(1948) Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948) « Noël à New York (décembre 1946) » pp. 295-296

Noël à New York (décembre 1946)h

Le 1er décembre au matin, la ruée vers les magasins s’est déclenchée dans toute l’Amérique, inaugurant officiellement le Yuletide, la saison de Noël. Nous sommes le 15 et les rayons de jouets sont déjà presque vides à New York.

Cet an de grâce rationnée 1945 se termine en pleine équivoque : est-ce la paix déjà ? La guerre encore ? Interférences de disette et de luxe, d’appétits ranimés et d’amertumes durables. Et Noël va tomber au milieu de l’An Un d’une ère de paix profonde sur la plus grande menace de toute l’Histoire.

Les enfants, comme les gouvernements, demandent pour leur Noël de petites bombes atomiques. Trois d’entre eux, à Brooklyn, viennent d’être blessés sérieusement, en jouant à faire sauter le monde. Les trois Grands, à Moscou, seront-ils plus adroits dans ce même jeu ? On ne le croirait pas, à les voir. Curieux trio : un loup déguisé en mouton et deux moutons vêtus de leur vraie peau. Mais rien n’empêche le Waldorf-Astoria d’annoncer que sa nuit de l’An « promet d’être la plus grande nuit de l’histoire de l’hôtel — à partir de $ 20 la place ».

Nous fûmes hier chez Schwartz, grand magasin de jouets de la Cinquième Avenue. « Auriez-vous, dis-je d’un ton suave, quelque chose qui ressemble à un modèle de la bombe atomique pour les enfants ? » La vendeuse ouvrit la bouche, puis ses yeux s’écarquillèrent largement : devant nous venait d’apparaître une jeune femme au visage anguleux et couvert de taches de rousseur, la tête serrée dans un foulard de soie rose feu. « Papa, me dit mon petit garçon, c’est Miss Hepburn ! » — « C’est moi ! », dit-elle en lui pinçant la joue, et la vendeuse nous planta là.

Il neigeait sur la Cinquième Avenue, sur les paquets enrubannés, sur les fourrures, sur l’arbre immense du Rockefeller Plaza, transporté avec toutes ses racines d’un parc où il sera replanté dès janvier, n’ayant coûté que 100 dollars de location à Mr. John D. Rockefeller, car tout se sait. Des haut-parleurs répandaient sans relâche l’Adeste Fideles et des carols transformés en jazz hot par les klaxons d’interminables embarras de trafic. Aux vitrines triomphait le rêve américain, le clinquant, l’irréel, le rose et le doré. Rêve d’enfance et d’innocence universelle, bercé de musiques nostalgiques.

Noël, ici, devient la fête du Bébé Cadum des réclames et non plus de cet Enfant vrai qui naquit tant bien que mal dans la paille, sous le souffle d’un bœuf malodorant.

Plus que dix jours pour acquérir dans cette aimable bousculade la bonne conscience que représente une table de famille chargée de cadeaux enveloppés de papiers brillants, verts, rouges, argent et mordorés. Pourquoi ces échanges éperdus ? Est-ce en souvenir du seul cadeau de paix jamais fait à l’humanité ? Ou bien cette fièvre de rivaliser dans la dépense, en fin d’année, est-elle comme chez les primitifs une manière de conjurer le sort et de se rendre l’an nouveau propice ? Plus que dix jours pour s’assurer une place dans le monde des familles, un droit à la chaleur des groupes. Et ceux qui seront laissés dehors, ceux qui n’appartiennent pas à une cellule sociale, formeront la foule de Times Square. Le coudoiement universel leur tiendra lieu d’intimité…

Pour moi, j’irai comme chaque année à la messe de minuit des protestants, dans la plus grande église gothique du monde, la Cathédrale de Saint-Jean-de-Dieu, siège de l’évêque anglican de New York. Dix mille personnes y chanteront des carols avant la procession du chœur et du clergé, précédée de porteurs de torches à la Burne Jones. Et, comme chaque année, j’entendrai le Credo de Gretchaninov et le motet de Prætorius, Une rose est née… Et je me dirai que l’Amérique n’a pas encore très bien compris les traditions, parce qu’elle les respecte un peu trop…

Times Square, tous ses feux rallumés, semblera célébrer un V Day, une nouvelle victoire sur le temps, comme si ce n’était pas lui qui gagne à tous les coups. Qu’apportera cette fin d’année ?

Un dernier speech de La Guardia à la radio, révélant une dernière recette aux ménagères pour cuire la dinde. Politicien rusé autant qu’honnête, gros petit homme à la face de clown, Fiorello, la Fleurette ou le Chapeau, comme le peuple l’a baptisé, saisissant la baguette des mains du chef dirigera pour la dernière fois l’orchestre ou la fanfare d’un grand meeting. Sur le coup de minuit, le 31 décembre, nous perdrons le meilleur maire de New York. Tammany reviendra au pouvoir. Et Roosevelt n’est pas remplacé… Et toutes les utopies prévues par l’avant-guerre entreront dans la voie des réalisations. Déjà l’on met en vente la « bicyclette du ciel », un petit avion de 1000 dollars. Déjà les banques de Buffalo ouvrent des guichets extérieurs où l’on peut déposer de l’argent sans descendre de sa voiture. Déjà les biches et les daims sont amenés dans les forêts de chasse au moyen de taxis aériens. Déjà la télévision en couleurs prouve qu’elle ne le cède en rien à la photographie pour « le brillant et la précision du détail », qualités préférées de l’Américain. Déjà l’on nous annonce de Hollywood un superfilm sur la bombe atomique, où le love interest ne manquera pas ; cependant que déjà le New Yorker se moque des clichés à la mode au sujet de cette invention « qui signifie la fin de l’humanité ou l’aube d’un âge d’or » à votre choix. Déjà, le Syndicat des ouvriers de l’industrie automobile offre à Ford un contrat collectif qui le protégera, lui le patron, contre les grèves irrégulières. Car la force et l’initiative ont changé de camp, et les vainqueurs se montrent généreux. Et déjà les pasteurs et les prêtres se préparent à parler du message de Noël aux « hommes de bonne volonté », répétant sans scrupules avec M. Romains une grave erreur de traduction. Car l’Évangile dans le texte original dit simplement : « Paix sur la terre, bonne volonté (de Dieu) envers les hommes ». Est-il besoin de la bombe, et des grèves, et de la famine européenne, et de la guerre endémique dans tout l’Orient, et de la méfiance et de la peur réciproques qui président aux rapports des nations, et de l’antisémitisme, et de l’antisoviétisme, et de l’antiaméricanisme de l’Europe, pour que nous comprenions que les hommes ont fort peu de bonne volonté ? La plupart sont involontaires. Ils ne font que subir leur condition.

À Times Square, dans la foule compacte et lente, dans la rumeur assourdissante des petites trompettes de foire et des crécelles, GI Joe, le combattant moyen, se dira : « Well, c’était donc pour tout cela… »