(1946) Articles divers (1941-1946) « Les règles du jeu dans l’art romanesque (1944-1945) » pp. 275-283

Les règles du jeu dans l’art romanesque (1944-1945)h

La rhétorique est l’art de persuader. L’ignorance ou l’abus en ont fait aujourd’hui l’art de parler pour ne rien dire. Rhétorique est devenue synonyme d’éloquence creuse et de clichés. J’en parlerai dans un tout autre sens.

Je voudrais désigner par rhétorique l’ensemble des règles du jeu dans l’art. Feraient partie de la rhétorique des éléments aussi divers que les lois de composition d’un tableau, et sa limitation par le cadre ; les lois de l’harmonie et du contrepoint ; les genres musicaux et littéraires ; les conventions de l’opéra et de la danse ; les personnages constants du théâtre ; les ouvertures, levers de rideau, préfaces, finales, épilogues et points d’orgue ; la règle des trois unités ; les transitions, récitatifs, coups de théâtre et contrastes ménagés ; le nombre fixe des syllabes dans un vers et des vers dans un sonnet ; les rimes et les césures, — bref, toutes les conventions acceptées en commun par les artistes et leur public.

Tout cela faisait l’Art, aux grandes époques. Artiste était celui qui, de ces règles, savait tirer sa liberté. L’inspiration passait par ces canaux et se communiquait par eux. Les règles étant connues, amateurs et critiques disposaient d’une mesure commune avec le créateur. Ils pouvaient estimer la bienfacture d’une œuvre, et faire la part de l’invention par déduction de la coutume.

Presque tous ces critères effacés ou perdus, notre époque ne sait plus juger d’une œuvre. Elle tient la rhétorique et ses figures pour arbitraires, artificielles, non contraignantes. (Et sans doute, le sont-elles devenues.) Mais dès l’instant où les règles d’un jeu cessent d’être respectées comme absolues, qui pourrait désigner le gagnant ? Tricher même n’a plus aucun charme. Si vous vous soumettez aux règles des échecs, déplacer un seul pion du noir au blanc devient un acte passionnant, qui peut concentrer votre esprit pendant plusieurs minutes de recherches intenses ; les témoins avertis sauront immédiatement si vous avez bien ou mal fait, si vous avez risqué à bon escient, si vous avez inventé quelque chose. Ôtez les règles, et ce même déplacement devient le type du geste indifférent.

Dans le principe, et dans les hautes époques, la rhétorique au sens large, et ses règles, sont strictement non arbitraires. Elles traduisent des relations constitutives de notre corps, de la psyché et du Cosmos. La régularité et l’alternance de la respiration, des nuits et des saisons, sont nécessaires à notre vie, comme les cadences et les contrastes composés sont vitaux pour nos œuvres d’art. Au surplus, les figures de la rhétorique considérées dans toute la variété des arts, ne sont pas sans correspondances avec les formes régulières dont le rêve compose ses drames. Il se peut même que ces figures ne soient, à l’origine au moins, que l’affleurement ou que la fixation des archétypes de l’inconscient, tels qu’un Jung put les retrouver dans les symboles des religions et des magies, spontanément réapparus au cours des âges et sur les points les plus divers de la planète. Les romantiques allemands l’ont soupçonné : Jean-Paul invoque la « rhétorique des rêves ». Mais c’est Baudelaire qui touche le vrai point, lorsque, risquant un assemblage de mots qui devait paraître, de son temps, le plus scandaleusement paradoxal, il n’hésite pas à nous parler des artifices d’une « rhétorique profonde ».


Au milieu du xviiie siècle, trois phénomènes curieux sollicitent l’attention : l’enseignement de la rhétorique entre en décadence, cependant que le journalisme fait son apparition, et que la réalité quotidienne s’introduit dans les romans. Conjonction lourde de présages. Quelques années plus tard éclate la Terreur, balayant les symboles sacrés, les rites sociaux et les cérémonies dont l’élite a perdu le sens, pour instaurer le culte dépouillé de la Raison.

La terreur dans les arts vint au siècle suivant. Elle aussi fit la chasse aux « ci-devants » : genres établis, situations convenues, rimes, unités, précautions oratoires et procédés de composition. Mais elle alla plus loin. Elle déclara que la rhétorique en tant que telle était mauvaise, insincère, et contraire à l’inspiration libre. Dans ses recettes magiques et artifices profonds, elle ne vit que recettes et artifices, et commanda de les éliminer. De ses fleurs, elle fit des clichés1.

Abandonné à l’inspiration pure, comme la colombe de Kant qui s’imagine qu’elle volerait mieux dans le vide, l’artiste crut qu’il irait loin… Il tomba dans « la réalité », coupa ses ailes et se fit romancier ou paysagiste d’après nature. Le sociologue et le photographe l’observaient d’un œil ironique.


La naissance, le triomphe et le déclin du roman comme genre littéraire, illustrent à merveille ces brèves indications sur l’office de la rhétorique et le danger de l’écarter à la légère.

L’origine du roman est dans le conte. La société primitive a des mythes, courts récits mémorables destinés à fixer des événements de l’âme ou du Cosmos dans un jeu de personnages et d’aventures très simples. Le mythe se développe en légende, et la légende sacrée convoie un enseignement religieux. L’épopée perpétue ensuite le souvenir des héros de la tribu. Mais à mesure que les dieux prennent figure d’hommes, que les statues se mettent à ressembler aux hommes, que l’homme devient de plus en plus son propre centre et son sujet d’étonnement favori, le mythe se rapproche de l’histoire. Il gagne en intérêt tout ce qu’il perd en magie. Naît alors le récit en prose, illustration de vérités morales communes à l’élite d’une société donnée.

Nous avons fait, en quelques lignes, tout le chemin qui sépare les premiers chapitres de la genèse d’un roman comme L’Astrée. Mais L’Astrée n’est encore qu’un rêve éveillé, donné pour tel par son auteur. C’est avec La Princesse de Clèves que l’on atteint la phase critique où la féerie cède à l’observation, la vérité créée, aux données vraisemblables. À cet instant naît le roman moderne.

À partir du xviiie siècle, le roman se sépare volontairement du conte. Aussitôt, on le voit se gonfler de psychologie, de lyrisme, d’histoire, de politique, de documentation. Commence alors l’inflation romanesque, dont le plus grand spéculateur s’appelle Balzac. Avec lui, après lui plus encore, le roman tourne à l’« étude » du réel, quand le conte, la légende, et même l’épopée, étaient créations pures de l’imagination. Et l’on ne sait plus si le roman est une pseudo-science ou un faux art. Regardons de plus près ce passage de l’invention réelle au réalisme allégué.

Le terroriste détruit ce qui soutenait l’envol de l’imagination librement vraie : il détruit les figures convenues, les rites constants de l’illusion, dont le conteur connaissait les pouvoirs. Il ne lui reste pour appui que la réalité telle qu’il la voit. Mais cette réalité — c’est-à-dire : l’extérieur — ne peut fournir que des objets à exprimer, non pas des moyens d’expression. Mieux on l’imite et plus on s’écarte de l’art. Avec une incroyable étourderie, certains demandent alors un « art vivant ». Comme si les règles d’un jeu devaient être vivantes ! Plus personne ne pourrait jouer2. Le jeu ne sera vivant et passionnant qu’à la mesure de la fixité même de ses règles indiscutées.

L’art consistait jadis à donner sens aux propositions de la vie. Ses règles émergeaient de la nature profonde, elles prolongeaient la nature naturante, au lieu de copier la nature naturée. Et la psyché réinventait un réel significatif. Comment rejoindrait-on le sens profond des choses et des événements de la vie, en décalquant le désordre varié des objets ou des sentiments ? Par l’extérieur on ne rejoint que l’insignifiance observable.

C’est ce qui va se produire après Balzac. Le roman pousse deux branches d’importance inégale. La première est la monographie : Adolphe, Obermann, Dominique. Ces récits intéressent le lecteur s’il se retrouve dans le héros. La part de l’art y est réduite à celle du style.

L’autre branche sera celle du réalisme social. C’est là que va triompher la terreur, se déchaîner la chasse impitoyable aux artifices de la fabulation. Maintenant, le romancier prétend décrire. Il s’excuse d’imaginer. Il ambitionne de conformer son art aux « lois de la vie », non plus aux procédés du conte. « Le roman, dit M. Jaloux, ne connaît d’autres lois que les lois mêmes de la vie. » Cette proposition des plus étranges est reçue sans le moindre étonnement par la critique moderne et par le grand public. Elle rend compte de l’insignifiance, au sens littéral de ce terme, où devait choir fatalement le roman dès qu’il refusa d’être fable.

Tout l’intérêt du conte, effectivement, tenait aux conventions qu’il savait mettre en œuvre. Le conte multipliait les rencontres fortuites, les coïncidences opportunes. Sa rapidité folle – par rapport à la vie réelle – tenait l’auditeur en haleine ; son rythme était autorité. Les événements extraordinaires qu’il présentait, portaient les sentiments jusqu’au sublime, proposaient des types de vie haute, et réveillaient des forces endormies. Le conte était le libre déploiement des réalités mêmes de l’âme, qu’il décrivait en personnages selon certains procédés et figures surgis des profondeurs de l’être, identiques à ceux du rêve, et crus comme tels avec reconnaissance, au double sens de l’expression.

Mais que se passe-t-il lorsque le romancier nous fait savoir qu’il a mis dans son livre ce qui est, et non plus ce qu’il a inventé ? L’abandon de la rhétorique entraîne deux séries de conséquences qui se révèlent également ruineuses.

1°) — Le romancier moderne a perdu l’autorité magique du conteur. Il s’est privé volontairement du bénéfice de « l’art de persuader » traditionnel.

Quand, par exemple, le conteur débutait par la formule « Il y avait une fois… », il créait aussitôt chez l’auditeur un état très particulier de réceptivité et de créance. On savait qu’un jeu commençait, amusant ou profond, et significatif. On croyait tout : c’était le jeu. Le jeu ne tolère pas de scepticisme. Observez un enfant quand il attend « l’histoire ». Dès que la formule consacrée tombe des lèvres de la grande personne, l’enfant change de visage, l’état second paraît. C’est l’état passionné d’attente où naît l’illusion romanesque. Il a suffi des mots rituels pour suspendre le sens critique, et voici le plaisir extrême : Peau d’âne va lui être conté. Mais si vous alliez dire au même enfant, avant de lui raconter la même histoire, que cela s’est passé tout à l’heure, dans la rue, il ferait aussitôt mille objections. Il vous jugerait avec toute la sévérité que les enfants réservent aux adultes futiles.

Au siècle passé, les conteurs populaires et certains des meilleurs écrivains avaient encore coutume de débuter par des phrases stéréotypées : « Par une belle matinée de novembre, un voyageur vêtu d’un macfarlane gris chevauchait sur la route qui va de N… à X… » (Fenimore Cooper, j’imagine). Ou bien c’était une lente description des lieux, introduisant dans l’atmosphère du récit. (Le début de Le Rouge et le Noir.) Ces procédés d’avertissement retenaient encore une règle élémentaire : marquer le début du jeu par un signal convenu, isoler de la vie courante la partie jouée.

Mais le romancier réaliste ambitionne d’imiter la vie, qui ne commence et ne finit jamais. Force lui est donc d’entrer comme par hasard, au milieu d’une situation, d’une atmosphère, ou même d’une phrase, « N’importe où et n’importe comment » — c’est à quoi vise son effort. « Gontran sortit son briquet de nacre, alluma une cigarette blonde et consulta l’indicateur. » Il s’agit de me faire croire que c’est vrai. Il faut donc me fournir des preuves et des observations exactes. Mais à la première preuve, je commence à douter ; après tout, j’ai vu cela, moi aussi, ou quelque chose qui ressemble à cela. « La vraie vie », je la connais autant que cet auteur. Je me méfie, et bientôt discute. Et plus l’auteur paraît désireux de me convaincre — au lieu de s’abandonner à son rythme d’images — plus j’exige un récit vraisemblable. À la limite, il serait impossible qu’un lecteur tombe jamais d’accord avec l’auteur. Car il n’est pas deux expériences humaines superposables. Et je ne renoncerais à la mienne pour faire crédit à celle de l’écrivain que si, d’abord, il renonçait à démontrer, et m’entraînait par d’autres charmes… Du conteur pur, je n’exigeais qu’un sens, valable et vérifiable en soi.

2°) — Par la suppression des cérémonies d’introduction et de sortie3, le romancier moderne veut créer l’illusion du réel quotidien. Pourtant il ne dispose que de mots, quoi qu’il fasse. Ce dernier artifice paraît le gêner d’autant qu’il essaie de le faire oublier. D’où cet axiome de la critique moderne : un roman ne doit pas être « écrit ». Tous ces efforts trahissent le curieux embarras de ne pouvoir faire entrer dans un livre des personnages grandeur nature. La volonté d’éliminer toutes les conventions narratives, pour peu d’exigence qu’on y mette, aboutit à faire du roman quelque chose d’interminable, et quelque chose de méthodiquement insignifiant.

Quelque chose qui n’en finit plus, car la vie ne met jamais de point final. Il y a jeu quand les conséquences s’épuisent avec le dernier coup ; mais le sérieux de la vie est, par définition, le domaine des conséquences indéfinies. L’hésitation du romancier moderne à terminer son livre par une décision de l’esprit ou par un artifice de rhétorique, telle est la source impure du roman-fleuve. La longueur des ouvrages de ce genre est l’expression de l’embarras d’un écrivain qui s’est privé des secours de l’art. D’ailleurs cet allongement, trop souvent excessif pour l’intérêt romanesque, sera toujours insuffisant pour égaler la durée réelle d’une vie.

Quelque chose de méthodiquement insignifiant. Car la-vie-telle-qu’elle-est ne signifie presque rien. Or, c’est elle qu’on veut reproduire en multipliant les observations exactes et les personnages quelconques. Et c’est au nom de cette fidélité à la vie que M. Jules Romains va s’interdire, dit-il — « les enchaînements arbitraires et le picaresque », les rencontres qu’on ne voit pas dans la réalité, bref, tous recours au « hasard qui fait trop bien les choses ». J’extrais ces propositions de la préface aux Hommes de bonne volonté, bon témoignage sur l’opinion moyenne du grand public contemporain, le morceau n’étant visiblement qu’une captatio benevolentiae où l’auteur se montre attentif à ne promettre rien qu’il ne sache attendu.

« Le roman, écrit encore M. Romains, ne connaît pas de vraies servitudes. Ce qui diminue peut-être pour le roman comme genre les occasions d’acquérir un mérite esthétique supérieur… mais ce qui en tout cas lui interdit de cultiver les conventions. » Ceci corrigerait donc cela ? M. Romains connaît bien son public. Il sait que l’absence de conventions sera tenue pour avantage, et compensera, aux yeux de ses contemporains, l’absence de mérite esthétique. (Alors que la première absence est en réalité la cause immédiate de la seconde.)

Parlant encore de son propre roman, M. Romains ajoute : « Le lecteur se demandera : où cela va-t-il ? Des personnages se perdent… » Mais, répond notre auteur, comme pour se justifier, n’en va-t-il pas de même dans la vie ? Les romans traditionnels « préoccupés qu’ils sont, au nom des vieilles règles, de commencer et de finir le jeu avec les mêmes cartes », échouent à exprimer ce désordre, ce décousu, ces inconséquences du sort…

Bien sûr. Mais pourquoi les romans devraient-ils exprimer tout cela ? Et d’ailleurs, comment le pourraient-ils ? Si longs qu’ils soient, ils seront toujours trop courts pour imiter sans conventions le décousu de la vie réelle.

Avouer l’ambition d’écrire un livre en se conformant aux « lois de la vie », c’est doublement tricher : avec la vie, et surtout avec l’art. Cette tricherie généralisée doit amener, nécessairement, la dissolution du roman dans le documentaire plus ou moins commenté. Où l’art, d’ailleurs, reparaîtra bientôt avec les conventions, plutôt frustes mais fixes, du découpage, du montage, et de la présentation dramatisée. Ces conditions, dans une vue commerciale, sont très jalousement maintenues par les « producers », éditeurs et directeurs de magazines à grand tirage.


Le genre proprement romanesque s’éteindra dans le même temps que l’ère bourgeoise et pour avoir commis la même erreur : qui était de croire les conventions « conventionnelles » au sens dépréciatif de l’épithète. Ces légèretés ne pardonnent pas.

Une contre-épreuve de notre diagnostic nous sera fournie par le succès du roman policier.

Je ne pense pas qu’on puisse expliquer ce succès par un intérêt pour le crime, qui serait particulier à notre époque. Le roman policier est populaire parce qu’il demeure le seul genre défini, obéissant aux lois d’une rhétorique précise.

C’est un jeu, et un jeu serré, qui ne tolère aucune faiblesse, aucune tricherie. Ses lois sont connues et communes : dès Conan Doyle, elles ont pris force contraignante. Ses personnages sont constants comme ceux de la Commedia dell’arte, ou ceux des cartes et des échecs : le détective élégant, volontiers philosophe, l’agent de police bonne brute ou puits de sagesse populaire ; la femme à bijoux, comtesse de palaces ; le valet de chambre silencieux et astucieux, etc. La situation, donnée d’entrée de jeu, se résout complètement à la fin du livre, et ne comporte qu’un nombre fini d’éléments. Le lieu de l’action est circonscrit : c’est généralement une maison dont il semble que personne n’ait pu y entrer ni en sortir, et qui contient le problème sous forme de cadavre. Parfois, ce n’est qu’une chambre4. Toutes ces conditions satisfont à l’excellente définition du jeu proposée par J. Huizinga5 : une action dont le début et la fin sont nettement marqués, qui a lieu dans un espace nettement délimité et qui obéit, entre ces limites spatiales et temporelles, à des règles indiscutées.

Le roman policier passionne dans la mesure même où il tient compte des règles, soit pour les appliquer avec une perfection classique, soit pour y introduire quelque ingénieuse variation. La fixité même des règles fondamentales permet de mesurer l’invention de chaque auteur, et les progrès du genre. Une grande partie de l’intérêt que l’amateur apporte à la lecture de ces ouvrages, tient au raffinement ou à la complication croissante des règles. (Le lecteur de romans policiers devient très vite un spécialiste.) Et cette rhétorique ne manquera pas d’exercer son pouvoir créateur de communauté : des clubs de fanatiques du roman policier se sont fondés un peu partout.

La vogue actuelle du roman historique pourrait être invoquée, elle aussi, bien que l’exemple soit moins pur et moins frappant. Le roman historique garde le bénéfice du cadre : son action circonscrite par définition, est isolée du réel quotidien par l’éloignement dans le temps. Mais l’impureté du genre, c’est qu’il peut se passer de la crédibilité intrinsèque du conte, par le recours à l’autorité tout extérieure du fait accompli. Cette possibilité de tricherie est voisine de celle qui consiste à forcer la vraisemblance par une accumulation de faits observables.


Le roman mourra donc, comme sont mortes la tragédie classique et les chroniques en vers. Il mourra pour avoir épuisé ses possibilités formelles, et pour avoir poursuivi la chimère d’une liberté sans condition. Quelques phénomènes extérieurs viendront précipiter sa fin. Son sort se trouvait lié, dès sa naissance, aux conceptions bourgeoises de la vie, soit qu’il les décrivît d’abord, soit qu’ensuite il n’utilisât que leurs tabous comme ressorts de l’action, ou qu’enfin il se fît un prestige de les contredire et miner. Tout cela ne durera plus que le temps de liquider un héritage saccagé par la guerre actuelle et par l’avènement des masses. La révolution que nous vivons déclassera la plupart des objets dont le roman faisait toute son « étude ».

Mais le besoin de lire des fables ne s’éteindra pas pour si peu ; et moins encore, le besoin d’en conter. L’imaginaire, délivré du souci d’une vraisemblance insignifiante ou statistique, retrouvera l’usage proprement « fabuleux », le pouvoir créateur des formes fixes et la dialectique des symboles.

Le conteur, renonçant à imiter la vie, la récréera ; et renonçant à prouver qu’il dit vrai, aussitôt se verra restituer les prestiges de la persuasion.

Notre monde retentit d’événements incroyables et pourtant mortellement réels. Les faits les plus flagrants du siècle défient nos imaginations. Seul un art délirant de fantaisie a su préfigurer le rythme de nos catastrophes. Les dessins animés de Walt Disney jouaient dans le registre du fou rire populaire avec l’instinct sadique et le goût des orgies de destruction que devait traduire, quelques années plus tard, la guerre totale. Ne fût-ce que pour rester au niveau de nos épreuves et de nos désastres réels, l’art de demain va revenir au jeu des amplifications, raccourcis et miracles qui constituaient la rhétorique des contes. Il ne rejoindra le sens vrai de nos vies qu’en se livrant à la logique profonde des symboles et des mythes de l’âme.

Tout porte à tenir pour probable que les grandes œuvres narratives qui vont naître au lendemain de cette guerre, se rapprocheront des types de libre création, des paraboles que furent en d’autres temps Gargantua, Don Quichotte, Robinson Crusoe, ou Gulliver, monstrueux dessins animés où l’homme n’a pas cessé de reconnaître son image la plus convaincante.