(1946) Articles divers (1941-1946) « En 1940, j’ai vu chanceler une civilisation : ce que l’on entendait sur le paquebot entre Lisbonne et New York (21 septembre 1946) » pp. 1-4

En 1940, j’ai vu chanceler une civilisation : ce que l’on entendait sur le paquebot entre Lisbonne et New York (21 septembre 1946)ae

Blanche et bleue dans l’immense lumière de la liberté atlantique, avec tous ses drapeaux claquant et ses rues débouchant sur le ciel, la ville aux sent collines renie la guerre, oublie l’Europe. Dans quelques heures nous embarquons pour l’Amérique.

Mais ici je fais le serment d’opposer une stricte mémoire à la candeur intarissable de la vie, toujours pressée d’imaginer un monde où tout peut encore continuer.

Je viens de voir une civilisation frappée au cœur, je l’ai vue chanceler, j’ai vu qu’elle peut mourir. Durant cette traversée en autocar de Genève aux Pyrénées, pendant deux jours, j’ai vu la France toute pareille à un homme qui vient de tomber sur la tête : il se relève, se tâte, et ne sait pas encore où il a mal. Va-t-il vivre ? A-t-il rêvé ? Serait-il déjà mort ? J’ai vu l’Espagne de cendre et d’esprit, incapable de retrouver son équilibre entre le démoniaque et le surhumain. Et j’ai vu, aux frontières de la Suisse, l’invasion des herbes sauvages venant des terres abandonnées du Nord et que nos paysans s’efforcent d’arrêter avant qu’elles n’étouffent leurs champs. J’ai vu renaître les paniques dévastatrices du ve siècle de notre ère. Et je songe au bastion que mon pays élève, nuit et jour, autour du massif du Gothard, cœur mystérieux du continent, dernier symbole d’une liberté qui ne peut plus vivre que sous la cuirasse. Hâtons-nous, car tout peut périr. Nous qui sommes encore épargnés, ne perdons pas notre délai de grâce !

Les derniers barrages traversés, la passerelle relevée, et nos papiers enfin déposés chez le purser, nous n’avons plus devant nous qu’un océan sans douanes ! Dix jours vierges, dix jours durant lesquels on peut imaginer que la police renoncera au viol de notre vie privée. Pourtant, certains des passagers gardent encore l’air de s’attendre au pire, tandis qu’ils font leur premier tour de pont. Ils se rappellent sans doute ce Polonais, tiré, jeté par la police franquiste hors du train qui sifflait déjà pour le départ vers la frontière — à deux-cents mètres — du Portugal et de la liberté. Car tel est le sadisme policier.

Nous venons de passer, en quatre jours de voyage, sept contrôles différents de douane et de police. Secondés par la chance, nous n’y avons passé, si je compte bien, guère plus de 22 heures, mais le total normal est d’au moins 30, m’affirme-t-on, et les « accidents » sont fréquents.

Paradoxe du siècle où tout est fait pour réduire l’homme à l’anonyme, pour le priver du sentiment de sa vocation, de sa différence personnelle, cependant qu’on lui demande à chaque pas de prouver son identité. Or plus il en proteste et moins il s’en assure. Plus il la chiffre et moins il la ressent. Et plus il la démontre à coups de documents, moins il se reconnaît dans le portrait simplifié que la police en compose à toutes fins menaçantes.

Songeons aussi que ces procédés s’appliquent précisément à l’émigrant, à celui qui s’éloigne de ses bases, des réflexes de son milieu, de tout ce qui allait de soi autour de lui et l’assurait quotidiennement, inconsciemment, qu’il était bien réel et bien lui-même…

Les derniers bateaux de la dernière ligne reliant l’Europe à l’Amérique ont tous des noms en « Ex » : Exeter, Excalibur, Excambion. Et ils ne transportent, en effet, que des ex-quelque chose, ex-ministres, ex-directeurs, ex-Autrichiens, ex-millionnaires, ex-princes, vers leur exil. Mais moi, de quoi pourrais-je bien être l’ex ? Ni fugitif, ni juif, ni riche, ni détrôné, et ne pouvant me réclamer que d’une « mission de conférences » (prétexte évidemment peu convaincant) je fais figure d’ex-voyageur normal. Touriste des catastrophes, scandaleux personnage, comme le serait un témoin vivant même aux colloques des fantômes…

Je crois bien que cette image m’est venue à cause d’une conversation entendue sur le pont cette nuit même. L’heure était fort tardive et propice aux aveux. V., ex-cagoulard, ayant raconté, non sans verve comment ses camarades et lui-même, avant la guerre, organisaient des dépôts de mitraillettes dans certaines rues stratégiques de Paris, T., ex-militant de la gauche, lui répondit avec un demi-sourire et sans retirer son mégot, que de l’autre côté on savait tout cela, et qu’au surplus, on en faisait autant, avec des armes fournies par certains ministères. Si j’en crois ces deux ex-adversaires, leurs astucieux préparatifs de guerre civile n’auraient été troublés que par l’attaque intempestive des nazis. Contre ceux-là, il semblerait qu’on eût moins brillamment prévu les choses… De fait, les étrangers sont toujours surprenants. On ne s’entend vraiment bien qu’entre gens du même peuple.

Chaque soir, les passagers se pressent devant la porte de la cabine du capitaine, avec l’espoir d’entendre la radio. Tout à l’heure comme j’essayais de me faufiler, R. s’extrait du groupe, me cède sa place, et je l’entends dire à sa femme qui attendait un peu en arrière : « Rien de nouveau, c’est toujours les mêmes petites histoires… »

Depuis des mois, c’est ce que répètent dix fois par jour les usagers de la radio. Le monde a changé de face sous nos yeux, mais nous le regardions de trop près : d’heure en heure, nous n’avons rien vu. C’est après coup, en nous retournant, que nous avons entrevu l’ampleur et la rapidité des événements.

Il a dit : « Rien de nouveau, rien d’important… » Mais je crois avoir entendu dans le ronron nasillard qui sortait de la petite chambre : « 165 avions allemands ont été abattus sur Londres. » Et c’est peut-être la nouvelle la plus importante de la guerre. Car tout tient aux Anglais, et si ce bulletin dit vrai, les Anglais tiennent.

L’autre jour à Lisbonne une lady me disait : « Nous ne serons jamais battus, parce que nous sommes un peuple qui ne sait pas quand il est battu. » J’ai pensé aux chefs français trop cartésiens qui ont admis la défaite sur sa définition, — avant qu’elle fût définitive.

Comment prévoir l’issue de cette guerre, lorsqu’on a remarqué qu’elle n’oppose plus que deux nations : l’une qui ne sait pas vaincre, mais qui gagne, et l’autre qui ne sait pas être vaincue, mais qui perd ? Les Allemands, en effet, même victorieux, se plaignent encore comme des victimes. Et les Anglais, même battus, se comportent en propriétaires de droit divin de la victoire en général. La seule solution « possible » serait donc la victoire anglaise.

Un journaliste américain, qui revient de Paris, s’appuie au bastingage, près de moi, et me dit en crachant dans l’eau entre chaque phrase : « Il y a des gens, des Parisiens, qui trouvent que les Boches sont corrects… Well… Quand un gangster de Chicago vous prend votre portefeuille, il vous donne quelquefois cinq sous pour rentrer en métro… Il est correct, isn’t he ? » À mon tour, j’ai craché dans l’eau, pour marquer mon approbation.

Je me suis éveillé dans ma cabine moite avec le sentiment que tout était changé autour de moi. Eh oui ! des verdures proches défilaient au hublot !

Couru sur le pont. Nous sommes dans les passes de l’Hudson. Une brume de chaleur tropicale bleuit les rives. Je ne m’attendais pas à la nature américaine, à la voir la première et de si près, avant les gratte-ciel, la statue… Je n’ai jamais eu la sensation d’un paysage plus étranger, mais plus étrangement accueillant. Tous ces arbres si riches, touffus et un peu fous ! Et ces maisons coloniales espacées, si intimes semble-t-il derrière leurs grands portiques. Et comme on aime une terre qui s’approche, avec l’immense sécurité du continent qu’on imagine au-delà de ces falaises orangées, frangées de forêts d’un vert sombre de luxueuse tapisserie…

La rivière s’élargit et se peuple de mâts. Au sommet d’une falaise qui fuit obliquement éclate une longue façade claire et neuve : la première rue américaine ! Nous approchons.

Tournant la tête vers l’avant, un peu au-dessus de la poupe, je viens de voir un groupe de tours serrées, presque diaphanes dans la brume — Manhattan, comme une prémonition qui serait vérifiée à l’instant même !