(1984) Gazette de Lausanne, articles (1940–1984) « New York alpestre (14 février 1941) » p. 1

New York alpestre (14 février 1941)c

Personne ne m’avait dit que New York est une île en forme d’un gratte-ciel couché. C’est la ville la plus simple du monde. Douze avenues parallèles, dans le sens de la longueur, qui est d’une vingtaine de kilomètres, et deux-cent-cinquante rues de quatre kilomètres coupant les avenues à angle droit. Au milieu, un parc de dix kilomètres carrés. C’est tout, c’est la cité de Manhattan… Mais les faubourgs, au-delà du fleuve et du bras de mer qui entourent l’île, s’étendent sur des espaces bien plus vastes, îles et plaines reliées par un immense réseau de ponts, de tunnels et d’autostrades surélevées.

Personne ne m’avait dit, non plus, que New York est une ville alpestre. Je l’ai senti le premier soir, quand le soleil couchant flambait les hauteurs des gratte-ciel, de cette couleur orangée aérienne qu’on voit aux crêtes des parois rocheuses alors que la vallée s’emplit d’une ombre froide, et j’étais si bien au fond d’une gorge, dans cette rue de briques noircies où circulait un vent âpre et salubre.

La mer et la montagne se ressemblent partout. Ici elles se rejoignent et se mêlent. Les grands souffles océaniques, chargés de sel et d’aventure, viennent frapper les verticalités granitiques et argentées de l’Empire State, du Centre Rockefeller, du Chrysler, de cent autres de ces sommités célèbres que les New-Yorkais ne se lassent pas de désigner, comme nous énumérons nos Alpes quand nous en contemplons la chaîne, et qui leur servent de repères pour se diriger dans la ville.

Le vent fou, l’air ozone, et la lumière éclatant très haut dans le ciel sur des parois violemment découpées, c’est un climat que je connais. Mais il y a plus. Il y a le sol qui est alpestre dans sa profondeur. À Central Park, au milieu des prairies, vous voyez affleurer de larges dalles de granit. Autrefois les glaciers sont venus jusqu’ici ! Ils couvraient la moitié de l’île, et la moraine s’étendait bien plus avant. Voici l’un des secrets de la démesure de Manhattan : seules ces assises de granit étaient capables de supporter le formidable poids d’un gratte-ciel de cent étages. Et les blocs erratiques, débités en tranches, polis et luisants comme du marbre, ont été plaqués sur les façades et dans les vestibules des plus riches buildings, reliques scellées d’une antiquité souterraine.

Bien des aspects physiques et moraux de la cité de Manhattan s’expliquent par ce sol et ce climat. Entre la Prairie proche et l’Océan, ce lieu d’extrême civilisation matérielle demeure hanté par on ne sait quelle sauvagerie des hauteurs ; et ce lieu d’extrême densité humaine demeure baigné d’une atmosphère irrévocablement désertique. Les Américains des plaines de l’Ouest, venant à New York, ont coutume de se plaindre de l’inhumanité que revêtent ici le climat et les rapports humains. Ils pensent, dans leur ignorance, que c’est une ville trop « européenne »… Mais moi, je m’y sens contemporain de la préhistoire de quelque avenir démesuré.

New York, janvier 1941.