(1978) La Vie protestante, articles (1938–1978) « Les tours du diable XI : Le diable dans nos dieux (24 décembre 1943) » p. 2

Les tours du diable XI : Le diable dans nos dieux (24 décembre 1943)q

Nous avons parlé de l’incognito du diable. Mais il existe aussi un incognito divin, et c’est l’Incarnation, c’est-à-dire Dieu caché autant que révélé dans l’homme Jésus. Quelques-uns seulement surent reconnaître le Christ dans le fils de Joseph, charpentier de village. Mais l’incognito et l’alibi du diable sont exactement inverses : c’est dans l’image de nos dieux qu’il va se dissimuler, au cœur même de nos idéaux et de nos vérités trop humaines, dans les religions que nous confabulons en dehors de la foi révélée. Le diable nous empêche de reconnaître Dieu dans Jésus-Christ, mais à l’inverse, il nous empêche aussi de nous reconnaître dans nos idoles.

Voici comment les hommes s’enchaînent aux dieux qu’ils créent. Ceux qui ne l’ignoraient pas ont renié la Révélation. Dès lors ils en étaient réduits à inventer Dieu. Mais on n’invente que ce que l’on est sans le savoir. Ils ont donc inventé un « Dieu » qui était le moi conscient ou inconscient de ses croyants. Une image de leur impérialisme, ou une compensation rêvée de leurs défauts. Et ce fut le Dieu de la raison pour les tempéraments rationalistes, le Dieu de l’instinct et de la passion pour les hypercivilisés, le Dieu du succès pour les robustes puritains, le Dieu philanthrope pour les avares et les timides, etc. Tout ceci pour la bourgeoisie et le siècle individualiste.

Les suivants, nos contemporains, moins hypocrites que leurs prédécesseurs, n’ont pas parlé de « Dieu ». Mais ils ont dit Nation, ou Race, ou Classe. Dans ces trois entités divinisées, le moi n’est plus déguisé qu’en un nous.

Et ces trois entités ont ceci de commun : elles ne sont responsables de rien devant personne, s’étant faites elles-mêmes les critères de toute vérité purement humaine, et décrétant qu’il n’est plus d’autre vérité. Or, aux yeux de ceux qui les servent, l’homme n’existe qu’en elles et par elles. Dans la mesure où nous leur obéissons, nous ne sommes donc plus responsables de nos actes, mais elles le sont à notre place. Et comme elles-mêmes n’ont à répondre devant aucune instance supérieure, il n’y a plus de responsabilité nulle part.

Mais s’il apparaît, à l’inverse, que nous ne coïncidons pas avec l’entité divinisée — parce que nous sommes d’une autre race, d’une autre classe, ou d’une autre génération physique et mentale que celle qui détient le pouvoir — alors nous sommes des « vipères lubriques » et nous devons le confesser publiquement. Après quoi nous recevons une balle dans la nuque, ou bien nous sommes décapités à la hache, selon qu’il s’agit respectivement du dieu Classe ou du dieu Race.

Les dieux des hommes sont sans pardon. Ce sont des diables.

Toutefois le diable est sans doute moins dangereux lorsqu’il nous tue, que lorsqu’il prétend nous faire vivre. Il est moins dangereux dans nos vices que dans nos vertus satisfaites…

Voyez plutôt.

Un jour, un Philanthrope s’en allait le long de la rue. Il avait la tête et les poches pleines de projets philanthropiques, propres à réformer l’humanité au-delà de tout ce que je désirerais même imaginer. Il venait d’allumer un bon cigare dont la fumée montait comme un encens et devait être en bonne odeur à l’Éternel, car cet homme avait le cœur pur.

À quelques mètres derrière lui suivaient le diable et l’un de ses compères. Ils observaient le Philanthrope, d’un œil critique. Un pauvre homme l’arrêta pour lui demander une cigarette, dans une langue de réfugié. Le Philanthrope sans hésiter lui remit une pièce, et poursuivit son chemin. Il marchait dans la gloire, et sa conscience resplendissait comme un sou neuf. « Tu n’as pas peur de lui ? dit le compère au diable. Il m’a l’air terriblement bon ! Et ses plans sont irréprochables, paraît-il : intelligents et généreux, idéalistes, réalistes… » Le diable ne répondit rien ; il souriait, tout en lisant un bout de papier qu’il venait de ramasser sur le trottoir. Après quelques instants, poussant du coude son compère : « Je fais mon affaire du bonhomme ! dit-il entre ses dents. Voici son plan qu’il a laissé tomber en donnant une pièce au mendiant. Il est parfait, ce plan, comme tu le craignais. Mais moi, je vais l’organiser ! »