires. Peut-être est-il encore trop tôt pour mobiliser l’opinion en faveur d’une action de la Suisse auprès de ses voisins en guerre. Ce n’est pas encore une mobilisation spirituelle que je réclame, c’est plutôt une mise de piquet. Soyons prêts à répondre à tout appel, même balbutiant, qui se ferait entendre. Préparons-nous à dire très haut, dès que l’occasion s’en montrera, ce que nous aurons à dire à nos voisins, forts que nous sommes d’une expérience fédéraliste de six siècles. Et surtout, ne dénigrons pas les tentatives qui se feraient jour dans ce sens, comme nous avons trop souvent dénigré l’essai de la Société des Nations. Essayons au contraire de les améliorer, si nous les jugeons maladroites.

Travaillons aussi, c’est le deuxième point, à illustrer notre fédéralisme, c’est-à-dire à le mieux réaliser, d’une manière qui le rende exemplaire, au sens littéral de ce mot. Profitons de notre paix matérielle pour le parfaire et pour l’approfondir, jusque dans le détail de nos vies, en sorte que cette réduction d’Europe fédérée qu’est la Suisse soit au moins de l’ouvrage bien fait, digne d’être exposé et en bonne place, comme un modèle valable pour l’Europe de demain. Voilà un travail immédiat. Nul besoin cette fois-ci, d’attendre que la paix s’approche pour s’y mettre. Notre vocation intérieure est pour le moment plus précise que notre vocation européenne : mais je le répète, l’une suppose l’autre, et la soutient.

Je laisserai de côté ici l’aspect politique — au sens étroit — du problème. J’estime que le fédéralisme est tout d’abord une réalité morale, et même spirituelle. Et c’est sur ce plan décisif qu’il nous reste le plus à faire. Il nous reste, par exemple, à découvrir toute notre histoire, ou nos histoires diverses, si curieusement défigurées et affadies par les manuels. Il nous reste à connaître beaucoup mieux nos confédérés suisses allemands, qui savent souvent tellement mieux que nous ce qu’est la Suisse. Il nous reste surtout à développer en profondeur ce que j’appellerai le sens fédéraliste intime, qui suppose toute une morale, toute une manière de vivre et de penser.

Connaître le voisin de langue ou confession différente, lui reconnaître le droit de différer de nous ; le comprendre jusqu’à la limite du possible comme il se comprend lui-même ; ne point rechercher l’union dans le compromis, mais dans cette clarté rigoureuse que répand la vraie charité ; c’est toute l’éthique fédéraliste.

Faut-il me résumer ? Ce sera vite fait. Je n’ai développé dans mes articles qu’une seule idée : c’est que la Suisse que nous devons défendre n’est pas la Suisse des manuels, des cartes postales et des discours, n’est pas la Suisse qui se vante de ses beautés, de ses libertés et de sa neutralité, mais bien la Suisse qui sait reconnaître dans ces privilèges les signes d’une mission dont elle est responsable. Une seule idée… Mais si nous l’acceptons, je suis certain que la plupart des critiques auxquelles j’ai dû me livrer en débutant perdront leur légitimité. Si nous refusons de considérer le fait d’être Suisses comme une espèce de filon, si nous le considérons tout au contraire comme une mission spéciale devant l’Europe, nous apprendrons à voir plus grand, et par suite à penser plus librement, avec plus de générosité. Alors nous serons en état de mesurer la vraie grandeur des événements actuels, la vraie grandeur du rôle qui peut nous y attendre. Et parce que nous serons plus conscients de ce que nous avons à donner, nous serons mieux armés pour défendre la Suisse où Dieu nous veut à son service.