(1978) La Vie protestante, articles (1938–1978) « Les tours du diable X : Le diable homme du monde (17 décembre 1943) » p. 2

Les tours du diable X : Le diable homme du monde (17 décembre 1943)p

Qui donc disait que le diable est un monsieur très bien ? Entre les gens du monde et le Prince de ce monde, les mots suggèrent, dans presque toutes les langues, certaines complicités particulières. Et le peuple, inspiré peut-être par les traditionnels avertissements de la chaire chrétienne, a toujours vu dans la « mondanité » quelque chose de vaguement satanique. Il imaginerait volontiers un diable en cravate blanche et monoclé.

Le diable, dit un proverbe espagnol, n’est pas à craindre parce qu’il est si méchant, mais parce qu’il est si vieux. C’est ce que l’on peut penser aussi des gens du monde, et de la sagesse mondaine en général. Elle a son charme et son utilité ; mais elle est vieille, elle est trop avertie, elle offre trop de recettes éprouvées : elle finit par ne plus croire au bien, ni au sérieux, ni à la naïveté, cette insondable ruse des cœurs purs qui leur permet de passer au travers des cercles vicieux de la raison et de l’égoïsme « bien compris ».

La fonction normale de la vie mondaine serait de maintenir et d’illustrer un certain nombre de devises d’élégance morale et de sagesse pratique. Il n’y a rien là de diabolique, tout au contraire. Le jeu mondain, s’il est bien joué, ménage autant de liberté qu’il ne suppose, dit-on, d’hypocrisie. Il a le charme reposant des formes fixes. Mais le mondain qui n’est que cela inspire une sorte d’effroi furtif, révélateur d’une présence perverse au sein même de l’insignifiance. L’exactitude impitoyable de ses jugements, qui ne portent d’ailleurs que sur des apparences ; sa capacité d’éliminer froidement ce qui n’est pas conforme aux goûts appris ; sa propension presque maniaque à n’attacher de l’importance qu’à un détail fortuit dans un être ou une œuvre ; tous ces traits qui pourraient dénoter l’exigence d’un artiste véritable, prennent soudain quelque chose de satanique lorsque l’on s’aperçoit de la stérilité du personnage, et des effets stérilisants qu’entraîne sa fréquentation. Ce n’est pas le goût ni même le pédantisme de la forme qui est satanique, c’est le goût de la forme imitée.

Le milieu mondain le plus suavement correct et moral peut fort bien être préféré par le diable à ces milieux bohèmes et de mœurs relâchées qui se croiraient volontiers damnés. C’est, je crois, parce que, dans le monde, un miracle paraît plus qu’ailleurs improbable.