(1948) Articles divers (1946-1948) « Les deux blocs ? Il n’en existe qu’un (9 janvier 1948) » p. 4

Les deux blocs ? Il n’en existe qu’un (9 janvier 1948)t

Les uns nous disent que le choix est fatal entre l’URSS et les USA, et les autres refusent le choix parce qu’il mènerait fatalement à la guerre. Pour les premiers, l’Europe n’est plus rien par elle-même et devrait s’attacher au plus vite soit au bloc russe soit au dollar américain. Mais les seconds proclament qu’ils ne choisiront pas entre la peste et le choléra et qu’ils tiennent la balance égale entre le refus du stalinisme et le refus de l’américanisme. Tel est le dialogue qui se poursuit depuis des mois : choisir ou non entre les blocs. Tout cela repose sur l’idée simple que nous sommes pris entre deux grands empires également impérialistes, également avides de nous coloniser, donc également dangereux pour nous.

Avons-nous bien regardé les faits ? Existe-t-il vraiment deux blocs ?

Une première différence saute aux yeux, quand on compare le rôle de l’URSS et celui des États-Unis dans notre monde : c’est que nous avons chez nous un parti stalinien, qui prend ses ordres à Moscou, mais aucun parti trumanien qui voterait selon les directives envoyées par la Maison-Blanche. Autrement dit, l’URSS est présente dans toute l’Europe aux élections et dans les parlements, elle a ses troupes disciplinées, elle fait sa politique jusque dans nos communes : tandis que les USA n’ont que des sympathies, point de propagande organisée, aucun moyen de donner des ordres à nos masses ou à leurs députés. L’URSS possède une doctrine très précise dont elle se sert comme d’un instrument de conquête et qui dicte une tactique scientifique : le marxisme ; tandis que les USA n’ont pas de doctrine, et n’ont rien d’autre à proposer qu’un genre de vie, leur way of life qui n’est nullement une arme de combat.

Par rapport à l’Europe, les intentions des deux empires ne sont pas davantage comparables. On l’a bien vu lors de la Conférence des Seize. L’URSS s’oppose à toute tentative d’unir les nations de l’Europe : c’est qu’elle veut diviser pour régner. Les États-Unis, au contraire, poussent à la collaboration européenne, et surtout sur le plan économique. Ils nous veulent forts, donc autonomes. Les communistes, dans chaque pays, sabotent notre reconstruction, les Américains la financent. Où faut-il donc chercher l’impérialisme ? Avouons qu’il n’est pas le même des deux côtés.

Un contraste frappant

Et si l’on regarde ce qui se passe en réalité à l’intérieur des deux empires, le contraste est encore plus frappant. En Russie, on liquide l’opposition, en Amérique elle est entièrement libre, et mieux que cela : on en tient compte. En Russie, on promet la lune aux ouvriers, mais en fait on leur ôte le droit de grève et le droit de se plaindre d’une inégalité de salaires sans précédent dans les pays capitalistes. En Amérique, les ouvriers se mettent en grève et gagnent à peu près à chaque fois les améliorations qu’ils revendiquent, sur un niveau de vie d’ailleurs bien plus élevé que celui des ouvriers russes. Il faut vraiment se boucher les yeux pour ne pas voir de quel côté les promesses faites aux masses sont tenues aux USA, non pas en URSS.

Enfin, l’on me dira qu’il y a dans les deux camps des opprimés, de la misère et des scandales. Certes, mais là s’arrête la ressemblance. Car en Russie, l’État justifie ces scandales au nom de la dialectique marxiste : c’est ainsi que Staline a justifié la liquidation des koulaks et le pacte germano-soviétique. Tout au contraire, en Amérique, on dénonce l’injustice commise ou établie — par exemple le sort des noirs — on lutte ouvertement contre elle, l’opinion et l’État s’unissent pour la réduire, et cela au nom d’un idéal qui ne change pas tous les six mois, car il est la morale commune, et non pas une simple tactique.

Et ainsi de suite. Toutes les comparaisons précises et objectives que l’on peut établir entre les deux puissances nous conduisent à la même conclusion : il n’y a pas de commune mesure entre le danger soviétique pour l’Europe et le prétendu danger yankee. La Russie, qui vise à l’autarcie totalitaire sous la férule d’un parti unique, redoute les curieux, épure les opposants, annexe ses voisins ou les transforme en satellites, enfin tire devant le tout un rideau de fer, la Russie est un bloc dans tous les sens du terme. Mais l’Amérique n’en est pas un, elle qui vise aux libres échanges, tolère les pires indiscrétions, multiplie les moyens de communication, s’ouvre enfin plus qu’aucun pays à toutes les influences du monde, et sait très bien que sa propre santé dépend de celle des autres, et non de leur misère. L’Amérique est une démocratie, et une démocratie vivante n’est pas un bloc.

Un seul remède : nous fédérer

Que devient alors ce choix que certains nous proposent ou que d’autres déclarent noblement décliner ? En fait, il n’y a plus de choix possible. Car la Russie, en refusant de collaborer, en essayant de saboter le plan Marshall, en devenant bloc, précisément, a choisi pour nous, malgré nous. Si nous n’acceptons pas d’être ses satellites, elle nous déclare et nous croit ses ennemis et les esclaves de l’Amérique. Et tout le verbiage des communistes contre un prétendu « bloc américain » n’a d’autre but que de masquer ce fait brutal : la Russie ne veut pas d’une Europe forte, c’est-à-dire d’une Europe unie et autonome ; elle ne veut qu’une Europe livrée à sa merci par les rivalités nationalistes et la misère.

À ce défi, nous ne pouvons pas répondre en nous jetant simplement dans les bras de l’Amérique. Non seulement nous ne le devons pas, mais c’est pratiquement impossible. Car l’Amérique n’a nullement l’intention de nous entretenir à grands frais comme des malades de luxe, ingrats et susceptibles. Elle cherche à nous aider pour que nous ne tombions pas dans le piège grossier que nous tendent les Russes : c’est là son intérêt le mieux compris, d’un point de vue stratégique autant que culturel. Mais elle ne pourra nous aider que si nous existons d’abord. Le seul choix qui nous reste ouvert, c’est donc celui de l’Europe elle-même. La seule manière possible de défendre l’Europe, c’est de la faire, donc de nous fédérer. Malgré les Russes et avec l’appui probable des démocrates américains.