(1947) Vivre en Amérique « Prologue. Sentiment de l’Amérique » pp. 11-18

Prologue
Sentiment de l’Amérique

Cinq ans déjà, et chaque matin je m’étonne encore de me réveiller en Amérique. J’ai vécu en Suisse, en Autriche, en Italie, en Allemagne et en France : quelques mois et j’étais acclimaté. J’oubliais que le pays n’était pas le mien. C’était l’Europe. C’est ici l’Amérique, et je n’ai pas fini de m’en ébahir. Ce Nouveau Monde m’apparaît à chaque pas, sinon neuf, du moins différent de ce que mes réflexes attendaient.

Des amis débarquant de France me disent : « Alors, qu’en pensez-vous ? » De l’Amérique ? Tout ce que je vais vous en dire, tout ce que l’on peut en dire en général sera vrai selon les temps et les lieux, et tout sera contradictoire, et rien ne sera suffisant.

New York a les plus hauts gratte-ciel du monde, c’est vrai. Mais Le Corbusier, promené pendant une heure dans la ville par des journalistes, et finalement interrogé sur ses impressions d’architecte, répondit, m’assure-t-on : « Les maisons sont trop basses. » Et c’était vrai, car la plupart ont trois étages. Ainsi du reste : ce pays si religieux n’a guère le sens du spirituel ; on y est tour à tour plus formaliste et plus sans-façons qu’en Europe ; plus avide de nouveauté et plus respectueusement conservateur ; plus réaliste et plus idéaliste ; plus efficace dans la rationalisation, et plus gaspilleur ; plus puritain et plus libre de mœurs. L’Amérique ne se définit pas. Elle ne s’explique pas dans l’ensemble. Elle se sent. L’Amérique, c’est d’abord un sentiment.

J’avais avant d’y venir vu tant de films et lu tant de romans américains : ils donnaient, je le sais aujourd’hui, des images vraies de la vie d’ici, surtout dans leurs passages les moins frappants, les plus quelconques. Mais je ne voyais pas l’Amérique dans ces photos et ces livres, où elle est. Et quand j’y ai débarqué, je n’ai rien reconnu de ce qu’une douzaine d’ouvrages européens, tous fort exacts dans leurs informations, de Tocqueville à André Siegfried, m’en avaient appris à l’avance. C’était cela, les gratte-ciel et Broadway, les grandes plaines couvertes d’usines, les villages, aux maisons de bois blanc sur des pelouses bien peignées, le drapeau de la boîte aux lettres… et c’était tout à fait autre chose — une autre civilisation.

L’Amérique est un continent dont je tiens pour possible et même facile de parler fort correctement sans y être jamais allé ; la plupart des lieux communs qui circulent à son sujet sont justifiés, de même que les critiques à la Duhamel et les enthousiasmes à la Jules Romains ; mais rien de tout cela n’empêchera le voyageur, debout sur le pont du bateau qui remonte lentement les passes de l’Hudson vers Manhattan, d’être saisi par l’émotion d’une nouveauté qui, dans mon cas, après cinq ans reste nouvelle.

Du sentimentalisme à l’épopée, l’Amérique de la vie quotidienne, comme celle du mythe politique et planétaire, est un immense glissement à travers le temps et l’espace. Tout glisse et passe ici, vers l’oubli, vers la vie. La jeune Américaine quitte son fiancé qui s’embarque pour une guerre lointaine : elle pleure un peu ou pas du tout, agite la main, s’en va d’un pas étrangement souple avec un sourire parfait, un pas où l’on pressent déjà la danse, un sourire gentiment courageux — vous alliez croire à de l’insouciance — vers une party… « J’espère que tu t’amuses, que tu as du fun », écrit l’ami, du fond du Pacifique. Je pense aussi à celle qui s’était remariée croyant son mari tué en Chine. On le retrouve. Elle déclare aux reporters : « Jim est simplement épatant, mais c’est Joe que j’aimais, je l’attends, je vais me séparer de Jim, et, je suis sûre qu’il comprendra très bien… » Un mois plus tard, Jim et Joe boivent ensemble à la santé du couple réuni. Ils aiment tout ce qui passe, fait sensation, va plus loin et se perd on ne sait où, dans un autre rêve naissant, dans le rêve du bonheur d’un autre… Tout est possible. Il y en a pour tout le monde. La jalousie n’est pas américaine.

Comment décrire ces légers déplacements d’accent, vers le sérieux ou vers l’humour cocasse, qui créent dans l’ensemble une allure, une atmosphère si différente de l’Europe ? Cela tient à des riens ; mais de ces riens multipliés dans la vie quotidienne, naît une aisance générale. L’Américain ne supporte pas d’être gêné aux entournures, matériellement ou moralement. Dès l’enfance, il s’arrange pour ménager du jeu dans sa conduite, dans ses relations, dans ses vêtements. Un peu plus d’ampleur aux épaules, de larges plis sur le devant des costumes d’hommes ; un peu plus de souplesse aux chevilles des jeunes femmes ; un peu plus de sourires sans raison échangés avec les passants, les voisins d’autobus ou de train. Et je me sens moins jugé, moins jaugé, pour tout dire moins vu qu’en Europe. Parce qu’ils sont moins conscients de leur vie et d’autrui, ils me tolèrent davantage. Ce n’est pas qu’ils m’ignorent ou le feignent, mais ils m’acceptent avant tout examen, sans examen. Si je leur parais bizarre par mon costume, par ma conduite ou mon accent, ils n’ont pas l’air d’en faire un cas, de se croire obligés de prendre position ou d’essayer de m’influencer par quelques remarques ironiques pour m’accorder à leurs manières. Il y a tant de bizarreries dans le monde, et dans ce continent américain on en voit chaque jour tant d’exemples. Tant d’espèces de gens, et de gens sans espèce ; tant de races et de mélanges de races ; tant de fous qui réussissent ou qui amusent ; et aussi tant d’efforts gaspillés pour se faire remarquer, pour être différent, car ici différent veut dire original ; et crazy, qui veut dire toqué, loufoque, n’est pas un adjectif dépréciatif, bien au contraire, qu’on l’applique à un film, à un chapeau, à un grand général, ou même à un industriel entreprenant. Cette nuance me paraît capitale : elle suffit à changer l’atmosphère.

L’avouerai-je ? Aux premiers contacts, dans la rue ou à la maison, je les trouvais tous un peu crazy, les gens d’ici. Ils entraient et sortaient sans saluer, sans dire pourquoi ils étaient venus ; ils se versaient à boire, et les pieds sur une chaise, me posaient avec naturel des questions follement indiscrètes, me racontaient leur vie sans le moindre souci de se faire bien ou mal juger, m’appelaient par mon prénom au bout de cinq minutes, et sortaient tout d’un coup avec un signe de la main, un so long, un bye bye négligent…

Je m’étais à peine habitué, non sans plaisir, à cette suppression générale de nos cérémonies, précautions oratoires, méfiances paysannes ou réserves mondaines, que je découvrais un aspect tout contraire de la coutume américaine : le formalisme et la passion du décorum dès qu’il s’agit de manifestations publiques.

Ceci compense cela, sans doute, par une mécanique inconsciente.

On n’en finirait pas d’énumérer les exemples courants et voyants de leur goût baroque des fêtes, et de leur respect de la mise en scène solennelle. Je me borne à citer dans des domaines hétéroclites à souhait : le déploiement des costumes sacerdotaux, des drapeaux, des chœurs en robes et des processions, jusque dans les églises protestantes de la campagne ; les garçons d’ascenseur galonnés comme des généraux d’opérette ; le culte méticuleux de la bannière étoilée inculqué chaque matin aux enfants des écoles ; la multiplication des jours fériés ; les cortèges de carnaval, avec fanfares, avant les grands matches de football ; les cérémonies d’ouverture et de clôture des universités ; et l’Inauguration des présidents…

Qu’il y ait là quelque chose de typiquement américain, j’en vois la preuve dans les formalités d’une nature pour le moins particulière qui précèdent obligatoirement l’acte de naturalisation. Je les crois sans exemple dans l’Histoire, et sans équivalent dans nul autre pays. Un étranger résidant aux États-Unis, même depuis dix ou vingt ans, s’il veut devenir Américain, doit se soumettre au rite suivant : il lui faut tout d’abord quitter le pays — un petit voyage au Canada ou au Mexique — pour rentrer deux ou trois jours plus tard, en qualité formelle et déclarée de candidat à la citoyenneté. Cette opération, fort coûteuse si l’on habite loin d’une frontière, n’a de toute évidence qu’une portée symbolique et rituelle. Autrement, elle ne sert à rien. Mais personne ne paraît s’en étonner, tant est puissant le sens des conventions publiques dans ce peuple qui, par ailleurs, a poussé plus loin que tout autre le sans-gêne ou la simplicité dans les relations de la vie privée.

Giraudoux a écrit quelque part que l’Amérique n’est pas une nation comme les autres, mais un club. Cette remarque explique bien des choses, et en particulier le paradoxe qu’on vient de relever. L’entrée dans le club est un acte public qui s’accompagne tout naturellement d’opérations convention­nelles et d’un cérémonial d’initiation, calculés de manière à inspirer le respect de l’institution et l’orgueil d’y appartenir. Mais aussitôt que vous serez un membre régulier, vous aurez tous les droits, on ne s’occupera plus de vous, et vous vivrez à votre guise dans toute l’enceinte démesurée du club.

Je ne vous ai pas parlé d’actualités brûlantes, dans cette préface à quelques articles sur l’Amérique. C’est que je crois aux signes plus qu’aux faits ; aux courants d’opinion ou de sensibilité plus qu’aux chiffres et aux statistiques ; à ce qui prépare et fait mûrir lentement les événements, plus qu’aux incidents de la semaine. Il me semble assez important, pour faire comprendre à des Français certaines démarches surprenantes de la diplomatie américaine, de parler tout d’abord et surtout de ce qu’on ne dit pas dans les dépêches, de ce qui n’est pas matière d’enquêtes et de reportages, de ces nuances de sentiments ou de coutumes qui qualifient la vie et la vision d’un peuple, et qui par là, vont peut-être expliquer l’histoire du siècle, notre histoire réelle. Car celle-ci dépend de deux peuples — l’autre est le russe — dont toutes les réactions intimes et sautes d’humeur vont affecter notre sort matériel, aussi directement que naguère les crises d’un certain névropathe.