(1947) Vivre en Amérique « Épilogue. La route américaine » pp. 181-184

Épilogue
La route américaine

L’Européen parle parfois de sa conception de la vie ; l’Américain (l’Anglais aussi) de son way of life, littéralement : de sa route de vie. Ce qui est pour le Latin concept, forme arrêtée, devient chez eux chemin, voie et mouvement.

C’est pourquoi je prendrai les routes d’Amérique comme un symbole du rêve et de la volonté du Nouveau Monde.

On croyait close l’ère des pionniers, l’ère des défricheurs de savanes qui firent reculer la frontière de décade en décade, à travers le Far West, jusqu’à ce qu’ils eussent rejoint les terres du Pacifique. On ne pouvait plus rien ajouter aux plus hauts gratte-ciel de New York, à ces grandiloquents témoins de la Crise de 1929, où les affaires périssent et les bureaux se vident au-dessus du 50e étage, pour peu que la pression baisse à Wall Street. Un grand malaise étreignait l’âme américaine, prise de nausée dès qu’elle ressent l’approche d’une limite infranchissable. Où s’élancer encore ? Comment sortir de cet embouteillage de richesses matérielles ? Il restait à construire des routes.

Depuis quinze ans, les autostrades américaines allongent sans répit leur ruban de béton, semblables à la trace d’un grand fer à repasser au travers des savanes, des cultures et des territoires urbains. Cet effort gigantesque se poursuit en silence à travers tout le continent. Personne n’en parle. On n’a pas eu besoin de changer de régime pour le réaliser. Les autostrades américaines ne sont pas une réclame politique, ni même un expédient pour lutter contre le chômage. Elles sont le produit du rêve et de la vitalité inépuisable d’un peuple libre, et qui voit grand sans se forcer. Voici enfin un spectacle émouvant qui n’effraie pas, mais au contraire atteste une force paisible.

Trois pistes parallèles dans chaque sens, séparées par une large bande gazonnée où l’on s’est ingénié à conserver, ici et là, un grand arbre isolé, témoin de la Prairie. Trois pistes blanches délimitées par des lignes jaunes et noires, entre lesquelles se déplacent lentement, de droite à gauche, de gauche à droite, entre 100 et 130 à l’heure, des millions de larges voitures. Une telle aisance dans la vitesse, l’absence de secousses et d’obstacles, l’enivrante continuité du déferlement général, tout cela vous donne après quelques minutes l’illusion d’une puissance immobile qui vaincrait la distance par le charme, attirant les villes à soi et déplaçant de vastes paysages au gré d’une curiosité rêveuse. Mais soudain le regard est pris par un panneau rutilant sur la droite, puis mitraillé à bout portant par vingt, par cent panneaux de toutes formes et couleurs. Sans relâche, ils croissent en gros plan et disparaissent en coup de vent, jusqu’à ce que l’œil s’éduque et se mette à déchiffrer cette espèce de manuel de conduite et de morale élémentaire (avec publicité dans le texte) dont les phrases fragmentées s’échelonnent tout au long des superhighways. « Perdez une minute, épargnez une vie !… Gardez votre droite… Dépassez à gauche… Avez-vous pensé à l’anniversaire de votre femme ?… Donnez-lui un aspirateur Smith… Des bonbons Johnson… Ici, trois tués par jour… Lisez la Bible… Cabines de touristes à 100 yards… Ferry-boat du Delaware en grève… Faites un détour par Philadelphie… Et arrêtez-vous à l’hôtel Franklin… Ralentissez, région de daims… Les partis se réconcilient… autour d’un verre de champagne Renault !… Avez-vous vérifié votre niveau d’huile ?… L’État de Pennsylvanie vous souhaite la bienvenue… Et limite votre vitesse à cinquante miles… 500 dollars d’amende, ou un an de prison… ou les deux ensemble… Dieu bénisse l’Amérique… »

Je ferme les yeux et j’écoute le grondement sourd des pneus qui mordent le béton. En cinq heures nous aurons couvert les 400 kilomètres qui séparent le centre de New York de Washington, en traversant deux villes énormes : Philadelphie et Baltimore. La vitesse rétrécit l’espace américain ; les routes de la vitesse lui créent enfin des cadres. Quand cette surface sera suffisamment organisée, vers quoi pourra bien se tourner l’effort collectif de ce peuple ? Peut-être vers la profondeur, vers la culture, vers ces problèmes que le grand nombre a toujours fuis, partout. Peut-être alors les masses elles-mêmes comprendront-elles qu’il n’est qu’un seul infini véritable : celui que chacun porte en soi, celui de l’âme inépuisable. Ce jour-là, les glorieux highways aboutiront enfin à l’Homme.