(1946) Journal des deux mondes « Intermède » pp. 174-175

Intermède

… mais sachez-le : nous n’étions pas absents de vous plus que de nous-mêmes. Vous étiez « occupés », nous étions en exil, et les uns comme les autres dans l’inaccepté, dans la dépossession profonde, dans une mise en question générale au pire moment, à l’heure de moindre résistance.

Notre angoisse était de penser : parlerons-nous encore le même langage au jour de ce retour en France,— dans quelle France, et dans quelle Europe ?

Nous étions soumis à l’érosion de l’exil, moins brutale, certes, mais plus intime que celle de l’occupation. Un conquérant n’occupe jamais que l’extérieur, mais l’étranger s’infiltre au cœur de l’être. Comment lui résisterait-on ? C’est un ami.

Il vous a reçus d’abord et vous a proposé ses façons et usages qu’il convenait d’aimer. Bientôt, s’il voit que vous restez là, il change un peu : vous ré êtes plus l’invité mais un client, et qui devrait s’arranger pour payer. Et quand vous n’avez plus d’argent, c’est tout d’un coup le monsieur qui ne tient pas à ce que vous causiez des ennuis. Débrouillez-vous. Et puis, vous êtes trop nombreux, on ne peut pas s’occuper de chacun de vous.

Et c’est bien vrai. Nous étions trop nombreux. En France, en Suisse aussi, avant la guerre, nous trouvions qu’il y avait trop de juifs réfugiés. Des gens frappés par le malheur, où que ce soit, il y en a toujours trop.

Cependant notre sort vous paraissait enviable, à juste titre. Les pires tourments de l’esprit et du cœur ont toujours paru préférables à la torture physique, ou même à sa menace. Autant dire qu’on les tient pour moins sérieux. Nous étions mal placés pour discuter cela, donc en somme pour défendre l’esprit, — qui était pourtant tout ce qu’il restait à défendre par nous, dans l’exil…