(1950) Combat, articles (1946–1950) « Paralysie des hommes d’État (21 mai 1946) » p. 1

Paralysie des hommes d’État (21 mai 1946)b

Notre monde du milieu du xxe siècle est gouverné par ceux qu’on nomme les trois Grands. Ils se composent d’un loup déguisé en mouton et de deux moutons vêtus de leur vraie peau. C’est donc au nom du Petit Père, et du Brave Garçon, et de l’Esprit bourgeois que la Bombe doit être administrée. Notez que, si elle ne l’est pas, quelqu’un va nous l’administrer. L’alternative est entre ces deux sens du verbe. Et soudain, je me demande pourquoi ces trois messieurs paraissent impuissants à décréter les moyens d’une paix pourtant facile à concevoir : donner la Bombe au gouvernement mondial, supprimer les armées et ouvrir les frontières.

Qui ne partage cette impression, avec les masses contemporaines : que les chefs responsables de notre sort sont en réalité irresponsables ? Et qu’ils usurpent le nom de gouvernants ?

J’essaie de me mettre à leur place. Staline voudrait la paix, car sa Russie blessée doit d’abord être reconstruite, mais il ne renonce pas aux plans de Pierre le Grand. Attlee voudrait la paix, car l’Empire blessé est en pleine expérience socialiste, mais il ne renonce pas à faire tuer les indigènes qui se révoltent à Java contre un impérialisme démodé. Truman voudrait la paix, car le commerce et l’industrie américains y trouveraient leur espace vital, mais il ne renonce pas aux barrières douanières, à la défense du capital d’abord, et à la peur (elle-même créatrice de conflits) d’un conflit avec la Russie. Sans doute sont-ils tous les trois convaincus qu’ils aiment la paix en général, et pour elle-même, et qu’ils détestent la guerre : pourtant, ils s’y préparent. Ce qui domine en fait leur politique, c’est la vision de la guerre, non pas celle de la paix.

Ils agissent donc comme des irresponsables, provoquant ce qu’ils veulent éviter. Et le public a l’air de trouver cela normal, — ou ne trouve rien.

J’essaie encore de les comprendre, avant de les traiter de ce qu’ils ont l’air d’être, quand on voit ce qu’ils vont faire ou laisser faire de nos vies.

Irresponsables moins par incapacité — ils suffiraient aux tâches courantes — que par le fait du problème posé, qui les dépasse comme la Bombe dépasse tout. Devant le monde à unifier, ils paraissent frappés d’un vertige. Ils ne voient rien. Cette absence de pensée est plus dangereuse que n’importe quelle pensée fausse. Mais comment pourraient-ils penser ? Simplement, pratiquement, ils n’ont pas le temps. Pourquoi ? J’en vois une raison simple. Parce qu’ils gouvernent leur nation, et que c’est assez ou même trop pour un homme, tandis que le problème est mondial.

La Bombe est un cas international, qui ne peut être résolu qu’à une échelle planétaire : or, ces messieurs sont absorbés par la défense d’intérêts locaux dits nationaux, trente visites par jour, des inaugurations, des banquets et des nominations. Il est clair que, pour gouverner les nations, la première condition requise est de n’être pas le chef d’une grande nation. Mais qui l’a dit, jusqu’à ce jour ? Chacun sait que l’arbitre d’un match n’est jamais le capitaine d’une des équipes. Qui l’a rappelé au sujet des trois Grands ? Chacun sait que, pour arbitrer la lutte entre les continents, il faut d’autres talents et un autre savoir que pour équilibrer les démocrates du Sud et ceux du Nord en présence des républicains, tout en gardant un œil sur la gauche naissante, le Sénat, le Congrès, les fonctionnaires et la presse. Mais qui l’a dit au sujet de Truman ? L’Amérique est trop grande pour lui, et le voici chargé du monde en plus ! Ainsi d’Attlee et de Staline, bien que ce dernier me paraisse plus habile dans le grand art de prendre son temps.

Je les plains. Cependant, s’ils s’obstinent, je serai forcé de les traiter d’usurpateurs. L’incompétence des commandants en chef n’est-elle pas jugée criminelle par l’opinion publique de leur patrie, et parfois par les tribunaux ?

Je demande à mes amis américains :

— Imaginez-vous ce pays conduit non par un cabinet fédéral, mais par les gouverneurs des quarante-huit États de l’Union ?

— Ce serait absurde, me disent-ils.

— Eh quoi, c’est pourtant ce que nous offre, à quelques nuances près, le plan des Nations unies. Vos États n’ont fait un pays qu’en unissant leurs peuples, et non leurs chefs, qui se sont effacés devant un pouvoir nouveau, sorti du peuple…

Mais si l’on touche à l’idée de nation, voilà tous les visages qui se ferment, et les esprits en état de siège. Sommes-nous fous ? Allons-nous continuer ce jeu jusqu’à l’explosion de la Terre ? Allons-nous confier le destin de la planète à trois hommes surchargés, débordés, qui n’ont pas une minute pour réfléchir, et qui représentent les intérêts de leur nation, alors que c’est précisément aux dépens de ces intérêts que l’humanité pourra s’unir ? La fonction même de ces chefs d’État les disqualifie, en principe, pour l’entreprise dont ils se chargent, et les porte à la saboter. Leur métier même les rend inaptes à voir ce que le monde entier attend. Ils ne voient rien, c’est évident, car les visions de l’avenir naissent d’un loisir intense. Or, ils ont à recevoir des députés…

Seule, une cour internationale, formée d’hommes désignés par la voie populaire, et qui n’auraient pas d’autre affaire que de considérer la Planète, puis de traiter de haut avec les chefs d’État…

Peut-être l’expérience de Bikini va-t-elle donner le choc nécessaire pour alerter enfin une opinion mondiale ? Avant ce début de juillet, puissent les trois Grands ne pas perdre la boule ! Car le fait est qu’il n’y en a qu’une de boule, comme disait à peu près le regretté Willkie, et qu’une erreur unique, désormais, pourrait la rendre folle à tout jamais.