(1982) Journal de Genève, articles (1926–1982) « Veille d’élection présidentielle (14 novembre 1940) » pp. 1-2

Veille d’élection présidentielle (14 novembre 1940)h

La campagne électorale qui prendra fin au moment où cet article atteindra la Suisse est l’une des plus violentes qu’aient connue les États-Unis. D’autant plus violente, semble-t-il, que l’enjeu en est plus confus, comme il arrive souvent dans les luttes politiques.

Roosevelt représente le New Deal, c’est-à-dire un ensemble assez peu homogène de réformes sociales et économiques. Willkie représente Wall Street, c’est-à-dire le capitalisme traditionnel. Mais Willkie promet aux foules de conserver et même de développer presque toutes les mesures adoptées par le New Deal, et il vient de recevoir l’appui officiel de John C. Lewis, chef de la fraction syndicaliste la plus « rouge » des États-Unis.

Relativement à la politique extérieure, l’opposition des deux candidats n’est guère plus claire. Roosevelt a pris position contre l’idéal totalitaire, et ses partisans accusent Willkie de jouer — sans le vouloir — le jeu des totalitaires. Mais Willkie réplique que c’est Roosevelt qui, en prétendant demeurer au pouvoir pour un « third term » — une troisième période de quatre ans —, sape les bases de la démocratie américaine et crée le véritable danger dictatorial. Peut-on dire, pour simplifier, qu’avec Roosevelt l’entrée en guerre des États-Unis serait un peu plus probable qu’avec Willkie ? Ce n’est pas certain. Mais peut-être cette nuance hypothétique joue-t-elle un rôle plus important qu’on ne veut bien le dire, ou qu’on ne veut bien se l’avouer ici dans le choix qu’est en train de faire le corps électoral américain. Qu’on ne s’y trompe pas : le parti proallemand est extrêmement faible aux États-Unis, mais le parti antiguerre reste fort. En sera-t-il de même lorsque cet article paraîtra ?

Il y a huit jours, les experts presque unanimes donnaient Roosevelt gagnant par 2 à 1. Aujourd’hui, les chances de Willkie paraissent augmenter rapidement : les journaux parlent de 48 % des voix à Willkie contre 50 % à Roosevelt, le résidu allant aux candidats socialiste et communiste. Que s’est-il passé ? Personne ne pourrait le dire avec certitude, pas plus qu’on ne saurait prévoir l’issue de la campagne. Ce qui rend cette dernière si « excitante » pour les masses, c’est précisément le nombre des inconnues qu’elle met en jeu et l’instabilité caractéristique des passions dans ce pays.

Je parlais tout à l’heure d’une campagne violente. Cette épithète demande quelques explications. En Europe, la violence politique s’exprime par des bagarres et des injures, par une fanatique intolérance de part et d’autre. En Amérique, il s’agit de quelque chose qui rappelle beaucoup plus la violence d’un match de football. M. Willkie et même Mrs Willkie ont reçu quelques œufs sur la tête, mais ces manifestations somme toute peu dangereuses, de la passion politique, sont considérées comme des tricheries regrettables, dénotant un manque d’éducation civique très exceptionnel. Loin d’exulter, les démocrates s’excusent, déplorent, sont désolés. Le manifestant lui-même se déclare désolé… Car la règle tacitement admise est de laisser à chaque joueur toutes ses chances, et de ne pas gêner son jeu davantage qu’on ne fait lors d’un match. On peut applaudir ou huer, mais non pas entrer dans le terrain. Et l’on se doit d’applaudir également les points marqués par l’un et l’autre des adversaires : c’est le meilleur qui gagnera.

Bien que la presse, à peu d’exceptions près, soutienne Willkie — comme elle soutint Landon il y a quatre ans — l’information reste impartiale et le ton des critiques objectif. Un grand magazine publiait l’autre semaine deux articles en regard : l’un contre Roosevelt, par son ancien secrétaire, l’autre contre Willkie, par un de ses amis de jeunesse. Les deux auteurs insistaient longuement sur la sympathie personnelle qui les liait au candidat contre lequel ils proposaient cependant de voter. Fair play !

Ce qui frappe le plus un Européen fraîchement débarqué, c’est l’absence quasi totale d’arguments idéologiques dans ce grand débat démocratique. Toute la polémique se ramène à deux séries d’arguments : arguments de techniciens et arguments personnels. C’est ainsi que, dans chaque journal américain, vous pourrez lire quelques articles sérieusement documentés sur les défauts économiques du New Deal, suivis de lettres d’abonnés discutant les opinions publiées les jours précédents.

À côté de ce débat académique — recouvrant d’ailleurs des intérêts matériels et non des idées — vous trouverez des articles d’un ton beaucoup plus mordant, relatifs aux circonstances personnelles des candidats. La campagne des républicains a porté, pendant plus d’une semaine, sur un incident minuscule : la promotion trop rapide d’un des fils de Roosevelt au grade de capitaine aviateur. Cet acte de favoritisme a été exploité à fond pour persuader l’Américain moyen des intentions « dictatoriales » du président. Les partisans de Willkie mirent en vente un bouton-insigne portant la devise : « Je voudrais, moi aussi, être nommé capitaine. » La mode des boutons à slogans fait d’ailleurs fureur. L’Américain n’aime guère discuter, mais il aime faire connaître son opinion. Il délègue donc ce soin à un bouton tricolore qui proclame sur sa poitrine, avec une sobre éloquence : « Je désire Willkie (ou Roosevelt) comme président. » Tout cela paraît, dans l’ensemble, gentil, un peu puéril, mi-publicitaire mi-sportif, et l’on a souvent peine à croire que l’enjeu de cette compétition soit tout à fait pris au sérieux par les électeurs.

Pourtant personne n’ignore que le sort du pays dépendra certainement — quoique d’une manière encore imprévisible — de la décision du 5 novembre. Ce jour-là, les Américains sauront ce qu’ils pensent en tant que nation. Ils auront cessé de parier.

Si Roosevelt l’emporte, les événements suivront leur cours actuel, et le programme de défense nationale deviendra un programme nationaliste. En somme, l’opposition des deux candidats peut être assez bien résumée par cette formule : C’est l’opposition d’un aristocrate socialisant — Roosevelt — et d’un autoritaire plébéien, s’accusant réciproquement de tendances antidémocratiques.

La seule conclusion claire qui se dégage de ces paradoxes politiques me paraît être la suivante : Quoi qu’il arrive le 5 novembre, l’unanimité des Américains se reformera toujours sur le mot d’ordre : démocratie. Car « démocratie », dans ce pays, n’est pas un terme usé comme il l’était en France, mais un synonyme de santé civique, de volonté humaine et de liberté chrétienne. Non seulement d’espoir, mais de force.