(1946) Journal des deux mondes « Puisque je suis un militaire… » pp. 33-58

Puisque je suis un militaire…

En cantonnement, quelque part à la frontière suisse, fin septembre 1939

— Tu te rends compte ? dit un camarade. — Pas trop. Mais pour sûr on y est !

L’impression générale, c’est qu’on nous a « mis dedans ». (Je dis on, je ne sais pas qui c’est. Comme le brave paysan vaudois, après la grêle, qui désignait d’un doigt le ciel coupable : « Je n’accuse personne, mais c’est dégoûtant ! ») Nous voilà faits, refaits par l’événement, plongés d’un coup dans le détail technique de ces grandes choses terribles qu’on imaginait, qu’on redoutait, qu’on croyait préparer, et qui nous trouvent sans peur et sans préparation dès l’instant qu’elles deviennent présentes, cessent d’être imaginées, ou même imaginables.

Tout de même, après huit jours, les choses commencent à se situer. Les grandes masses de l’Europe, les grandes lignes de la guerre, et çà et là, dans nos frontières, des secteurs minuscules, comme au hasard, qu’on voit d’un coup avec une précision quasi absurde. Cette chambre paysanne où j’écris maintenant, sur un bon papier quadrillé, tandis qu’Albert Mermoud, en travers de son lit, les bottes pendantes, dépouille le courrier de la Guilde du Livre… Je ne puis pas dire où cela se trouve sans contrevenir aux ordres les plus stricts, mais c’est très bien ainsi, car nous sommes n’importe où, sans raison prévisible.

J’aime beaucoup les adresses militaires en Suisse. Deux ou trois chiffres pour l’incorporation, et cette mention si belle, quand on y pense, dans son élémentaire grandeur : En campagne. Entendez : quelque part dans le pays, dans les champs anonymes, sous la pluie, dans les vergers où l’on écrase des pommes mal mûres, dans des cuisines de ferme, dans cette chambre boisée…

Confort paysan, seul authentique. Aux parois, des versets bibliques, lettres d’argent et myosotis, autour de la photo jaunie du « Chœur mixte » de la paroisse, 1913. Deux bons lits de bois aux « duvets » écrasants. Pour le reste, un désordre exemplaire, courroies, bandes molletières, cigarettes, boîtes de conserve, tuniques mouillées, paperasses. Revanche sur des journées de discipline et de paquetages alignés au cordeau qu’il faut inspecter gravement. Partirons-nous au milieu de la nuit ? Ou passerons-nous l’hiver ici ? Plus rien ne dépend de nous. C’est notre liberté.

Les hommes sont à la soupe. Nous dînerons dans une heure au café du village. Une heure creuse à l’armée, quel beau vide, ou quelle plénitude du loisir ! Amusons-nous à dire un peu de quoi se fait la vie quotidienne, dans les débuts d’une mobilisation.

Les dames croient volontiers que c’est parades et bottes, fanfares, rythmes virils, flatteuses géométries garantissant l’ordre social contre le mystérieux Esprit de Subversion. Ces dames sont en retard d’au moins deux guerres ou victimes d’expressions telles que « sous les drapeaux ». L’armée c’est tout d’abord un cliquetis de casques et d’ustensiles entrechoqués ; des mouvements brusques en tous sens, tissant une sombre confusion qui se révèle ordonnée à l’heure H ; et beaucoup de choses très lourdes, bouclées et trimballées dans une hâte hargneuse et fouaillée de jurons, précipitant des hommes mal réveillés vers des attentes inexplicables sous la pluie. Mangeailles, arrêts, ahans, monotonie, ignorance des ensembles, objets numérotés, perdus, récupérés à la volée, c’est tout ce que l’homme dans le rang peut constater, si toutefois la fatigue lui laisse la faculté de constater quoi que ce soit, hors l’envie de boire et de se coucher.

Eh bien ! de tout cela se dégage un lyrisme. De cela précisément qui n’a pas de nom, qui n’a rien de spectaculaire, qui n’a pas sa photo dans les feuilles et qu’on peut seulement ressentir quand on a les pieds dans la boue, vers quatre heures du matin, après l’alarme. La plupart des hommes le ressentent ; presque aucun n’oserait l’avouer. On croit que la poésie n’existe qu’héroïque ou sentimentale, et l’on ne sait plus la reconnaître au ras du sol, au niveau des choses brutes et brutales. Pourtant, rien n’est plus poétique qu’un rassemblement dans la nuit, grouillant de casques, de reflets sourds et de pas lourdement rythmés. Et, plus tard, au matin, quand l’attaque se prépare, un « à terre » prolongé à la lisière d’un bois, cela peut être un des plus beaux moments de notre furtive existence. Surtout quand il tombe une pluie fine.

Ce n’est pas seulement à cause de la saison qu’il convient de parler de la pluie. C’est à cause d’une profonde affinité entre la vie en uniforme et ce que l’on nomme par convention le mauvais temps. La pluie en ville et la pluie « en campagne » sont deux phénomènes bien distincts, aussi distincts que la vie civile et la vie militaire en général. La pluie civile n’est guère qu’un embêtement dont on se préserve comme sans y penser. On ouvre un parapluie, on passe un imperméable, on s’isole avec soin, avec dédain, des éléments. Mais la pluie militaire, comment dire, c’est quelque chose d’immense et de sérieux. On y pénètre de tout son corps, de tout son sentiment charnel, on l’accepte avec toute la nature, sans préjugés ni fausse pudeur.

Couché dans l’herbe grasse, écrasé par son sac, l’homme observe l’avant-terrain par-dessous la visière d’acier régulièrement ourlée de gouttes. Le vent siffle à travers les trous du casque. L’homme tire la toile de tente qui couvre ses épaules et cherche à la caler sous son coude droit. Il sait que d’une seconde à l’autre peut venir l’ordre de bondir. Ça ne l’empêche pas de s’installer comme s’il n’avait rien d’autre à faire pendant des heures. (Est-ce une parabole de la vie ?) Il est bien. Merveilleusement bien. Libéré. Sans passé, sans avenir. Tout le présent limité par ces herbes où circulent des bestioles maladroites. Le drap du pantalon colle au mollet, les doigts sont rouges sur le fusil luisant. Les gouttes de la visière glissent d’un coup sur la gauche quand on lève un peu le nez pour voir si rien ne vient. Non, rien ne vient. Grisaille, monotonie, envoûtement de l’esprit par le corps — pourvu que ça dure encore quelques secondes, ça ressemble tellement au bonheur ! Un cri dans le vent va tout détruire. Oui, c’est ainsi, toujours ainsi, le bonheur : un instant de répit sous la menace. Alors on vit à plein. On sent le goût des choses. Et l’on est prêt à tout abandonner au premier signe du destin, parce qu’on vient de remplir les limites du réel et d’accomplir un seul instant parfait.

10 octobre 1939

Au mess des officiers de la compagnie, qui est la « chambre rangée » d’une ferme cossue, je viens de tourner le bouton de la radio et suis tombé sur un récital de chansons militaires du xviiie siècle. Je note vite ces paroles charmantes :

Puisque je suis un militaire
Il faut bien faire
Mon état…

11 octobre 1939

Six semaines déjà. La Pologne envahie. Il est clair qu’il ne se passera rien, avant longtemps, dans ces champs et forêts où nous marchons sans suivre les chemins. (À ce petit signe nous sentons la différence d’avec la vie civile, dans le pays des règlements.)

Nous vivons à côté de la population, mêlés à elle, et cependant hors de sa vie. Mis en marge pour autre chose, qui ne vient pas.

31 octobre 1939

Il neigeait ce matin de gros flocons humides sur ce petit vallon du haut Jura où nous avons à préparer des positions. Et la neige fondait dans la boue. J’arpentais mon secteur, d’un groupe à l’autre, serrant contre mon harnachement de courroies une toile de tente raidie par l’humidité. À l’improviste, je débouche en écartant les branches de deux sapins pleureurs, et je constate que mes hommes ont cessé de creuser leur trou de mitrailleuse : ils préfèrent s’enfumer autour d’un feu de branches mortes, à la lisière du bois, mornes et ronchonneurs. J’essaie de les réconforter. Réprobation muette. L’un prétend que le sol est gelé, qu’on se casse les poignets à piocher. J’empoigne une pioche et tape quelques coups. La terre gicle sur mes joues glacées et sur mon casque. Les hommes me regardent sans bouger, ne rient même pas. J’entends cette phrase grommelée : « On se demande ce qu’on fout par là… »

Il a fallu les « reprendre en main » et parler fort, cela réchauffe. Mais je me suis dit à part moi : eh bien oui ! bande de rouspéteurs, vous avez bien raison de vous demander ça !

Je me le demande encore devant ce papier blanc, où j’écris à la lueur d’une lampe à pétrole.

Pourquoi sommes-nous là, quelque part, loin de tout ce qui faisait notre vie ? Il faudrait essayer de répondre. L’homme n’est pas né pour faire n’importe quoi, sans rien comprendre.

À quelques kilomètres d’ici commencent les tranchées de la guerre, et des hommes meurent. Pourquoi cette guerre, pourquoi ces morts ? D’abord, et techniquement pourrait-on dire, parce que les États de l’Europe n’ont pas pu résoudre autrement le problème des minorités, allemandes, tchèques, slovaques ou ukrainiennes. Et pourquoi ne l’ont-ils pas pu ? Parce que tous ils s’imaginent — ou croient devoir s’imaginer ! — que le bonheur et la force d’un peuple dépendent de sa grandeur physique, de sa mise au pas militaire, de son arrogance étatique. Nous sommes ici à patauger parce que nos voisins se font la guerre, et s’ils la font, c’est parce qu’ils n’ont pas su se fédérer progressivement, au lieu de s’unifier brutalement. Oui, cette guerre n’a pas d’autre sens : elle marque la faillite retentissante des systèmes centralisateurs et du nationalisme étatisé. C’est la guerre la plus antisuisse de toute l’histoire. C’est donc pour nous la pire menace. Mais en même temps, la plus belle promesse ! Maintenant, la preuve est faite, attestée par le sang, que la solution suisse et fédérale est seule capable de fonder la paix, puisque l’autre aboutit à la guerre. Ce n’est pas notre orgueil qui l’imagine, ce sont les faits qui nous obligent à le reconnaître avec une tragique évidence. Et c’est cela que nous avons à défendre : le seul avenir possible de l’Europe. Le seul lieu où cet avenir soit, d’ores et déjà, un présent.

Il ne s’agit pas de grands mots, de lyrisme ou d’idéalisme. Il s’agit de voir qu’en fait, si nous sommes là, ce n’est pas pour défendre des fromages, des conseils d’administration, notre confort et nos hôtels. Les fascistes feraient marcher cela aussi bien que nous, peut-être mieux ! Ce n’est pas non plus pour protéger nos « lacs d’azur » et nos « glaciers sublimes ». (Certain ministre de la propagande se chargerait très volontiers de ce travail de Heimatschutz.) Si nous sommes là, c’est pour exécuter la mission dont nous sommes responsables, depuis des siècles, devant l’Europe. D’autres se sont chargés d’arrêter les brigands qui voulaient profiter de sa faiblesse. Nous sommes chargés de la défendre contre elle-même, de garder son trésor, d’affirmer sa santé, et de sauver son avenir. Tel est le sens de la mission spéciale qui justifie notre neutralité. Si nous trahissons cette mission, si nous n’en gardons pas conscience, je ne donne pas lourd de notre indépendance.

Berne, fin novembre 1939.
(Au retour d’un voyage en Hollande.)

Je l’ai pourtant quittée, cette chambre paysanne, mais j’y suis pour peu que j’y pense, et c’est souvent. Faites le compte de vos heures et vous découvrirez que tout homme rêve une bonne part de sa vie.

Mais il arrive aussi que certains rêves, et certains cauchemars, soient vécus ; j’ai connu cela, dans une grande gare de cette Europe qui ne sait plus répondre aux menaces que par l’extinction des lumières, — de toutes les lumières humaines. J’avais quitté mon train pendant l’arrêt, à la recherche d’un buffet quelconque, et je n’avais trouvé qu’un abri souterrain au bout du quai. Pendant ce temps, l’express avait changé de voie. Dans la bleuâtre obscurité, nul écriteau lisible et nul visage reconnaissable. Une course haletante et bousculée dans le dédale des passages sous voie encombrés de sacs de sable, au long d’étroits couloirs où je coudoyais des soldats sourds et muets — tous les numéros arrachés — tandis que des sifflets annonçaient un départ. À la fin, je retrouve un wagon qui me paraît être le mien, mais je l’avais quitté presque vide et il est plein de dormeurs débraillés, de musettes et de masques à gaz. Déjà nous roulons lourdement. Le nom de cette gare — comme de toutes les autres — était camouflé, illisible. Je ne saurai jamais si j’ai rêvé. Mais au matin, oui, c’était bien Paris, et les sirènes d’une fin d’alerte.

Paris, capitale engloutie dans l’épaisse nuit des campagnes. Mais une nuit sans clair de lune, sans arbres et sans abois dans le lointain. On y rôde en frôlant les murs, heurtant des corps, guettant des phares sans reflet sur le macadam. Tout au bas, tout au fond de l’ombre, dans la pierre et dans les vestiges d’une civilisation qui déserte… Je me suis enfermé dans ma chambre d’hôtel et j’ai écrit pendant deux jours ces conférences que j’allais faire, absurdement, dans un pays qui n’existait peut-être plus, qui était réduit à se défendre par le suicide, la Hollande inondée, disait-on.

Et voici sous la pluie et la brume, à l’horizon des marécages, une confusion de silhouettes griffues : moulins, clochers, grues, cheminées, au-dessus de faubourgs luisants de briques et de verreries. C’est Rotterdam. C’est le chaos d’une Renaissance américanisée ! Le train passe au-dessus des ports, dans la puissante vibration d’un pont de fer, au-dessus de canaux reflétant les décors d’une grandiose activité marchande. Les sirènes, ici, n’annoncent encore que l’approche des richesses de la terre…

Une connaissance intime et personnelle de ce que l’on appellera l’âme hollandaise, je doute qu’elle en apprenne au voyageur davantage qu’une vision intense du paysage urbain de la Hollande. Tout ce que je sais de ce pays, après deux semaines de voyage, je puis le lire et le relire dans l’architecture d’Amsterdam, de Rotterdam, ou des petites cités du centre. Je vois côte à côte un palais de la Renaissance flamande, un hôtel du xviiie siècle, un gratte-ciel et des entrepôts de marchandises venues des Indes. Cette même rue se prolonge par des villas d’une incroyable variété de formes ultramodernes, puis se perd peu à peu dans la campagne, par des courbes douces et nettes. Nul disparate en tout cela : voilà le miracle hollandais. Je ne crois pas que la lumière fauve et le grenat des façades de briques renversées dans l’eau jaune des canaux suffisent à expliquer cette harmonie solide, luxueusement nourrie de contrastes et de surprises. Le grand secret de ce pays, ce qu’il faut lire sur ces façades à la fois patinées et toujours neuves, c’est la continuité d’une tradition et d’une volonté créatrice qui n’ont jamais perdu la mesure de l’humain. Point de coupure ici, point de Révolution, point de scission de l’Histoire et de la nation en deux camps longuement irréductibles et appauvris chacun de tout ce que l’autre annexe.

Ce mariage de l’ancien et du moderne n’est pas seulement une réussite technique, une habileté des architectes. Il suppose une culture profonde et populaire, et plus encore, un arrière-plan spirituel, des assises religieuses fondant une unité si intérieure à chaque individu qu’elle permet la plus grande diversité dans les formes qui la manifestent. Quand je songe à l’ennui, au désespoir qu’expriment les quartiers ouvriers les plus modernes des villes allemandes, je comprends, que dis-je : je vois l’opposition tragique dont cette guerre est sortie, celle des deux conceptions de « l’ordre » qui se partagent notre Europe : harmonie intérieure ou uniformité géométrique et militaire. Fédéralisme ou totalitarisme. Je comprends et je vois le secret de la paix : c’est une victoire de tous les jours, et de chacun, sur l’esprit de laisser-aller d’où naissent les réactions désespérées, les mises au pas brutalisantes et le triomphe des caporaux autodidactes et simplificateurs.

Les petits peuples protestants de l’Europe ont réalisé ce miracle de l’équilibre entre l’Un et le Divers. Ils ont la charge de créer les seules bases vivantes de la paix.

Autre chose est la Suisse vue de loin, dans sa vérité séculaire, autre chose les bureaux où se décide son évolution actuelle. La déprimante architecture de notre Palais fédéral — où je corrige ces notes de voyage, ayant fini le travail de la journée — me décourage un peu, ce soir. C’est le contraire de ce qui fonde nos vraies valeurs et notre raison d’être. Cette école primaire démesurée, c’est l’image même, en pierre verdâtre, de l’esprit qu’il nous faut combattre si nous voulons mériter notre paix.

Janvier 1940

La section Armée et Foyer de l’état-major m’a chargé de composer un « bréviaire civique » à l’intention des troupes. Je passe des heures à la Landesbibliothek, lisant Vinet, Benjamin Constant, Jacob Burckhardt, Rousseau, Gottfried Keller, et beaucoup d’autres de moindre envergure. (Frappé de constater qu’au sujet de la Suisse, de ses institutions, de sa neutralité, radicaux et conservateurs ou catholiques et protestants en viennent à louer les mêmes traits. Je m’amuse à juxtaposer Numa Droz et Gonzague de Reynold, quitte à glisser ensuite entre les deux une remarque de Napoléon sur la nature fédérative de notre État, et tous les trois disent la même chose.)

Drôle d’occupation pour un militaire ? Pas si drôle si l’on songe que cette guerre a précisément pour enjeu non point la possession de quelque territoire, mais la défense de « nos libertés » — dont je vais faire le titre du bréviaire. Il faut que chacun se batte à sa place. Et dans l’attente d’un combat qui tarde encore, il faut que chacun travaille à renforcer les positions de défense de ce pays. Ainsi les uns creusent le sol aux frontières, et moi je fouille et pioche dans une bibliothèque…

C’est du moins ce que je me répète pour justifier ma mutation de la troupe à l’état-major. Elle a d’ailleurs coïncidé avec un accident au genou qui m’interdit encore tout exercice physique violent et toute marche prolongée.

Février 1940

Monté hier au Gothard, pour une affaire de service.

Ce haut lieu de la Suisse, ce vrai cœur de l’Europe, je ne m’en suis jamais approché sans ressentir une émotion que j’essaie en vain de qualifier ; elle ne ressemble à aucune autre. Je devais avoir treize ou quinze ans lorsque j’y vins pour la première fois, descendant à pied d’Andermatt et passant par le pont du diable. Et ce qui me saisit ne fut pas la grandeur presque lugubre du paysage, mais au fond de la vallée cet express obstiné dans sa vitesse régulière, qui serpentait d’un flanc à l’autre, disparaissait, reparaissait, contournait la colline de Wassen surmontée d’une église blanche, montait encore par des lacets immenses, passait enfin à notre hauteur, puis courait s’engouffrer dans les rochers, à la base d’une paroi verticale, noircie d’eau. J’avais pu lire sur les longs wagons bruns : Amsterdam-Basel-Milano-Zagreb-Bucuresti. Je me rappelle que j’en fis un poème. Pour la première fois, j’avais senti l’Europe.

Hier, j’étais dans ce train. Il neigeait, on ne voyait guère que quelques pans de rochers sombres dans les déchirures de la brume. Mais de nouveau j’ai éprouvé la sensation de pénétrer dans une aire « sacrée », dans un territoire réservé pour quelque fonction solennelle.

Il est vrai qu’aujourd’hui, je sais pas mal de choses sur ce lieu et son rôle historique. (J’en ai même beaucoup écrit.) Je sais que ce nœud de fleuves et de montagnes percé par le seul col qui relie d’un seul coup le Nord et le Midi du continent à travers les deux chaînes des Alpes ici croisées, n’est pas seulement une position clé de l’Europe, mais aussi, et pour cette raison même, l’origine très précise de nos libertés et de notre union fédérale. Quand je n’en saurais rien, j’ai lieu de supposer que l’impression ne serait pas moins forte. Toutes les sources détiennent une puissance radiante, et c’est ici la source du Rhin, du Rhône, et des deux plus gros affluents du Danube et du Pô. Il se peut que d’autres éléments dits naturels entrent en composition dans le mystère qui pèse sur ce massif, qui en émane…

Je me disais en redescendant : les Suisses sont-ils sensibles à cette qualité ? Savent-ils qu’ils ont au Gothard un haut lieu, non pas seulement un tunnel et des forts ?

Fin février 1940

Terminé ma prospection de textes pour le « Bréviaire du citoyen ». Des lectures que j’ai faites, je retiens surtout quelques phrases admirables d’Alexandre Vinet (« La tyrannie est le souverain désordre » par exemple), la brochure de Benjamin Constant sur l’Esprit de conquête, dont chaque mot pourrait être écrit d’Hitler avec plus de pertinence encore que de Napoléon, et les Lettres de Jacob Burckhardt. En 1871, il écrit à l’un de ses amis : « Le sort des ouvriers sera le plus étrange… L’État militaire va devenir le grand fabricant. Ces masses humaines ne peuvent pas supporter éternellement leur misère et leur envie. Un certain degré de misère avec de l’avancement et des uniformes, des journées commencées et terminées par un roulement de tambour, voilà ce qui doit logiquement se produire. » Et encore, en 1889 : « Les chefs futurs seront de terribles simplificateurs. Au surplus, ils ne seront pas toujours les individus isolés, mais une majorité, une corporation militaire. »

Je lis aussi, du même auteur, les Considérations sur l’histoire du monde. C’est l’un des livres, combien rares, qui « tiennent le coup » pendant cette guerre. Je ne pense pas qu’il soit normal de l’aimer, mais j’y trouve un moyen de dominer l’événement. Son détachement serait étrange, voire haïssable, si nous vivions dans un monde acceptable ou simplement à la mesure de notre action. Je vais à lui pour me défendre contre l’écœurement qui me guette. Et dans sa volonté presque cynique de sagesse et de réalisme, je sens aussi une force subversive. C’est le meilleur antidote dont je dispose contre les illusions bourgeoises et la naïveté politique qui trop souvent caractérisent notre opinion.

Début de mars 1940

L’homme au poignard enguirlandé. — Découvert un autre antidote : l’exposition des chefs-d’œuvre de la peinture suisse du xvie siècle, repliés de Bâle à Berne, avant d’être cachés en lieu sûr, à l’abri des bombardements. Nicolas Manuel Deutsch, Urs Graf, Hans Baldung et Conrad Witz, personne n’a mieux traduit et illustré les vertus qui devraient nourrir, aujourd’hui, notre esprit de résistance. Ce réalisme libertaire, cette liberté d’allure et de jugement qui tient compte des puissances de l’instinct, reconnaît leurs excès mortels — au lieu de les ignorer, nier et refouler —, rien n’est plus tonifiant dans ce pays des Assis, où l’on ne sait plus dévisager les vraies menaces.

Oui, je veux opposer la Suisse de Manuel à l’Helvétie des manuels ! Et qu’importe le calembour, s’il fait hésiter les corrects dans un pays trop ajusté.

Ah ! Nicolas Manuel Deutsch, on ne s’embêtait pas de ton temps ! On allait faire la guerre en Italie pour le plaisir d’un sang violent, et quand les lansquenets trichaient au jeu mortel, quand les canons détruisaient l’art des armes, on rentrait écœuré mais libre, et l’on exhalait sa colère dans un chant débordant d’injures : « Tu mens plus largement que ta gueule n’est fendue !… Tu t’es creusé un trou en terre comme un cochon dans son fumier !… Ô toi mon doux petit faiseur de rimes, je te tire une crotte sur le nez, trois dans ta barbe ! »1 Mais nous voici mieux muselés que ces ours du duc de Milan ramenés en laisse, après Novare, par-dessus les Alpes, jusqu’à Berne. Quant à quitter la guerre il n’y faut plus songer, ce serait quitter du même pas la planète…

Un vers du temps — d’un peu plus tard, sans doute, mais c’est encore le même rythme de vie — vient mêler sa guirlande à mes images, comme la devise du tableau, tandis que je songe à la vie de Nicolas Manuel Deutsch. C’est un autre guerrier qui parle en ses Tragiques d’une nuit

Où l’Amour et la Mort troquèrent de flambeaux.

Par le pinceau, par l’épée et la plume, Manuel n’a cessé de provoquer la mort. Dans toute son œuvre, au cœur de son lyrisme, elle tient le lieu de la passion d’amour, et c’est elle qu’il invite à la danse avec une fougue adolescente, une peur naïve, un courage chrétien. Mort des martyrs et mort bourgeoise, mort soldatesque et mort de carnaval, vierge, paysanne, ou fille à lansquenets, c’est toujours elle qui le rejoint ou qu’il poursuit dans les métamorphoses de sa vie : toujours vêtue aux couleurs de sa fièvre et de sa nouvelle aventure.

Pourquoi les hommes les plus vivants de cette époque où la vie s’exaspère ont-ils fait à la mort, dans leurs rêves, la part que nous fîmes à l’amour ? Urs Graf, Holbein, Hans Kluber, Grünewald, et tant d’autres, connus ou anonymes, dira-t-on que ce fut leur romantisme ? Mais non, le romantisme est littéraire, et ces hommes ont le regard net, accoutumé à taxer le réel avec une dure exactitude : face au danger. Leur Suisse est au sommet de son élan vers la conquête et la richesse, au comble de sa gloire et de son risque. Elle n’a jamais été moins neutre, moins confinée dans ses moyennes, ni moins en garde contre les tentations de la grandeur. Elle est sérieuse parce qu’elle est menacée et menaçante ; parce qu’elle est tout le contraire d’un pays d’« assurés ». Sérieuse et impétueuse comme ceux qui savent que la vie n’est pas le but de la vie, qu’elle ne mérite pas de majuscule, et qu’elle est quelque chose qui doit brûler, flamber, et non pas rapporter du trois pour cent. Sérieuse comme ce qui compte avec la mort, comme ce qui compte avec l’esprit, — avec la profondeur et la hauteur sans quoi toute vie demeure plate et basse.

Quanto bella giovinezza
Che si fugge tuttavia !
Chi vuol esser lieto, sia !
Di doman non c’è certezza.

Ainsi chantait Laurent le Magnifique. Manuel et ses contemporains savent et disent à leur manière que de demain rien n’est certain. Mais ce qu’ils sentent menacé, ce n’est point la jeunesse et l’amour, je ne sais quel printemps platonicien, c’est la vie savoureuse et forte qui figure à leurs yeux le train normal de l’homme. Leur œuvre illustre la vision de l’Ecclésiaste, ce grand maître du vrai réalisme. « Jette ton pain sur la face des eaux, car avec le temps tu le retrouveras ; donnes-en une part à sept et même à huit, car tu ne sais pas quel malheur peut arriver sur la terre. » Le secret de la vie généreuse est la conscience de sa brève vanité.

Dix-huit siècles de chrétienté ont prêché sur le thème du memento mori, mais nous préférons aujourd’hui l’éloge de la vie au grand air. Et tout se passe comme si le souci de l’hygiène, et celui de l’épargne dans tous les domaines, tuaient en nous le sens métaphysique…

Sobre dans la plus libre fantaisie, mais énergique : je ne cesse d’admirer chez Manuel la plupart des vertus qui nous manquent. Böcklin manque de sobriété, Hodler aussi. D’où l’espèce de niaiserie qui affecte essentiellement les solennelles démonstrations d’art du premier, le gigantisme méthodique du second. Et quant à l’élégance dans le style énergique, ou au contraire à l’énergie dans la libre invention lyrique, ce sont là des secrets spirituels dont la plupart des artistes modernes paraissent ignorer même l’existence, soit qu’ils rêvassent dans la couleur ou cernent brutalement des figures sans mystère.

Manuel est un nerveux, mais de ferme écriture : un imaginatif, mais sans excitation ; un homme qui prend les choses telles qu’elles sont, ni vulgaires ni belles en soi, mais les compose avec une liberté puissamment significative. Le sens des fins dernières et une facture, ce qu’il faut pour faire du grand art, pour composer des hommes et des paysages dans une architecture théologique, c’est à peu près ce que nous avons perdu par une longue suite de « libérations » qui ne laissent enfin subsister que la plus discutable envie de peindre…

Son réalisme ne fait pas d’histoires, parce qu’il n’est pas une polémique mais une acceptation des choses, à toutes fins utiles ou spirituelles, à la volée d’une imagination qui se soucie d’abord de composer. Entre une épaule et une arcade, vous découvrez un lac entouré de cultures, de beaux champs gras, des laboureurs et des bateaux, toute une nature à la mesure de l’homme, portant les marques de l’usage, et dominée par quelques Alpes qui sont des vagues à peine figées dans leur élan. Une Suisse réelle, et non pas un décor ; non pas un état d’âme vaporeux, comme les idylles du xviiie , non pas l’opéra romantique, bien moins encore ces planches de minéralogie que nous bariolent les peintres d’Alpe. Ce qu’il peint, lui, c’est la terre des hommes, vue par les yeux de qui l’habite et l’utilise, et non point des « paysages » ou des « vues » que l’« Art » dissout en impressions, et que la photo durcit et fixe comme nul regard vivant n’a jamais rien perçu.

Mais je m’attarde à ces tableaux, et Manuel n’est pas un « artiste » au sens moderne et bien suspect du terme. Un beau jour, fatigué de signer d’un poignard ses tumultueuses compositions, il se joint aux guerriers du chevalier de Stein, va combattre à Novare et pille la cité, assiste à la défaite de la Bicoque, crie son indignation dans un furieux poème, et s’en revient à Berne pour y faire la Réforme. Il écrira d’abord des jeux de carnaval qui sont en vérité bien plus que des satires « contre le pape et sa séquelle » : des catéchismes illustrés, tout comme sa Danse des morts en était un. Le premier jeu se termine sur ce vers :

Amen. Scellé avec le poignard suisse.2

Et voilà qui résume toute sa vie. Car ce poignard, c’était déjà celui qu’il joignait à son monogramme, enguirlandé au coin de ses tableaux ; ce sera l’arme réelle du guerrier suisse, signe des vieilles libertés ; et maintenant c’est le sceau des poèmes qu’il dédie « à la gloire de Dieu ».

Quand on dit chez nous de quelqu’un « qu’il a fait un peu tous les métiers », ce n’est pas un éloge, il s’en faut, c’est plutôt une manière de lui refuser cette considération bourgeoise qui s’attache aux carrières monotones. Mais la grandeur d’un Manuel, et de plusieurs à son époque, est d’avoir su conduire leur vie vers un but qui transcende toutes nos activités. Fougueux et appliqué dans sa peinture, Manuel n’hésite pas un instant à planter là pinceaux et chevalet lorsque ayant dominé son art, il entrevoit une action plus urgente. Poète satirique ou guerrier, architecte ou négociateur, à quelle passion maîtresse ordonna-t-il sa vie ? Peut-être à la recréation d’une unité de rythme et de vision au sein d’un monde qui perdait ses mesures. Et quand le lieu du grand débat devient enfin l’Église et sa réforme, courant toujours au plus pressé, au plus vivant, Manuel se fait théologien ; puis, après la victoire, homme d’État.

Je vois ainsi l’unité de sa vie dans la recherche d’une forme et d’un sens. Si l’art n’y suffit pas, c’est que le mal est profond : d’où la nécessité d’agir sur la cité. Si la cité n’a plus de vraies mesures, c’est l’Église qui doit les refaire. Qu’elle s’y refuse, il faut la réformer. Après quoi l’on pourra rebâtir un État…

La sagesse des manuels a le don de stériliser d’un seul mot l’exemple d’une vie trop ardente : « romantique » ou « aventurier » ou mieux encore « homme de la Renaissance ». Rappelons alors que ce guerrier fut bon époux, et bon père de six enfants ; que cet artiste, l’un des plus grands de son pays, fut aussi le plus raisonnable parmi les chefs de la Réformation. L’année même où pour divertir Zwingli et ses savants collègues il leur envoie le manuscrit d’une satire contre la messe, on vante à Berne la modération de ses discours lors des débats de religion. Ce dernier trait achève de peindre le sérieux de ce fantastique. Mais je m’aperçois un peu tard que j’oubliais de citer sa devise, inscrite au coin de quelques-uns de ses dessins : N. K. A. W., ce qui veut dire : « Personne ne peut tout savoir » (Nieman kan alls wüssen). Comme pour s’excuser, comme s’il croyait au fond qu’on devrait tout savoir, et que pourtant… C’est la passion de la Renaissance, si l’on veut. Je crois plutôt que c’est encore l’angoisse avide d’une unité de sens spirituel, inaccessible à tout « savoir » aussi vaste qu’on l’imagine.

Le 21 mars 1530, Manuel parut pour la dernière fois à la Diète de Baden. Du 1er au 12 avril, il assiste chaque jour aux séances du Conseil de Berne. Le 16, il est signalé comme absent. Le 18, on le confirme dans sa charge de banneret. Le 20 avril, il n’est plus. « Pareil au cierge qui se consume d’autant plus vite qu’il a mieux éclairé — écrit un chroniqueur du temps — notre banneret Manuel apparut parmi nous comme un flambeau brûlant et éclatant. Survint alors la maladie qui nous l’arrache dans sa quarante-sixième année.

Le seul autoportrait qui subsiste de lui nous montre, à la fin de sa vie, un regard doux et perspicace, un visage aigu de malade, peint avec la véracité d’un homme qui sait exactement ce que vaut une vie d’homme devant Dieu.

9 mars 1940

Il nous est né hier une fille que nous avons nommée Martine. J’inscris ici, pour qu’elle les lise plus tard, les raisons qui nous firent adopter ce prénom. C’est un souvenir de France et de la paix française, qui nous émeut comme un adieu à la douceur de vivre, à la confiance. Cela se passait dans l’autre monde, au début de l’été de 1938…

Périgny… C’était bien ce nom-là ? Un long village en bordure de la route. D’un côté, les maisons dominaient une vallée, de l’autre elles s’élevaient à peine d’un étage au-dessus des champs de roses et des blés, aux bords du plateau de la Brie. Nous montions vers Périgny par un sentier fort raide entre les ronces, aboutissant à de vieux escaliers. Une seule rangée de maisons à traverser, et l’on parvient dans la grand-rue : comme elle est vide !

Les toits d’ardoise ne dépassent pas les façades nues, brunies par l’âge, patinées par les vents. Rares sont les boutiques, et même les cafés. Et s’il passe une auto, c’est une de ces voitures branlantes qui semblent ne pouvoir rouler que sur les routes écartées, d’une ferme au marché le plus proche. Nulle part au monde la vie n’apparaît si discrète, si pacifique et séculaire. Ce pays-là n’est qu’amitié des tons et des lignes humaines, humilité sous la douceur du ciel, retrait des âmes dans leur destin.

Nous longions cette rue silencieuse, imaginant d’y vivre un jour dans une fermette aux volets pâles, sans adresse, au ras de la plaine. Un peu avant la sortie du village, la rue bifurque : une route prend à droite, vers la plaine, escortée de quelques maisons ; l’autre s’incline lentement vers la vallée, dans les vergers. Nous nous étions arrêtés là, hésitant sur le chemin à prendre. Et soudain nous vîmes à nos pieds, tracé à la craie sur le sol, un grand cercle entourant une inscription en lettres capitales bien arrondies :

 

martine
je suis
aux champs

 

Paix du village, silence des rues vides, ouvertes sur le ciel et sur les blés. J’étais là fasciné comme par la découverte d’un secret de pudeur naïvement dévoilé. Secret de ce village aux volets clos. Imaginant une idylle muette. Celui qui revient au pays après une longue absence et des déboires : il entre, il ne trouve personne. Mais ses outils sont là, contre le mur. Il reprend le chemin de son champ. En passant au carrefour il s’est dit : Peut-être est-elle à Mandres, c’est donc jour de marché. Il a écrit ces mots. Elle saura bien. Il a rejoint l’usage du pays, l’intimité des choses de toujours. Et le moindre signe suffit.

Nous sommes redescendus vers la vallée de l’Yerres, qui coule entre des saules et des peupliers blancs. Il faisait lourd et doux, le goudron de la route sentait plus fort que les champs de roses, et des nuages noirs traînaient sur les vergers.

Mars 1940

Entre le déclenchement précis des mécanismes de la catastrophe, et la catastrophe elle-même, un moment imprévu a pris place, et il s’étire interminablement depuis des mois. Tout est changé, la guerre est là, mais rien n’arrive. Et nous vivons dans le suspens. À moins que ce ne soit dans une chute prolongée, avant l’écrasement fatal ? (« Jusqu’ici tout va bien. Continuons ! » murmurait en passant devant le 5e étage l’homme qui était tombé du 10e). De nouveau, cette attente épuisante…

Je m’amuse à recopier des notes éparses dans mes carnets ou mes blocs militaires.