(1946) Journal des deux mondes « Journal d’attente » pp. 11-29

Journal d’attente

Pardigon, Côte des Maures, avril 1939

Ceux qui tiennent un journal intime sont d’ordinaire des êtres qui se cherchent, ou qui pour mieux se posséder fixent d’eux-mêmes quelques instantanés révélateurs. Pour moi, j’ai renoncé à me chercher, à me vérifier curieusement. Mon vrai désir serait de me donner, à peu près dans le sens où l’on dirait : l’on verra bien ce que cela donne à l’usage. C’est faute d’usage et d’occasion, faute d’une action vraiment totale et engageante, que je commence ici, pour la première fois, une espèce de journal d’attente, — comme on parle d’une salle d’attente. Entre deux trains, entre deux œuvres, mais surtout : — entre l’espèce de paix que nous laissa l’hiver et la guerre qui revient nous avertir, au seuil de ce printemps qu’elle dénature.

Envies d’écrire, sans contenus. Envies de noter des idées détachées, des petits faits sans signification, ou plutôt ne signifiant rien qui puisse être aussitôt mis en œuvre… C’est qu’aucune œuvre n’est plus concevable quand l’avenir immédiat ne l’est plus.

Toute création demande une vacance, un espace qui ne soit mesuré et un temps qui ne soit rythmé que par les lois intimes du sujet fascinant. Chaque œuvre veut et crée son temps à elle, dans la vie de l’auteur qu’elle choisit. Mais aujourd’hui, je ne puis que subir le temps brutal des événements. Ils mènent le jeu, jusque dans mes pensées. Désorganisent la méditation. Et me contraignent à n’écrire que des fragments.

Le « journaliste » est l’homme sans lendemain.

5 avril 1939

Ce chef d’État offre, dit-on, d’évacuer une île dont il s’est emparé, à condition qu’on lui donne en échange quelque autre territoire ou colonie. Aujourd’hui, c’est le voleur lui-même qui rapporte contre récompense.

8 avril 1939

M. Pin a été marin, puis contrebandier, puis douanier. Il cultive aujourd’hui un merveilleux jardin, dans un vallon bien abrité, à la terre ocrée, sous les pins. Pendant que nous choisissons ensemble quelques choux-fleurs — « N’allez pas couper les petites feuilles ! Il faut les cuire avec, c’est succulent ! » — nous entendons la TSF monologuer dans sa maisonnette blanche aux volets bleus. Débarquement… fusillade… cuirassés… C’est le coup de force d’Albanie.

— Voyez-vous, me dit-il, pour nous autres, qu’est-ce que cela fait, ceux qui gouvernent ? Ça peut bien être des Allemands, ou des Anglais, ou tout ce que vous voudrez, pourvu qu’on nous laisse travailler. Qu’est-ce que cela change ? J’ai semé et taillé comme chaque année. Ils n’ont qu’à faire la guerre pour leurs histoires ! Moi je sais ce que c’est, je l’ai faite la guerre. Mais cette fois-ci, j’ai tout semé comme d’habitude, et on verra !

— Croyez-vous donc qu’ils vous laisseront tranquilles, les fascistes, si c’est eux qui gouvernent ?

— Ils ne peuvent pas m’empêcher de travailler ! J’ai tout semé comme les autres années…

M. Pin promène un regard précis et compétent sur le vallon et les cultures. Médite et redresse sa casquette. Et tout d’un coup, son regard s’assombrit :

— Ha ! mais je vais vous dire : si les Italiens débarquent ici, moi, j’ammpoisonne tout le pays !

Je ne sais comment il s’y prendra, mais voilà qui s’appelle un beau redressement national !

11 avril 1939

M. Pin a semé, mais moi, je n’arrive même pas à défricher le champ d’un gros ouvrage projeté.

Toute œuvre humaine, tout acte humain, et même parfois les plus élémentaires, exigent et supposent un avenir.

Nous l’oublions souvent, dans notre vie individuelle. Les statistiques nous le rappelleront. On constatera l’année prochaine (s’il y en a une) que cette période de menaces de guerre aura vu concevoir moins de livres, mais aussi moins d’enfants et moins d’amours profondes. La guerre ne tue pas seulement pendant qu’elle sévit, et après ; mais aussi, avant.

15 avril 1939

Pour peu que les circonstances m’empêchent de m’absorber dans l’œuvre en cours, c’est un esprit d’autocritique qui prend la place, en moi, de l’effort créateur. J’imagine un recueil de Contredits où je réfuterais mes précédents ouvrages…

Penser avec les mains , par exemple : j’accusais la culture moderne de s’être « distinguée » abusivement du peuple, d’avoir ainsi perdu sa sève active et livré les masses affamées au délire totalitaire. Il me semble aujourd’hui qu’au contraire, la vraie conscience de la vie ne s’est maintenue que chez les écrivains savants qui, à force d’ascèse intellectuelle et de raffinements affectifs, ont su capter quelques secrets de notre existence ; cependant que les masses, créées par des puissances inhumaines (et auxquelles nulle culture n’aurait pu s’opposer), ont déchu au-dessous du niveau où la pensée est encore agissante. S’il y a divorce entre culture et masses, ce serait moins la faute de la culture que celle des hasards anonymes qui organisent un monde mécanique (radio, capital, urbanisme) au sein duquel la plus « active » des cultures perd ses prises et son efficace. En vérité, ce ne sont pas les clercs qui ont trahi, mais plutôt les chrétiens indignes de leur nom : ils ont laissé trop de terrains en friche, que leur foi seule pouvait ensemencer. Alors les dictateurs y lancent leurs machines de culture en série…

De même, sous l’influence des événements récents (état de siège proclamé par toute l’Europe), je suis tenté de prendre le contre-pied de mon Journal d’un intellectuel en chômage , et d’insister désormais davantage sur les valeurs d’opposition que sur celles de communauté. Car s’il n’est de communion vraie que dans la vérité elle-même, cette vérité paraît nécessairement ésotérique aux yeux des masses. Déjà, dans la moitié de l’Europe, elle est des Catacombes et non pas du Forum.

On m’a loué de « penser près de la vie ». Hélas ! je n’en suis que trop près, — et surtout de la vie des autres ! On voudrait parfois être riche, à seule fin de maintenir certaines distances, — celles-là mêmes que, dans mon Journal, je me félicitais d’avoir vu s’abolir…

16 avril 1939

Question : Dans quelle mesure un écrivain a-t-il le droit, ou le devoir, de se montrer publiquement objectif vis-à-vis de ses propres ouvrages ? Neutralisera-t-il son action en montrant lui-même ses points faibles, ou, au contraire, lui donnera-t-il une efficacité plus pénétrante ?

Problème d’une portée générale, dans un monde où s’installe peu à peu le régime de l’union sacrée et de la discipline de l’opinion. Dans quelle mesure un citoyen a-t-il le droit, ou le devoir, de se montrer publiquement objectif vis-à-vis de sa propre nation ? Le sort de la démocratie dépend de la solution qui sera donnée en fait à ce problème, au cours des mois ou des années qui viennent.

Paris, 21 avril 1939

Nuit blanche dans un train bondé dès le départ de Marseille. Une journée de rentrée à Paris. Et ce soir, me voici [venu] assister à un débat au cercle des Nouveaux Cahiers sur la politique commerciale de la France. Tandis que des experts échangent leurs vues, je constate un curieux phénomène : tout se transpose dans mon esprit en petits problèmes de langage. Il est sans cesse question d’achat et de vente, et je remarque que l’acheteur et le vendeur sont nécessairement deux personnes différentes, mais non pas l’acheté et le vendu. L’homme qui agit (achète ou vend) est défini par son action, revêt un rôle, devient une persona ; tandis que l’homme qui subit un acte (qu’il soit acheté ou vendu) se voit assimilé par le langage lui-même à un objet matériel indifférencié.

À peine ai-je noté ceci, qu’un des experts se met à parler de la « personnalité » d’un produit commercial et de son « prestige ». Curieuse dramatisation ! À mesure que les hommes perdent leur personnalité, c’est la matière qui s’en voit revêtue.

26 avril 1939

Une heure au café avec un romancier, ex-leader du Front populaire et conseiller privé de Daladier. Découragé, désabusé, mais en même temps décidé à « reconsidérer » le monde sous des aspects plus réalistes, selon l’urgence des événements.

— Je suis en pleine cure morale, me dit-il, après quatre ans de fièvre. Mais je découvre qu’aujourd’hui, dans la vie politique ou intellectuelle, plus personne n’est vraiment d’aplomb. Nervosité, hystérie, fatigue excessive, ambitions délirantes, et le tréponème pâle, et j’en passe… Qui est fou, qui ne l’est pas ?

Il me dit hésiter souvent sur ce point, — et me donne un éclair d’hésitation…

27 avril 1939

L’un me dit : « Pourquoi vous inquiéter ? Quand la guerre sera là, il sera temps d’y penser. »

C’est qu’il ne croit pas à la guerre.

Un second : « Comment penser à autre chose qu’à cette menace ? Faire l’autruche ne l’écarte pas, bien au contraire. Le premier devoir est de ne point se laisser surprendre. »

C’est qu’il ne croit plus à la paix.

Tous les deux ont de bonnes raisons. Car il est vrai que la guerre n’est pas fatale ; vrai tout autant qu’elle est probable. Suis-je aux prises avec deux tempéraments irréductibles ? Ou bien suffirait-il, pour que les points de vue changent — et même s’échangent — que le premier se mette à lire la presse du soir, et le second celle du matin ?

29 avril 1939

Comme il est des stratèges de Café du Commerce — généraux qui n’ont rien à commander —, il est des « résistants » qui n’ont rien à sauver, et qui ne s’en montrent que plus « durs ».

Cet excité croit-il vraiment à ses idées ? — Je pense bien, me dit-on. Il n’hésiterait pas à faire tuer pour elles ses meilleurs amis. (On entend : les Français qui l’ont accueilli comme émigré.)

Mais lui, l’émigré, l’excité, le belliciste, et pire : l’homme dépourvu de tact, que disait-il ? La France aime tant la paix qu’elle n’a pas hésité à sacrifier sur son autel un peuple ami. (Il entendait : son peuple tchèque.)

Historien futur ! — s’il en reste — tels étaient les propos amers qui se tenaient dans le Paris du printemps de 1939. M’absoudras-tu de n’avoir su prendre parti entre ces deux ardeurs montées jusqu’à la haine ?

En Suisse, 2 mai 1939

Combien oseraient avouer que cette menace leur rend enfin le goût de vivre ? Privilégiés qui n’éprouvent de désir pour leurs biens qu’à la veille de les perdre. Déshérités aussi, qui ne retrouvent l’espoir qu’au seuil des catastrophes générales. Et j’en connais qui ne parviennent à leur régime normal de vie (comme un moteur prend son régime à tant à l’heure) que dans le drame et le bouleversement des habitudes où l’énergie s’enlise.

Ce besoin d’être provoqué pour montrer de quoi l’on est capable est si profond, peut-être si normal, que j’en viens à me demander si toutes nos crises ne seraient pas machinées par nous-mêmes, dans notre inconscient collectif. Je puis l’avouer parce que je suis un écrivain. Il est admis que ces gens-là ont le droit de dire — pour le soulagement général — ce qui ferait taxer l’homme de la rue de cynisme ou de lâcheté. Faut-il penser qu’ils sont plus courageux ? Mais non. Ils sont tout seuls devant leur papier blanc. Les réactions à leur parole seront lointaines, ou même ils ne les connaîtront jamais…

6 mai 1939

Ce ne sont pas ceux qui la feront qui peuvent avoir peur de la guerre. Car avoir peur d’un accident, c’est entrevoir, imaginer ses conséquences, et la guerre est la suppression de toute espèce de conséquences, la privation, d’ores et déjà, de tout avenir imaginable, — pour ceux qui la feront à coup sûr… La guerre qui vient n’augmente en nous ni le courage ni la peur, mais plutôt un certain cynisme. Peut-être aussi une certaine modestie de l’individu, qui se voit concrètement réduit à sa juste et minime importance.

La Celle-Saint-Cloud, 12 mai 1939

Quatrième changement de domicile depuis le début de cette année. « Étranger et voyageur sur la terre », ainsi pensais-je d’autres fois, dans ces périodes de nomadisme involontaire. Aujourd’hui, je songe plutôt à quelque état de mobilisation permanente, préventive… Militarisation de nos pensées, de nos images.

Hier, dans l’autobus, une petite bourgeoise assise devant moi s’écrie, voyant s’abattre une pluie d’orage sur la Concorde : « Et moi qui ai oublié mon masque à gaz ! C’était pourtant l’heure H ! »

14 mai 1939

La grande ville traversée dans la fatigue d’un soir pluvieux, Paris, souffrance des visages et des corps, exercice perpétuel de charité dans une atmosphère exténuante, hâte, érotisme, énervement. Paris soudain considéré comme la situation spirituelle la plus extraordinaire du siècle !

Il est des êtres et des drames dont la vérité n’apparaît que dans cet environnement de lueurs fuyantes, d’activités apparemment désordonnées, de phrases entendues au passage, d’infinis croisements d’existences étrangères. Paris propose une liberté et un danger, une révélation totale de l’humain dans tous ses risques matériels et spirituels, impossible ailleurs de nos jours, et peut-être à toute autre époque.

Imaginer là-dessus un livre vrai, un livre où tout serait avoué, horreur et charme, à travers la vision d’un saint qui vivrait sa vie consacrée dans les rues, les cafés, les métros. Je le vois sortant de cette église ouverte, où passe le bruit des autobus ; ou de ce temple de Passy, un samedi soir, où la Sainte Cène est partagée dans un silence de catacombes. Centres du monde ! Il s’en va, coudoyant la foule et traversant les lieux publics, avec cette grande Question qu’il porte dans son être, et qui est aussi la grande Réponse ; et les démons s’éveillent sur son passage, il n’y a plus nulle part d’indifférence possible ! Ici, le Christ reste le Scandale, l’Autre, l’Amour qui bouleverse le monde et fait surgir des quotidiennes apparences l’être touchant, bizarre et pitoyable que chacun de nous dissimule.

Alors on verrait le réel, alors on cesserait de haïr, ou d’être déçu par l’amour, ou de s’inquiéter des rumeurs qui glissent au travers de propos superficiellement passionnés… Et l’on cesserait aussi de redouter la guerre, parce qu’on la verrait dans la paix, là où chacun livre son vrai combat.

17 mai 1939

Ce restaurant où j’achève de déjeuner — rive droite — est le type même du restaurant « moderne » conçu par le délire matérialiste de l’après-guerre. Tout y est laid, désaccordé, géométrique, douloureux pour la vue et pour l’ouïe, faussement riche et trop éclairé par ce néon rouge ou bleuâtre qui sera, n’en doutons pas, l’éclairage de l’enfer…

Les clients : demi-luxe et demi-monde. Des femmes qui ont voulu ressembler aux trois ou quatre types de stars en vogue. Nanties de chiens qui sentent eux-mêmes le patchouli et qu’elles disposent sur la banquette de velours grenat à côté du représentant calamistré d’une marque d’auto. Et ces rires, ces éclats de voix !

Mais il y a depuis un moment une musique de radio on ne sait d’où venue, dominant tout. Des trompettes solennelles au début, et maintenant, planante et pure, une voix de femme se détache… Tout d’un coup, cette ivresse ailée, tout d’un coup cette confiance envahissante dans le salut du monde malgré tout, cette beauté sensible au-dessus de toutes choses, à l’intérieur bientôt de toutes choses, oui, seules les apparences étaient vulgaires ! Au-dessus d’elles, à l’intérieur aussi, se fait entendre maintenant le chant profond et continu, la respiration bienheureuse des anges gardiens de ce temps, dans l’enthousiasme déchirant les voiles, du salut qui nous est promis !

21 mai 1939

Promenade au Bois avec Victoria Ocampo que j’ai été prendre chez Adrienne Monnier (où elle s’était fait montrer les fameuses photos en couleur d’écrivains français et étrangers) et José Ortega y Gasset.

Ortega spirituel et sérieux, parlant sur le même ton du grand panda, le nouvel hôte du Jardin des Plantes, et du dernier livre de Huizinga, qui nous parvint hier de Hollande. Nous avons passé deux belles heures dans la roseraie de Bagatelle transfigurée par les rayons obliques d’une fin d’après-midi dorée. Échangeant des nouvelles de nos amis communs d’Argentine, d’Angleterre, d’Autriche, de Roumanie : la plupart vont venir à Paris ou s’y trouvent déjà. Impression soudaine, émouvante, d’une société secrète que rassemblent l’appréhension des catastrophes prochaines et le désir d’un ultime colloque, avant que ne se ferment les frontières, avant la solitude, avant la nuit de l’esprit.

24 mai 1939

Avant-hier, nous trouvâmes en rentrant une prodigieuse gerbe de roses rouges que V. O. envoyait à ma femme. Plantée au milieu du studio, dans un gros pot de grès, elle règne comme la Beauté même, comme la Passion despotique et fervente. Nous sentons bien qu’elle marquera tout ce printemps dans notre souvenir, le dernier printemps de la paix…

5 juin 1939

Le désarroi de l’époque — nous lisons cela partout depuis vingt ans. Comme si rien de pire n’était imaginable. Comme si le désordre était sans précédent et sans lendemain prévisible. Et pourtant le désordre dure. Il se confond avec notre vie même, avec la Vie ! Certes, l’anarchie des mœurs et des idées s’accroît d’une anxiété de jour en jour plus justifiée, à cause des crises sociales et politiques. Et pourtant nous vivons ! Et notre vie, loin de se replier dans la crainte, s’exalte aux approches du péril et s’en nourrit plus qu’on n’oserait l’avouer. Après tout, nous ne sommes pas les premiers à croire que notre époque est l’époque même de la crise. S’il est juste et salutaire de la considérer dans ce qu’elle a d’unique, dans sa réalité qui nous met en question, n’oublions pas que toute réalité, à toute époque de l’histoire des hommes, est apparue comme une réalité sans précédent, à ceux du moins qui osaient la vivre avec lucidité.

L’Europe a connu des paniques et des nuits plus terribles que les nôtres, au lendemain des grandes invasions, du ve siècle au viiie de notre ère, avant l’an mille, pendant les pestes noires, pendant les guerres de religion qui obscurcissaient l’image du monde chrétien. Quel pouvait être l’avenir pour un Allemand de la guerre de Trente Ans ? Pour les vaincus des guerres de l’Empire ? On me dira que la mécanique des guerres modernes, cette technique de la mort à grande distance, les moyens de propagande et de pression morale tels que radio, police et presse, introduisent dans le monde actuel des possibilités plus radicales d’anéantir le genre humain. On me dira qu’autrefois les catastrophes étaient au moins localisées. Pendant qu’on massacrait jusqu’au dernier des habitants de Magdebourg, sous Wallenstein, le paysan et l’artisan français jouissaient d’une quiétude parfaite. Ainsi la vie paisible fut toujours l’avantage d’une certaine inconscience, d’une ignorance, dont la presse de nos jours nous prive avec acharnement. Du moins voudrait-on rappeler à tous ces fronts disparaissant derrière les titres des journaux du soir que le malheur des temps est une vieille expression. Oui, de tout temps, le sort du monde a été quasiment désespéré. Seulement, maintenant, cela se sait. Voilà la grande et la seule différence. Et voilà notre chance aussi.

L’homme n’est pas fait pour vivre en état de guerre, au sens moderne de l’expression. Mais il n’est pas fait davantage pour vivre en l’état d’illusion qu’on nomme généralement la paix : cette ignorance satisfaite des injustices établies. La menace de guerre qui pèse sur nous pourrait et devrait être le remède à cette paix-là. Tout dépend de l’usage que l’on en fait. Le même poison, selon la dose, paralyse ou tonifie. Dans l’atmosphère de catastrophes où nous vivons, une profonde ambiguïté se manifeste. Tout invite à désespérer ? Mais l’espoir est toujours « malgré tout », et c’est alors qu’il est vraiment le gage d’une vie qui vaille d’être vécue. Les générations d’avant-guerre eurent sans doute l’existence plus facile, mais de quel prix spirituel ont-elles payé l’illusion du Progrès ? Je songe à la colombe de Kant qui croyait voler mieux dans le vide… L’homme n’est pas fait pour vivre sans menaces, sans résistances, sans vigilance.

Notre génération trouve, au contraire, dans la connaissance du désordre et des périls inhérents au progrès, la chance d’une grandeur qui, elle aussi, pourrait être sans précédent. Comme toute génération sérieusement avertie par les faits ou par les prophètes. Isaïe réveillait son peuple par le sublime oracle de Séir : « Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? — Le matin vient, et la nuit aussi ! » C’est toujours le même drame que nous vivons, qu’il s’agisse de flèches ou d’obus. Car ce qui compte, en fin de compte, ce n’est pas le sort matériel et le bonheur plus ou moins grand de la cité, mais les raisons de vivre des hommes qui l’habitent. Ce n’est pas la somme de leurs soucis et de leurs plaisirs, mais le sens qu’ils découvrent à l’existence, à la faveur de ces vicissitudes acceptées.

Acceptons notre chance de vivre une vie plus consciente et réelle. Quoi qu’il advienne, sachons voir, en toutes choses, la double possibilité qu’elles offrent, le matin et la nuit qui viennent, et qui ne cesseront de venir jusqu’au Jour éternel ! Prenons notre régime de vie tendue : il suffit de savoir ce qui compte, et que la joie ne dépend pas de nos misères.

J’y songeais l’autre soir, à Orléans, en entendant la Jeanne d’Arc au bûcher de Paul Claudel et Arthur Honegger, cette bouleversante déclamation chorale, vers la fin : « Il y a l’espérance, qui est la plus forte ! Il y a la joie, qui est la plus forte ! Il y a Dieu ! Il y a Dieu qui est le plus fort ! » C’était l’invincible évidence, la délivrance, le « malgré tout » dont nous vivrons !

10 juin 1939

L’origine de toutes nos haines, l’origine de toute amertume, c’est un bien que nous n’avons plus, c’est un amour perdu, allé ailleurs. Mais qu’il existe encore ailleurs, précisément, qu’il ne soit pas perdu pour tous, c’est ce qui rend sa perte insupportable à qui croyait le posséder.

Nos haines… Pourquoi la haine, par exemple, de tel régime qui nous menace depuis des mois ? Serait-ce à cause de la menace ? Je ne le crois pas. S’il n’y avait pas un bien, dans ce régime, un bien que nous avons perdu, et qu’il séquestre, s’il n’y avait que du mal en lui, nous n’aurions pas de haine ni d’amertume : on ne hait pas les catastrophes, les incendies et les tremblements de terre. Notre amertume et notre indignation devant le phénomène totalitaire naissent d’un désir secret, d’une tentation, d’une espèce de dépit amoureux de la révolution manquée par nous, mais séduite et violée par le voisin ; d’une nostalgie de cette communauté qu’ils disent avoir réinventée, dont nous ne sommes pas, et dont nous sentons bien qu’ils nous excluent dans l’intention d’en abuser. Ainsi l’Europe, en d’autres temps, avait haï les sans-culottes avec passion, quand ils n’étaient encore qu’une troupe désordonnée, incapable — du moins le croyait-on — d’affronter les armées régulières.

19 juin 1939

« Notre Führer fait une politique d’artiste ! », a proclamé M. Goebbels. Voilà qui définit l’idée de l’art que peut concevoir un petit-bourgeois allemand.

L’hitlérisme, c’est le romantisme, mais adopté par ses victimes, les philistins.

21 juin 1939

À Saint-Germain-des-Prés, le printemps parisien, ce soir, tourne à l’été. La lumière mûrit là-haut, sur le clocher roman de cette église mystérieusement demeurée, malgré la ville environnante, à la campagne…

Je suis seul et je pense à un bonheur promis, ce revoir qui est pour demain. Et voici que soudain, un « à venir » m’est rendu, un rythme heureux du temps, pour vingt-quatre heures, une plénitude de l’attente. D’ici là, plus rien ne comptera que par rapport à ce plaisir qui vient. Et les ennuis, et l’ennui même, ne seront plus que les petits retards où s’alimente le désir.

Les délais de ce genre nous sont-ils mesurés par la qualité de notre espoir ? Mais quel espoir, alors, pourrait rythmer toute la durée de notre vie, jusqu’à la mort, — sinon l’espoir d’un rendez-vous au-delà du monde, et l’entretien de son attente ardente ? Si j’y croyais vraiment, sans cesse, je serais heureux sans cesse et en tout lieu ! Si tout dépendait d’un avenir assez certain et assez glorieux pour disqualifier nos soucis, tout serait à chaque instant libre et allègre, ouvert sur la seule grande Attente…

À l’œuvre donc, advienne que pourra ! Que l’été nous apporte — c’est probable — un nouveau serpent de mer des dictateurs, je mets ici un point final à ce journal de petite attente. Il faut juger notre vie par sa fin, pour mesurer l’importance relative des événements qui nous font les gros yeux.

Joie du temps retrouvé, dans l’instant d’un espoir qui fut pour moi la parabole salutaire ! Substance présente des choses espérées ! Qu’est-ce que la guerre, et qu’est-ce que cette crise, quand le seul terme redoutable est le Jugement qui nous délivrera ? Eh quoi ! suffisait-il d’y penser ? Non, mais il suffira d’y croire. Il est dit : si tu crois, tu vivras.