(1982) Journal de Genève, articles (1926–1982) « Journal d’un retour (11-12 mai 1946) » p. 3

Journal d’un retour (11-12 mai 1946)k

Le voyage immobile

Vers le milieu du xxe siècle, les hommes firent en sorte de réduire à peu de chose les avantages que la machine menaçait de leur procurer, après les avoir décimés. Les avions, par exemple, permettaient de voyager vingt fois plus vite qu’en bateau. L’on décida en conséquence de rendre vingt fois plus pénible et longue la préparation des voyages. Passer d’Amérique en Europe ne demandait plus que quelques heures ? On y ajouta plusieurs semaines de démarches et contrôles épuisants, ramenant ainsi la longueur du voyage, pratiquement, à ce qu’elle était au bon vieux temps de Christophe Colomb.

Et pourtant, me voici bien assis dans une Constellation qui vient de décoller d’un champ neigeux de Terre-Neuve, sous l’œil indifférent d’un seul chien du même nom.

Une aurore boréale nous avait arrêtés toute une nuit, non point que sa beauté nous eût cloués sur place, mais parce qu’elle provoquait des tempêtes magnétiques qui ont pour effet d’aveugler les avions aux appareils plus délicats que les sens de l’homme. Cette belle crise radio-poétique s’étant heureusement dénouée dans les hauteurs du ciel arctique, nous montâmes en spirale à 5000 mètres.

J’allais écrire : « L’avion s’élance pour franchir l’Océan d’un seul bond. Nous volons à tire-d’aile vers l’Irlande. » Mais ce cliché et ces jolies syllabes décrivent mal un voyage aérien. Car voyager, aujourd’hui, c’est attendre. Non seulement attendre son tour dans la queue devant les guichets, mais encore, une fois installé dans le fauteuil profond de l’avion, attendre que la Boule au-dessous de nous ait tourné jusqu’au point désiré, pour y descendre et s’y poser. Rien ne donne une idée de l’immobilité comme ce vol sans repères en plein ciel, à 130 mètres à la seconde, sans vibrations ni courant d’air, et sans nul signe apparent de mouvement.

Les uns écrivent, d’autres déjeunent. Je regarde par mon hublot. La mer est blanche, un peu houleuse et cotonneuse. Mais tout d’un coup elle se déchire : ce n’était qu’une couche de nuages. Trois-mille mètres plus bas paraît une surface bleue, comme un papier grenu ponctué de défauts blancs. Un petit fuseau clair y traîne sa fumée, c’est un paquebot qui en est à la troisième journée du trajet que nous ferons à rebours en quatre heures. Nous sommes partis tout au début de la matinée. Voici déjà l’après-midi, voici le soir, nous volons contre le soleil et le temps coule deux fois plus vite. La stratosphère se dore. Des cumulus élèvent des tours et des créneaux d’un rose feu sur l’horizon follement lointain, tandis que nous survolons des profondeurs multipliées, cavernes d’ombre et gonflements majestueux où la lumière fait ses grands jeux, de tous les rouges au bleu de plomb.

Aux approches de l’Irlande vient la nuit. Derrière nous, tout est flamme et or. Mais un toit d’ombre épaisse descend obliquement, rejoint la mer, ferme le monde devant nous. En deux minutes nous sommes passés de la gloire aux ténèbres denses. Il n’y a plus que, tout près sur nos têtes, les lampes en veilleuse, et le ronron assourdi des moteurs. Une petite secousse, des lumières, une longue promenade sur des pistes en ciment. Et l’arrêt doux. Shannon, Irlande.

Le restaurant ne manque pas d’élégance. Une dame qui vient de passer le temps de la guerre en Amérique frémit de toutes ses fourrures et se récrie : « Quel goût ! Voilà l’Europe enfin ! Et des fleurs vraies ! Ah mon cher, ici, tout est beau !… » — « Mais tout ici a été fait par les Américains pendant la guerre… » — « Taisez-vous, me crie-t-elle, je retrouve l’Europe ! Ce n’est pas le moment d’être objectif ! »

Elle adore ces rideaux trop rouges, ces meubles blancs, et ce grapefruit. Ils la vengent, croit-elle, d’une Amérique « où tout est laid », mais d’où ils viennent.

Les oiseaux de Paris

Nous roulons dans un petit autobus, du terrain d’Orly vers Paris. Sept ans bientôt, depuis que je l’ai quitté… Par quelle Porte allons-nous entrer ? Je ne puis pas distinguer les noms des rues sur ces maisons jaunes ou grises et si basses. Je cherche à voir, le nez contre la vitre, et tout d’un coup : Rue Claude Bernard, — en plein cinquième arrondissement — quand je me croyais encore dans la banlieue… Déjà nous descendons une rue déserte et provinciale. C’était cela, le boulevard Saint-Michel ? Mais sur les Quais, où le car nous dépose, j’ai retrouvé les grandes mesures de Paris.

Dans quel silence, à quatre heures du matin. Nous donnera-t-on des chambres pour le reste de la nuit ? Deux jeunes Américains du convoi m’interrogent. Cet hôtel ne leur plaît qu’à moitié. Je les décourage d’aller chercher ailleurs. Crise des logements.

— Est-ce que Paris a été bombardé ? me demandent-ils non sans inquiétude.

— Et New York donc ? Si vous y connaissez des chambres libres, faites-moi signe. (Comme les Américains paraissent bizarres, ici ! Comme ils se mettent immédiatement à ressembler à ce que l’on pense d’eux en Europe !)

Il y a des chambres, et même des salles de bain. Mais comment dormirais-je cette nuit ? J’arrive au rendez-vous après sept ans, furtivement, à la faveur d’une nuit déserte. Un rendez-vous dont j’avais bien souvent désespéré, après cet au revoir en juin 40, qui sonnait malgré moi comme un adieu… Le jour point derrière les rideaux. Je vais sortir sur mon balcon, je vais la voir…

Tout d’abord je n’ai distingué qu’un paysage de toits bleus, médiéval. Et voici qu’une cloche très fine a sonné cinq coups délicats. Puis une autre plus loin, et plusieurs en écho. Je ne savais plus, après six ans de New York, qu’il y a des cloches qui sonnent les heures, et qui s’accordent à la suavité aiguë du petit jour. Et cette rumeur soudaine de cris menus et de sifflets de tous côtés, comme les premières gouttes d’une averse, ce sont bien des oiseaux ! Dans une ville ! Point d’autres sons… Si ! je ne rêve pas : un coq qui crie, tout là-bas vers les Invalides. L’or pâle du Dôme s’avive au-dessus des toits bleus, des toits roux et des murs couleur du temps, où quelques taches de rosé clair ou de noir achèvent de composer une harmonie qui fait venir les larmes aux yeux.

Premier bruit de pas dans la rue. Semelles de bois. Une femme de ménage sort ses clés, ouvre une porte de service à côté du portail d’un ministère. Un vieux monsieur très grand, vêtu de noir, aux pantalons étroits, aux longs souliers pointus, sort d’un xixe siècle d’illustrés de mon enfance. Des jeunes gens en chandail, portant de grosses valises, se hâtent vers la gare d’Orsay.

Paris a reculé d’un siècle, en direction d’une beauté oubliée.

Mais que dire de la foule que j’ai vue le lendemain aux trottoirs des Champs-Élysées ? Je me disais : « Non, ce n’est pas vrai, je vais me réveiller, je ne suis pas à Paris. » Et c’est bien un de ces tours que nous jouent les cauchemars, de rapetisser méchamment tous les êtres, d’effacer les visages, et de multiplier les traits bizarres, les signes d’anxiété !…