(1946) Journal des deux mondes « Avertissement » pp. 5-6

Avertissement

Le Journal d’un intellectuel en chômage décrivait la France de l’entre-deux-guerres. Le Journal d’Allemagne montrait l’hitlérisme dressé contre elle et contre toute l’Europe. Ce troisième récit, qui se passe surtout en Suisse et en Amérique pendant la guerre, mais aussi dans d’autres pays, a pour véritable sujet non plus une nation, un régime, mais le désordre de l’époque, vu de près.

Pas plus que les deux précédents, ce journal n’est vraiment « intime ». (Il m’arrive d’en tenir de ce genre, mais je les garde pour mon seul usage.) Dans toutes les notes et réflexions que j’ai écrites pendant sept ans — et dont un certain nombre ont paru à leur date, réagissant à l’événement — j’ai fait un choix, éliminant la confidence et ne gardant en général que les fragments que j’estimais à tort ou à raison significatifs de l’époque. Si j’ai cependant pris soin d’indiquer çà et là, par de brèves allusions tout au moins, certaines circonstances privées, c’est qu’il est parfois important de situer le sujet qui décrit par rapport aux objets de sa description, ne fût-ce que pour donner une clé de correction. Car selon que ce sujet se trouvera plus ou moins engagé dans la vie d’une nation, plus ou moins compromis ou façonné par une condition sociale ou un métier, il est clair qu’il jugera différemment, et donc verra d’autres réalités qu’un touriste qui se croit objectif ou l’habitant sédentaire du pays. La ligne d’horizon dépend à chaque instant de l’endroit où nous nous tenons, elle se déplace et change, et l’on peut dire que nous la portons avec nous. Ainsi de la plupart de nos observations sur les faits réputés objectifs. Et c’est pourquoi l’effort de discrétion de l’auteur le plus décidé à ne jamais parler de lui se voit déjoué par les descriptions mêmes qu’il nous propose, et qui ne sont que les rébus de ce qu’il s’imaginait dissimuler. Finalement, quoi qu’on dise on dit tout, si le lecteur a l’oreille fine. Il ne reste donc plus qu’à distraire ce lecteur, à orienter son attention vers des objets que l’on suppose plus dignes de retenir son intérêt : coutumes, anecdotes et paysages. Et c’est ce que l’on trouvera dans ce troisième volume de notes sur l’existence de mon temps, — celle dont l’Histoire ne parlera pas, la plus réelle.