(1978) La Vie protestante, articles (1938–1978) « Les tours du diable VI : Le mal du siècle : la dépersonnalisation (19 novembre 1943) » p. 2

Les tours du diable VI : Le mal du siècle : la dépersonnalisation (19 novembre 1943)l

Le philanthrope ou le mondain, l’artiste, l’auteur, et l’homme qui réussit, cette galerie de victimes est classique au point d’en être presque démodée. Car Satan marche avec son temps, et paraît se soucier de moins en moins de persuader l’individu, dans une époque où celui-ci n’existe guère. Son ambition se tourne vers les masses. Ici nous abordons enfin la grande stratégie du diable dans ce siècle.

La meilleure interprétation des phénomènes collectifs d’aujourd’hui fut donnée vers 1848 par l’écrivain danois Kierkegaard, le penseur capital de notre ère. Voici ce que l’on peut lire dans son journal intime :

En opposition aux distinctions du Moyen Âge et des époques qui discutaient sans fin les cas de possession, c’est-à-dire d’individus particuliers se livrant au mal, je voudrais écrire un livre sur la possession diabolique dans les temps modernes, et montrer comment l’humanité qui se donne au diable, de nos jours, le fait en masse. C’est pour cela que les gens se rassemblent en troupeaux, pour que l’hystérie naturelle et animale s’empare d’eux, pour qu’ils se sentent stimulés, enflammés et hors d’eux-mêmes. Les scènes du Blocksberg sont le pendant exact de ces plaisirs démoniaques, qui consistent à se perdre soi-même, à se laisser volatiliser dans une puissance supérieure, au sein de laquelle, ayant perdu son moi, on ne sait plus ce que l’on est en train de faire ou de dire, on ne sait plus ce qui parle à travers vous, tandis que le sang court plus vite, que les yeux brillent et deviennent fixes, et que les passions bouillonnent.

À quoi pouvait penser Kierkegaard lorsque, dans son petit Danemark bourgeois, pieux et confortable, il écrivait ces lignes prophétiques ? Il assistait aux troubles révolutionnaires qui marquaient en Europe l’irruption du libéralisme, du capitalisme et du nationalisme. Lui seul avait vu le diable à l’œuvre dans ces œuvres — les nôtres à nous, nations démocratiques.

Kierkegaard a compris mieux que quiconque et avant tous, le principe diabolique créateur de la masse : fuir sa propre personne, n’être plus responsable, donc plus coupable, et devenir du même coup participant de la puissance divinisée de l’Anonyme. Or l’Anonyme a bien des chances d’être celui qui aime à dire : Je ne suis Personne…

La foule, c’est le lieu de rendez-vous des hommes qui se fuient, eux et leur vocation. Elle n’est personne et tire de là son assurance dans le crime. « Il ne s’est pas trouvé un seul soldat pour porter la main sur Caius Marius, telle est la vérité. Mais trois ou quatre femmes, dans l’illusion d’être une foule, et que personne peut-être ne saurait dire qui l’avait fait ou qui avait commencé, celles-là l’auraient eu ce courage ! Ô mensonge !… Car une foule est une abstraction qui n’a pas de mains, mais chaque homme isolé a, dans la règle, deux mains, et lorsqu’il porte ces deux mains sur Marius, ce sont ses mains, non celles du voisin, et non celles de la foule qui n’a pas de mains » (Kierkegaard).

Reconnaissons ici la vieille tactique, la sempiternelle tactique de Satan. Dès la première tentation en Eden, il a recours au même et unique artifice : faire croire à l’homme qu’il n’est pas responsable, qu’il n’y a pas de Juge, que la Loi est douteuse, qu’on ne saura pas, et que d’ailleurs, une fois le coup réussi, on sera Dieu soi-même, donc maître de fixer le bien et le mal à sa guise.

« Alors ils entendirent la voix de l’Éternel Dieu, qui parcourait le jardin vers le soir, et l’homme et sa femme se cachèrent loin de la face de l’Éternel Dieu, au milieu des arbres du jardin. Mais l’Éternel Dieu appela l’homme et lui dit : Où es-tu ? Il répondit : J’ai entendu ta voix dans le jardin, et j’ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché. Et l’Éternel Dieu dit : Qui t’a appris que tu es nu ? Est-ce que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais défendu de manger ? L’homme répondit : La femme que tu as mise auprès de moi m’a donné de l’arbre, et j’en ai mangé. Et l’Éternel Dieu dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela ? La femme répondit : Le serpent m’a séduite, et j’en ai mangé. » (Gen. 3:8-13)

Voyez : ils vont se cacher, ils n’y sont plus. Et quand on les attrape, ils disent que c’était l’autre. Ainsi les hommes de notre temps, poussés par leurs « complexes de culpabilité » et fuyant devant l’aveu de leurs fautes, vont se cacher dans les arbres, dans la foule. C’est-à-dire dans le lieu par excellence où l’on peut toujours dire : c’était l’autre ! Et dans le lieu où l’on est, à coup sûr, le plus « loin de la face de l’Éternel ».

Pour qu’il n’y ait plus de responsabilité, il faut qu’il n’y ait plus personne. Or si j’appelle et qu’il n’y a pas de réponse, je dis qu’il n’y a personne. La personne est en nous ce qui répond de nos actes, ce qui est « capable de réponse » ou responsable ; dans une foule, il n’y a plus de réponse individuelle ; pour qu’il n’y ait plus de responsable, il suffit qu’il y ait une masse. Satan va donc créer les masses.

Nous tenons ici le secret de sa grande stratégie : produire le péché en série et rationaliser la chasse aux âmes.

Il faut avouer que presque toutes nos inventions techniques, la plupart de nos idéaux, enfin l’évolution générale du temps, favorisent ce plan de mille manières. Tout concourt, dans le cadre de nos vies, à nous priver du sentiment d’être une personne responsable. Nous vivons tous, de plus en plus, dans un monde de transe collective. Nous participons tous, de plus en plus, à des formes de vie étrangères à notre sort particulier et à nos aptitudes normales. Au cinéma, l’individu moderne s’habitue à courir par délégation les aventures qui ne lui arrivent pas. La radio, la presse, les meetings monstres, l’invitent à prendre une part sensible — en imagination — aux grands événements qui opposent les Nations, ces abstractions personnifiées ; et les Révolutions incarnées par leurs chefs. Tout cela contribue à l’arracher de sa vie propre, où il ne se passerait jamais rien de semblable. Quant aux inconvénients et à l’ennui de cette vie propre, autrefois jugés normaux, ils apparaissent de plus en plus inacceptables à mesure que se répandent les notions de progrès indéfini, de confort à tout prix, de succès rapide, et à mesure que s’efface la croyance dans un au-delà. D’une part l’individu moderne est incité à juger sa vie mesquine, et à la fuir ; d’autre part il est aspiré par les grandes émotions collectives. Cette répulsion et cette attraction jouent dans le même sens. Elles poussent l’homme à rechercher les occasions d’être dépossédé de soi. Elles font de chacun de nous un sujet prédisposé à l’hypnose collective, une victime virtuelle des passions de masse.

Certes, il n’y aurait pas de masses possibles, au sens précis de concentration d’hommes, sans la radio, les haut-parleurs, la presse et les transports rapides. Mais ces moyens techniques n’ont pas tout fait : l’homme les a faits d’abord, et ce n’est point par hasard qu’il a fait ceux-là et non d’autres. Les véritables causes et racines du phénomène moderne des masses sont dans notre attitude spirituelle. La foule n’est pas dans la rue seulement. Elle est dans la pensée des hommes de ce temps, elle a ses sources au plus intime des existences individuelles. Et c’est là seulement qu’on peut la dénoncer.