(1978) La Vie protestante, articles (1938–1978) « Les tours du diable III : diable et sexe (29 octobre 1943) » p. 2

Les tours du diable III : diable et sexe (29 octobre 1943)i

Le jeune lecteur — et peut-être aussi le moins jeune — se dira : Tiens, voilà un sujet… Quel dommage ! Sa curiosité pourrait bien être déçue. Voyons.

Tout le monde s’imagine que le péché par excellence réside dans la sexualité. L’illusion s’aperçoit d’une manière assez simple : la sexualité est le domaine des tentations à la fois les plus sensibles et les plus communes. Assez peu d’hommes sont réellement tentés de voler le portefeuille du voisin, mais presque tout homme s’est vu tenter de prendre la femme du voisin, soit en recourant aux raisons pathétiques — « c’est vital ! » —, soit en se persuadant que « ça n’a pas d’importance » ; ou les deux ensemble.

En vérité, la sexualité en soi n’est pas plus diabolique que la digestion ou la respiration. Si la majorité des Occidentaux se figurent que le péché originel fut l’acte sexuel, dont la consommation de la pomme serait le symbole, c’est parce qu’ils assimilent le péché en général à la tentation par excellence, qui se trouve être à leurs yeux la sexualité. C’est une vue bien bornée du péché ! Car même dans le cas où le fruit mangé par Ève signifierait ce que l’on croit, notez que ce n’est pas le geste de manger une pomme qui était mauvais aux yeux de l’Éternel, ni la pomme en soi (au contraire), mais seulement la révolte d’Ève et son désir de se diviniser à sa façon. Si la sexualité pouvait rester pure, c’est-à-dire purement animale, comme les autres fonctions du corps, le diable ne s’y mêlerait pas. Mais en fait elle se lie à l’amour, et à l’esprit, et c’est par là qu’elle va se pervertir et devenir à son tour source de perversion. La paillardise joyeuse est certainement l’une des formes les moins diaboliques du péché. Je n’en dirais pas autant de certaines amours pseudo-mystiques, nœuds de sophismes spirituels où le serpent se love avec délices.

La sexualité se distingue des autres fonctions naturelles par un certain manque de nécessité. Il est nécessaire de manger et de respirer, et il est nécessaire que le sang circule, mais on peut vivre en restant chaste. L’usage du sexe est donc en grande partie libre et conscient. D’autre part, il est lié à la créativité de l’homme, il en est l’aspect corporel, le symbole ou le signe physique. Or nous savons que si l’homme peut pécher, c’est uniquement parce qu’il est libre, c’est-à-dire parce qu’il peut choisir de créer selon l’ordre divin, ou au contraire selon ses propres utopies. C’est donc en tant qu’elle participe de notre libre créativité, comme le langage et les activités de l’esprit, que la sexualité donne prise au diable. Et certes il ne s’y intrigue pas davantage que dans nos créations les plus abstraites. Il est même plus aisément reconnaissable, et dans cette mesure moins dangereux. La sexualité ne devient proprement démoniaque que lorsque l’esprit s’en empare, la contamine, la dénature, ou lui rend un culte obsédé.

L’idéalisation romantique de l’amour dans l’époque moderne, entraînant une pruderie morbide du langage et des bonnes mœurs, est certes pour beaucoup dans la crise sexuelle dont souffre toute la bourgeoisie. Au point qu’un Freud a cru pouvoir « tout expliquer » par les censures et refoulements de la morale en vigueur dans son milieu, et de son temps. D’où l’on devrait déduire que le meilleur moyen de prévenir les états de possession satanique et les névroses nées de troubles sexuels, serait simplement la franchise, non pas « scientifique » mais gaillarde.

Mais aussitôt le Malin se rattrape en proposant une licence absolue. Or, l’absence de contraintes choisies rend la sexualité insignifiante, et déprime secrètement l’humanité de l’homme. Le sexe n’est pas plus divin qu’il n’est honteux, mais il est lié intimement aux fonctions les plus humaines de l’homme, à ses pouvoirs de création dans tous les ordres, à ses jugements esthétiques ou moraux, à tout ce qui qualifie l’individu et lui permet de se posséder en tant que personne responsable. L’indifférence croissante que l’on observe, dans la jeunesse américaine par exemple, à l’égard des pudeurs et interdits qui prêtaient à l’acte sexuel la gravité d’un engagement, cette espèce d’insouciance morale se traduit moins par une libération que par une flagrante indigence dans les rapports fondamentaux. En présence de cet affadissement, l’on serait tenté de regretter le temps où Satan proposait des combats plus féconds…