(1946) Articles divers (1941-1946) « Quelle guerre cruelle (octobre-novembre 1944) » pp. 69-78

Quelle guerre cruelle (octobre-novembre 1944)l

Je trouve deux hommes en moi. Ils mènent cette guerre en moi-même. L’un n’est guère bon, mais l’autre est pire, et j’ai choisi sans hésiter jamais. On peut appeler le premier démocrate et le second totalitaire. On peut aussi les nommer Pierre et Paul, ou moi et l’autre, ou nous et l’ennemi : car « la seule chose qui importe est de gagner la guerre ». Là-dessus, nous tombons d’accord. Mais sur le sens des mots gagner la guerre, je trouve très peu d’accord autour de moi. Si j’essayais de m’entendre d’abord ? Et de comprendre, s’il se peut, la question que cette guerre pose et ne peut résoudre.

Par dépit, par fatigue, ou par esprit de polémique, beaucoup de penseurs ont estimé depuis cent ans que les réalités économiques étaient plus fortes que l’esprit et que ses choix. Or ces réalités ne faisaient que traduire en quantités physiquement mesurables notre attitude spirituelle. Elles étaient résultats et non pas causes. Car il n’y a pas d’abord la loi de l’offre et de la demande, il y a d’abord nos offres et nos demandes, selon nos rêves et nos passions. Il n’y a pas d’abord les machines puis une société qui doit subir leurs lois, mais il y a d’abord des hommes qui choisissent de construire des machines plutôt que d’avoir faim, ou de chercher la sagesse, ou de prier devant un symbole ancestral. Il n’y a pas d’abord les faits et puis l’humanité qu’ils guident ou blessent, mais il y a d’abord l’humanité créatrice ou malade, et puis des faits qui expriment avec un peu de retard ce génie ou cette maladie. (Postérité, je rougis de tant de platitudes, mais de mon temps on les taxait de paradoxes.)

Ainsi de la guerre actuelle : il importe de voir qu’elle se passe d’abord en chacun de nous, et qu’elle figure dans son ensemble la crise d’un conflit psychologique de proportions mondiales, de portée séculaire.

Lorsqu’un individu refoule pendant longtemps ses facultés créatrice, imaginative, affective, sexuelle, intuitive, etc. et se réduit théoriquement à la raison commune, il arrive que les facultés exilées dans son inconscient se révoltent soudain et l’attaquent en force, par une espèce d’éruption volcanique nommée névrose. Alors l’homme se croit menacé par ce qu’il appelle des esprits. Il est victime de terreurs inexplicables. Des cauchemars envahissent sa vie quotidienne, le persécutent et lui rendent l’existence impossible. Il se persuade que des forces absolument distinctes de son être l’attaquent avec une férocité sans précédent. Il devient aliéné, c’est-à-dire qu’il devient la proie d’un autre. Un médecin qu’il jugera très brutal et hostile lui suggère alors que cet « autre » n’est en fait qu’une part de lui-même. S’il comprend cela et s’il le croit, le malade guérira peut-être. Sinon, il faudra l’enfermer dans une camisole de force. Il ne fera plus de mal, mais il restera fou.

Au Moyen Âge, on disait qu’un tel homme était possédé, et on l’exorcisait par des cérémonies souvent efficaces. Au xixe siècle, on disait qu’il était fou, et l’on essayait d’abord de le raisonner, puis de le réduire à la raison, par des procédés contraignants. En cas d’échec, on le mettait derrière des barreaux.

La guerre actuelle est une névrose collective que nous sommes en train de traiter par les méthodes les plus propres à l’aggraver, après l’avoir provoquée : les méthodes du siècle dernier, rationalistes ou punitives.

Le malade, c’est l’humanité. La partie consciente de l’humanité se voit attaquée par des figures de cauchemar qui symbolisent un inconscient trop longtemps opprimé, nié, laissé inculte9.

On a tenté de raisonner cet inconscient et de le forcer à se tenir tranquille. Privé de moyens de s’exprimer à sa manière, affolé par nos arguments, il n’a plus trouvé d’autre issue que dans une révolte explosive. Le cauchemar envahit la planète. L’humanité comme aliénée se flagella et se meurtrit : elle fait la guerre. Exactement, elle se la fait. Elle ne tardera pas à tomber épuisée et à se passer la camisole de force d’un régime d’ordre pour incurables : ce sera la paix.

La santé vaudrait mieux.

Ces remarques m’amènent à une proposition que je voudrais défendre et illustrer dans une série d’écrits à venir : il est temps que la pensée politique rejoigne la psychologie contemporaine.

Depuis quatre ans, nous essayons de mener la guerre psychologique10 à l’instar des nazis qui l’avaient inventée. Au seuil de la paix, il est temps de chercher au moins les principes d’une politique psychologique. Je ne parle pas de propagande : celle-ci n’est qu’une tactique de bombardement. La politique que j’imagine serait une cure. Mais avant de l’entreprendre, il nous faudrait un diagnostic. Tentons d’en indiquer les premiers éléments. Si cette génération n’a pas le courage de s’avouer plus profondément qu’aucune autre, il ne faut en attendre rien de bon, ni rien de grand, ni rien de vrai. Essayons une autoanalyse. C’est notre chance peut-être unique.


1. La guerre nous plaît. Toutes ses victimes le nient, et presque tous ceux qu’elle fait vivre. Je dis que la guerre nous plaît inconsciemment. Autrement, elle serait impossible. Tous, nous sommes contre, et nous la faisons tous : expliquez cela.

— « Ce sont les autres. »

Mais ils le disent aussi.

— « Pardon ! ils n’ont pas le droit de le dire. »

Sommes-nous sûrs de l’avoir, ce droit ? Avons-nous fait enquête avant de partir ? Sommes-nous en possession des pièces du procès ? Quand cela serait, ce ne serait pas grand-chose. Car la guerre ne résulte pas d’une opération légale ou d’une enquête scientifique, mais elle ressemble à une colère, à une perte de patience ou de maîtrise de soi, à la réaction automatique d’un mystérieux sens de l’honneur blessé. Flamme aveuglante, vague de sang, terreur froide, ou goût du suicide. Ne me parlez pas de droits, vous n’y avez pas pensé. Nous avons « fait notre devoir » et pas de question. Je dis que la guerre nous plaît. Elle arrange bien des choses. Elle ajourne nos vrais conflits. Elle tire de nous ce que la paix n’en tirait plus. Elle offre l’avantage incomparable de sanctionner notre acquittement par contumace. Elle est le grand non-lieu de millions d’hommes — le non-lieu —, ce vrai no man’s land où l’on n’est plus responsable de soi.

La guerre ancienne était une chance offerte à l’instinct combatif ; c’était l’affaire des mâles, le jeu des coqs ornés pour l’occasion de leurs plus belles plumes. La guerre actuelle a perdu ces attraits. Tout le monde la fait, en salopette, en kaki, ou en tablier. Dans la plupart des cas, loin de le combler, elle déçoit l’instinct combatif : comptez qu’une fraction très réduite de l’humanité — presque totalement mobilisée — combat en fait sur les champs de bataille. Seule une fraction de cette fraction connaît le corps à corps, la bataille d’hommes. Qu’aimons-nous donc tous dans la guerre, que nous soyons civils ou combattants ? C’est l’état d’exception proclamé dans la nation entière et dans tous les domaines. Ainsi la guerre devient pour nous l’équivalent de la fête chez les peuples anciens, elle en possède les attributs les plus aisément reconnaissables : les lois sont suspendues, les budgets sans limites, les passions collectives déchaînées, le déguisement de rigueur, le sacrifice humain légal, et les valeurs morales changent de signe : tu tueras, tu voleras, tu diras de faux témoignages avec honneur. Je parle d’état d’exception comme on dirait état de siège, état de grâce. Et les trois ne sont point sans rapports. Comme la fête chez les primitifs, la guerre est le « grand Temps » de l’humanité moderne. Elle nous fournit la seule excuse que notre esprit puisse accepter pour suspendre le cours d’une existence de plus en plus conforme aux prévisions des grandes compagnies d’assurances. (Quelle fête immense faudrait-il à ce siècle pour lui faire oublier son goût de la guerre ! Quel drame nouveau, pour remplacer, sur la scène vide, l’Ennemi déchu ?)

C’est pourquoi la paix nous angoisse au moins autant qu’elle nous attire.

Pourtant viendra la paix, bientôt. Et ce sera peut-être pour des siècles. (Il y aura trop d’avions du même côté.) Mais comment l’homme compensera-t-il le manque de guerres ? Nous avons tout prévu contre un futur Hitler, rien contre son absence, autant que je sache. Le seul type d’héroïsme que l’Occident ait su concevoir (depuis qu’on n’allume plus de bûchers pour les chrétiens et qu’ils tolèrent les hérétiques), c’est la mort sous les balles pour la Patrie ou pour le parti. Mais s’il n’y a plus de guerres, qui fera les héros ? Qui réveillera le sens du sacrifice ? Pour qui ? Pour quoi ? Jamais l’humanité ne fut moins préparée pour la paix, car jamais elle ne fut plus dépourvue de respect pour les vertus que l’esprit seul sait pousser jusqu’au paroxysme. Et comment vivre, s’il n’y a plus de paroxysmes ?

La guerre nous plaît. Nous le nions tous, et c’est normal. Mais je propose un test précis. Pourquoi tant de réticences à décider le désarmement général, total et définitif de tous les peuples, appuyé par une interdiction absolue de fabriquer des armes et d’enseigner à s’en servir ? Je ne sais pas mieux que la plupart ce qui résulterait d’une décision de ce genre, mais je sais que la plupart résistent à priori à cette idée. Je vois des moustaches qui tremblent avant même que la bouche ne s’ouvre. Et cependant, ils ne sont guère capables de me donner sur-le-champ, avec calme, de bonnes raisons bien étudiées d’un tel refus. C’est un refus instinctif, comme ils disent. Et c’est tout ce que je voulais leur faire dire. (Il leur reste à me traiter de défaitiste.)

Une politique qui négligerait le fait que la guerre nous plaît pour des raisons profondes, cette politique serait incapable de rien conduire, ni de rien prévoir d’autre que d’astucieux traités de commerce que la prochaine guerre annulerait.

2. Hitler. — Nous pensons qu’Hitler est un monstre avec lequel nous n’avons rien de commun. Il s’agit de le détruire avant toute autre tâche. Point de vue indispensable pour gagner la guerre. Point de vue stérile et désastreux dès qu’il s’agit de la paix.

Hitler n’est pas en dehors de l’humanité, mais en elle. Bien plus, il n’est pas seulement devant nous, mais en nous. Il était en nous avons d’être contre nous. C’est en nous-mêmes d’abord qu’il se dresse contre nous. Et quand nous l’aurons tué, il nous occupera sans coup férir si nous n’admettons pas qu’il est une part de nous, la part du diable dans nos cœurs.

Hitler se taira d’ici peu. Son aventure prendra fin dans la catastrophe prévue. Et devant le cadavre gisant de l’homme qui fit trembler tout l’univers, voici que nous nous écrierons avec une stupéfaction mêlée de honte : — Comme il était petit !

Il n’était grand, comme Satan lui-même, que de la grandeur de nos misères secrètes.

Dans la réalité psychologique du siècle, Hitler aura joué le rôle d’un personnage de rêve d’angoisse. Ce rêve collectif a modelé notre histoire, mais il était d’abord dans l’ombre de nos âmes. On a remarqué que dans un cauchemar, ce qui nous terrifie n’est pas toujours l’aspect du personnage en scène, qui peut être emprunté à la réalité la plus banale, mais c’est plutôt l’intensité de la passion hostile ou criminelle dont il nous paraît animé. Il se charge à nos yeux d’une puissance de terreur dont nous n’avions sans doute jamais eu l’expérience. Et pourtant c’est une part de nous-mêmes qui machine cette brusque épouvante, ramassant dans un geste, une forme, une atmosphère, tout ce que nous refusions d’admettre en nous. Le cauchemar nous apprend qu’il ne suffit pas de refuser un instinct ou quelque tentation pour les supprimer. Il s’agit de les utiliser, ou de s’en guérir ; sinon soyons certains qu’ils vont revenir en force, sous un déguisement séduisant, ou sous la forme d’un monstre archaïque. L’ogre à la petite moustache est l’un de ces monstres. Nous en verrons bien d’autres, si nous nous contentons de lutter contre les signes extérieurs du mal, sans essayer d’en modifier les causes dans nous-mêmes11.

Mais ceci pose un problème nouveau : le problème de la religion.

3. Il faut une religion pour le peuple. Entendons : pour qu’un peuple subsiste. Toute la sociologie moderne le prouve. À son défaut, Hitler l’aurait fait voir par le moyen de cette religion synthétique (comme le caoutchouc) qu’est le national-socialisme. Je ne parle pas ici du christianisme, mais de la religion en général, comme phénomène humain, cause et produit de toute communauté vivante. Je parle d’un instinct aussi fondamental et naturel que la sexualité. Il est incontestable que le rationalisme12 a déprimé depuis des siècles le sens religieux des Occidentaux. Car non content de combattre et d’évacuer les coutumes religieuses périmées (c’était son droit et son devoir), il s’est méthodiquement refusé à laisser naître des coutumes nouvelles (en ceci protestant, mais sans la foi). Or les coutumes religieuses quelles qu’elles soient, sacrifices, fêtes, orgies ou jeûnes, disciplines morales ou mystiques, prières ou rites, sont les moyens qu’a trouvé l’homme pour capter ses puissances obscures et les ordonner à des fins tantôt pratiques, tantôt transcendantales. Canaux exutoires ou écluses, elles assurent la circulation entre l’inconscient collectif et l’activité quotidienne. Condamnez-les et vous créerez une sécheresse générale, nécessairement suivie d’une rupture de digues et de l’interruption catastrophique des forces sombres de la cité. La raison peut nier ou négliger ces forces, elle ne peut pas les enchaîner.

Si elle détruit tous les moyens connus de les apprivoiser, et prohibe la recherche hasardeuse de moyens nouveaux, elle fait lever des monstres autour de nous. Imaginons une similitude assez exacte : si nos animaux domestiques se révoltaient soudain, nous attaquaient, exigeaient que nous les adorions : leur révolte serait notre carence.

Le rationalisme régnant peut produire des avions en masse et par ce moyen-là venir à bout d’Hitler ; mais il ne pourra prévenir la multiplication prochaine d’autres symptômes de la même névrose. Tout porte à croire que nous allons entrer dans une ère de religions aberrantes. Ou, comme le dit une grande légende indienne, dans l’ère de l’Accroissement des Monstres. Les pires sottises et les thaumaturgies les plus grossières sont destinées à susciter dans l’après-guerre l’enthousiasme éperdu des foules. Et les calculs politiques les plus sains des réalistes et des experts seront vidés d’un coup par ces lames de fond.

Certains intellectuels incrimineront alors l’instinct religieux, cette « survivance ». Et nous lirons encore des jérémiades sur le déclin de l’esprit et l’abandon des grands principes. « C’est inconcevable ! » opineront-ils, les bras au ciel. Mais c’est très simple. Un homme qui meurt de faim mange n’importe quoi pour tromper sa faim, faute de mieux. La raison n’ose pas dire qu’il a tort d’avoir faim. Dira-t-elle qu’il a tort d’avoir soif de religion ? De tromper cet instinct rendu furieux par des siècles de privation ? Elle dénoncera vainement des délires collectifs dont elle sera la première responsable, aussi vrai que le régime de la prohibition fut responsable des méfaits de l’alcool frelaté, en Amérique.

Je ne demande pas que des sorciers ni même des prêtres dirigent l’État : c’est le péril qu’il faudrait conjurer.

Mais je pense qu’il est temps de renoncer à la vieille politique de l’équilibre des grandes puissances nationales et des trusts : elle ne peut plus saisir les éléments de notre conflit. Il est temps de nous orienter vers une politique d’équilibre des grandes puissances psychologiques, dans les masses, à l’échelle du globe. Et s’il faut des experts autour du tapis vert, qu’on appelle des psychiatres plutôt que des banquiers. L’argent ne chasse pas les démons.